La Bolduc
LA BOLDUC
Auteur : Réal Benoît – Éditions de l'homme – 1959
Du même auteur :
Nézon (contes), Parizeau 1945 - épuisé
TOUS DROITS RÉSERVÉS
Copyright, Ottawa, 1959
Préface de Doris Lussier
LES ÉDITIONS DE L'HOMME (Montréal)
Distributeur exclusif :
L'Agence de Distribution Populaire Enrg.
Montréal, Québec
Tél. : Lafontaine 31182
Note : Tout comme nous l'avons fait avec les Mémoires et autres textes, voici la publication de la biographie de La Bolduc subdivisée
en chapitres tel que Réal Benoît les a subdivisés lui-même. - Les auteurs
Chapitre IX - Pa-par-lan-di-dil-di-dou...
Arrêtons-nous un instant sur une Mary Bolduc au début d'une carrière qui s'annonce phénoménale.
Ses premiers disques ont été publiés. En fait, on se les arrache. Ses premières représentations en public ont été autant de succès éclatants. Ça va bien et ça ira encore mieux dans les dix années à venir.
Qu'est-ce qui lui assure de tels succès ?
Après tout, on a déjà entendu des violoneux, des chanteurs du bon vieux temps avant elle... Qu'est-ce qu'elle apporte de neuf qui remue les foules à ce point ? Qu'est-ce qu'elle a donc de si sensationnel que son nom circule dans tous les quartiers de la ville comme une traînée de poudre ?
Les gens ne savent rien de sa vie privée. Qui elle est, d'où elle vient, cela ne compte pas. Connaîtrait-on même les détails de sa rapide et étonnante ascension vers la popularité que cela ne suffirait pas à expliquer le succès que l'on sait. Montréal en a vu bien d'autres.
Voyons.
Où sommes-nous ? Dans une petite salle paroissiale : colonnes de fer, chaises pliantes, rideau de scène multicolore et d'un goût douteux. La salle est pleine, "pactée noir", pour reprendre le commentaire éloquent d'un brave concierge d'une haute école qui voulait annoncer au digne conférencier du soir, Jacques Maritain, que la salle était pleine. "Pactée noir"...
Rideau.
Une belle et plantureuse dame en perruque blanche et grande robe noire est devant vous, harmonica en main. [Voir photo hors texte.]
Les yeux s'écarquillent. Bon !
Un petit air, de musique à bouche. Les oreilles se dressent. Bon !
Puis la belle et plantureuse dame ouvre la bouche. Elle chante.
La salle écoute, mais ça commence à grouiller autour de vous.
Premier couplet. Puis vient le refrain. Stupeur !
La dame ne chante plus mais se lance dans une litanie de voyelles et d'onomatopées accrochées à la queue-leu-leu dans un ordre défiant toutes les lois de la prononciation et de la diction et atteignant à un comique d'un effet irrésistible.
On se tord !
"Essayez d'en faire du pareil !"
"On n'a pas idée !"
"C'est crevant !"
"C'est impossible !"
Impossible est le mot.
On n'a jamais entendu ça !
Et ça continue. Le deuxième couplet suit. L'histoire de la chanson se précise. L'histoire, un incident plutôt un petit incident saugrenu raconté avec des mots de la rue, avec des mots de ruelle et de fond de cour, et développé avec un luxe d'observations et de comparaisons qui rejoignent ce qu'il y a de plus réaliste et de plus prosaïque chez les bons spectateurs, en passant par les bretelles, le clou au mauvais endroit, le dentier et le fond de culotte percé...
Impossible d'avoir tant de désinvolture, de sans-gêne.
"V'la enfin quelqu'un qui chante comme on parle !"
Et le turlutage reprend et un autre, couplet...
Et donne-z-y, encore, encore !
Et on se regarde, on rit, on crie, on chantonne, on reconstruit la chanson, on s'essaie de turluter. Impossible !
Mais elle, elle est là pour ça.
"J'te crée, Médée !"
Et ça recommence.
La bonne humeur, les grosses manières toutes crues, un langage direct, simple, toutes les couleurs des cordes à linge de faubourg, la revanche des petites gens sur les beaux esprits, sur les petits bourgeois, le bon sens de gens pétant de santé avec des joues rouges comme des pommes Fameuse, un pied de nez polisson mais sans malice aux personnes bien élevées qui prononcent le mot de Cambronne avec un "e" au lieu d'un "a", l'irrespect des gamins qui plantent des moustaches farfelues sur les visages respectueux des personnages officiels dans les livres et les journaux...
C'est peut-être cela et bien d'autre chose encore.
Une petite histoire, avec des rappels des petits malheurs de la journée, plus drôles que tristes, avec des évocations de gestes que chacun reconnaît, replace avec plaisir dans sa vie de tous les jours :
On a une épidémie,
Car tout le monde sont grippés
Tous les magasins de 15 cents
Font de l'argent comme de l'eau,
Des mouchoirs c'est à la douzaine
Pour... leurs rhumes de cerveau.
Un petit gin pi du citron
Avec ça vous allez suer
Évitez les courants d'air
Pour pas mourir les quatre pattes en l'air.
Tout cela sur un petit air effronté, effrontément simple, qui revient de couplet en couplet, insidieux et traître, une rengaine qui n'a ni peur ni honte d'être une rengaine, un air joyeux, vigoureux, carré, qui vous met aussitôt dans le bain et par-pan-lan-dil-di-dou et toujours le turlutage qui revient.
Qu'est-ce qui nous étonne le plus dans ce fameux turlutage ? L'abondance et la richesse des sonorités ou la précision extrême, mécanique du déroulement de ses par-par-lan-dil-di-dou ? Charles Trenet expliquait ainsi à ses admirateurs, à travers le monde, ce qu'est le turlutage Bolduc. "Son turlutage, disait-il, consiste à rouler sa langue dans sa bouche en la faisant claquer contre son palais... ce qui produit des sons assez amusants, assez inattendus même, qui font des variations toujours très heureuses autour du thème des mélodies, qu'elle interprète."
Mais le turlutage ni ne s'écrit ni ne s'explique.
Turlutage, ritournelle joyeuse, petite histoire folichonne, tout cela faisait les chansons qui firent exploser la province dans un immense éclat de rire, dans un soulagement bienfaisant des frustrations séculaires qui risquaient de nous figer, de nous étouffer une fois pour toutes.
Au Brésil, au temps du Carnaval, les Cariocas inventent des chansons qui disent leurs joies et leurs tourments. Pour les pauvres nègres des Bidonville de Rio, écrire une chanson est encore la meilleure façon d'adresser une supplique à Monsieur le Préfet : "On n'a pas d'eau, on n'a pas d'électricité, s'il vous plaît, Monsieur le Préfet, pensez à nous"... Et pendant trois jours, des centaines de milliers de Cariocas ivres de musique vont hurler cette chanson-supplique et vont par le fait même oublier un peu de leur misère.
Ici c'est la crise. Nous n'avons pas de Carnaval et notre respect humain nous interdit les manifestations, les revendications en masse... C'est une femme de la rue Panet, Mary Travers devenue Madame Edouard Bolduc, qui ouvre la bouche pour se faire l'interprète des petites gens dans la misère, des familles vivant de la charité publique :
Maintenant on voit les chômeurs s'en allant tout en file
Pour raconter tous leurs malheurs à l'hôtel de ville
Pour chanter la "misère de petite vie" et ça fait du bien, ça décante l'amertume et "on n'est pas tout seuls, y en a des milliers comme nous..."
Loin de moi de vouloir diminuer la spontanéité des admirateurs de Madame Bolduc d'alors en trouvant des motifs à leur admiration. Pas question. En écoutant une chanson, on éclate, on saute, on se tord... on n'explique pas. Mais depuis que les grands philosophes ont tenté d'expliquer le rire... et puisque Madame Bolduc l'a provoqué ce rire avec tant de facilité et avec tant de succès, il fallait bien en parler un peu. C'est fait.
Chapitre X - Perruque blanche et musique à bouche
Lorsque sortent les premiers disques de Madame Bolduc, Montréal, la Province, le pays tout entier, l'Amérique du Nord, quoi ! est en pleine crise. Les deux mots que l'on entend le plus souvent sont "secours directs". Les faillites se bousculent, les fortunes se perdent à longueur de journée, des commerçants hier encore prospères, des professionnels ruinés font aujourd'hui la queue à la Soupe. Malgré tout, les gens vont au cinéma, le cinéma qui parle et qui chante avec Maurice Chevalier, Jeannette Macdonald, Al Jonson, Irène Bodoni, Bernice Claire, Alexander Gray, George Bancroft... Ils écoutent aussi la radio, ils achètent des disques.
Le succès des disques venait à point, car le chef de la famille Bolduc était toujours sérieusement malade.
Les disques se vendant bien, la réputation de la chanteuse grandissait rapidement. Très vite, Madame Bolduc se mit à recevoir des invitations pour aller chanter, turluter, jouer de la musique à bouche dans les soirées du bon vieux temps, dans les salles paroissiales, à la radio, même dans les théâtres qui présentaient un spectacle sur la scène, le vaudeville étant alors fort à la mode.
Et la machine tournait.
Automatiquement.
Plus elle chantait en public, plus on la connaissait ; plus on la connaissait, plus on achetait de ses disques et plus encore on voulait l'entendre en personne... Et tourne et tourne la machine. On allait au Marché Maisonneuve, au Monument National, dans les salles paroissiales, l'applaudir et la réclamer encore et encore.
Comment présentait-elle son numéro ?
Représentez-vous une femme très forte, de très belle stature, costume du Bon Vieux Temps, perruque blanche, qui s'avance sur la scène, très droite, très digne, une musique à bouche à la main.
L'idée de la perruque blanche correspondait probablement au tableau qu'on se faisait alors de la chanteuse typique des soirées de bon vieux temps. La perruque blanche devait inconsciemment être associée au respect des choses du passé, de la tradition, surtout dans un pays comme le nôtre où l'on a si longtemps, et même encore aujourd'hui, cherché à édulcorer notre folklore et à nous faire croire que tous nos ancêtres étaient des saints. Au fond c'est un peu drôle de penser que Madame Bolduc poussait des chansons aussi folichonnes que les siennes dans un attirail aussi respectable et aussi respectueux.
Conversation de l'auteur avec Mesdames Ouellette et Lefrançois, filles de Madame Bolduc :
- Au début de sa carrière, comme vous savez, elle portait le costume du bon vieux temps et la perruque blanche. C'est de là que les gens ont toujours pensé notre mère beaucoup plus vieille qu'elle était... En réalité à cette époque, à ses débuts, elle n'avait que trente-six ou trente-sept ans. Ensuite, pendant les six, sept dernières années, elle s'est toujours présentée sur la scène sans perruque, mais avec une grande robe de soirée, allant jusqu'à terre. Savez-vous à qui elle pouvait faire penser ? Si vous avez déjà vu Kate Smith, bien nous autres, on ne peut pas la regarder chanter, ça nous rappelle trop maman. C'est extraordinaire, c'est tellement maman : la stature, la grandeur, la mime qu'elle a quand elle chante, la pose.., c'est une réplique, exactement comme notre mère, elle lui ressemble comme deux gouttes d'eau.
Voilà pour le costume. Quant au numéro proprement dit, il se déroulait, semblent-il, d'une façon ce qu'il y a de plus simple. Le vrai spectacle était dans les chansons mêmes et non dans la personne. Si l'on en croit ceux qui l'ont vue sur la scène, elle n'avait pas beaucoup de présence :
- Gesticulait-elle beaucoup ?
- Oh non, pas du tout.
- Elle battait la mesure au moins ?
- À peine, seulement avec un doigt sur sa musique à bouche, et puis là encore c'était probablement parce qu'elle avait le trac...
- Donc, tout son numéro se déroulait sans aucun jeu de scène ?
- C'est ça, sans se déplacer du tout. Elle tenait sa musique à bouche comme cela et chantait en se tenant toute droite. D'abord, elle avait toujours le trac... elle était terriblement effacée et vraiment très gênée.., mais elle était très fière, très aussi, très orgueilleuse aussi, c'est sûrement pour ça qu'elle se tenait si droite en scène, peut-être de peur de faire des mouvements qui n'auraient pas été bien... Son numéro fini, elle rentrait à la maison. Elle se maquillait et se démaquillait à la maison.
- Pendant le turlutage, était-elle aussi figée ?
- Pendant le turlutage, là, elle souriait.
- Comment se faisait-elle accompagner ?
- La plus vieille des filles, chez nous, Denise, l'accompagnait au piano.
- Est-ce qu'elle jouait de la musique à bouche ?
- Ah ! je pense bien. Elle avait une très grande musique à bouche et ça impressionnait beaucoup les gens. Dans ce temps-là, c'était rare de voir des musiques à bouche aussi longues et aussi complètes.
- Quand jouait-elle de cet instrument ?
- Au début de la chanson, la plupart du temps, souvent entre les couplets et aussi à la fin bien entendu.
- On nous a raconté quelque chose... à l'effet qu'un jour votre mère n'avait personne pour l'accompagner et qu'elle s'est servie de disques qu'elle avait déjà enregistrés... comme on fait au cinéma, avec le système qu'on appelle playback... Vous savez, elle aurait laissé commencer l'accompagnement, puis se serait mise à prononcer les paroles au moment même où on pouvait les entendre sur le disque... Et on dit que personne ne s'en était aperçu...
- Je ne sais pas qui vous a conté cela, mais c'est impossible. Pour plusieurs raisons. D'abord, Denise était toujours disponible pour l'accompagner au piano puis même si elle n'avait pas été là, au fond maman pouvait s'accompagner elle-même avec sa musique à bouche, alors pourquoi aller prendre un disque... Je ne dis pas qu'elle n'aurait pas pu le faire, même si ça a l'air un peu difficile ce que vous dites là, mais vraiment ce n'est pas arrivé.
- Bon, la chose nous paraissait amusante, c'est tout. Et quelle était la réaction de l'auditoire ?
- Après chaque chanson, c'était le plafond de la salle qui descendait... et pensez, son numéro durait souvent deux bonnes heures... Les gens ne voulaient plus la laisser partir. Quand elle faisait mine de se retirer, les gens montaient sur la scène... Ils criaient, lui donnaient des fleurs, ça n'en finissait plus...
- La salle était toujours pleine.
- À craquer, sans exagérer...
- Quel étalt le prix d'entrée ?
- À la campagne, dans ses tournées, elle demandait cinquante cents et souvent un dollar.
- À Montréal...
- En ville, les prix étaient de cinquante, soixante-quinze cents et un dollar. Elle demandait plus cher que les autres, et pourtant la salle était toujours comble.
- Vendait-elle ses disques dans la salle ?
- Non, elle vendait ses chansons imprimées, la musique en feuille. Habituellement, les artistes demandaient dix cents pour les chansons-programme, mais elle, elle a toujours obtenu vingt-cinq cents.
- Et le succès est vraiment venu, comme ça, si vite, du jour au lendemain ?
- Oui vraiment, d'une semaine à l'autre elle était lancée.
- À quoi attribuez-vous ce succès ?
- Voyez-vous, maman, même si elle était très gênée, était une personne très gaie... Alors toutes les choses tristes de la vie, elle savait en rire mieux que les autres, je suppose... Et puis comme c'était une période bien sombre de la vie, eh bien ! ça faisait rire les gens, ça leur faisait du bien... C'est ce qui l'a lancée définitivement, parce que, voyez-vous, elle n'a jamais été amateur de sa vie, elle a été lancée vedette du jour au lendemain.
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