CHAPITRES
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1 - De Blida
2 - À la conquête de Paris
3 - Les Capucines-Théâtre Isola (sic)
4 - Parisiana
5 - Olympia
6 - Folies Bergère
7 - Gaîté Lyrique
8 - Voyages pittoresques
9 - Opéra-Comique
10 - Sarah-Bernhardt
11 - Mogador
12 - Mon frère et moi
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Les frères Isola


SOUVENIRS DES FRÈRES ISOLA


Chapitre 1 - De Blida

(Voir la note à la fin)

Une jolie légende toute dorée, chaude et rutilante, préface la vie des frères Isola et prépare ce destin hors-série de deux hommes qui, pendant cinquante ans, ont étonné Paris. 

Il y a fort longtemps, vivait à Naples un patron caboteur du nom d'Antoine Pernis qui, par une belle matinée du mois de juin, cédant aux instances de son fils, garçonnet de sept ou huit ans, prénommé Emilio, lui permit de l'accompagner à la pêche assez loin des côtes.

Au soir tombant, une voile fut signalée à l'horizon et bientôt un bâtiment de corsaires barbaresques intimait à la barque l'ordre de s'arrêter.

Ce fut le combat sans merci, Antoine Pernis tué et l'enfant emmené en captivité.

Bientôt miné par la fièvre, grelottant dans le souterrain où il croupissait avec ses compagnons, le petit Emilio tomba gravement malade et on dut le conduire chez un vieux bédouin qui faisait profession de guérisseur.

Celui-ci le soigna, le guérit et le hasard le plaça quelque temps après avec son jeune protégé, sur le chemin du Bey. Apercevant le garçonnet au teint pâle, aux yeux noirs reflétant la tristesse, d'une beauté indiquant un étranger, le Bey s'enquit de son origine et on lui apprit qu'il avait été fait prisonnier avec l'équipage de la Serena.

Le sultan, ayant un fils du même âge, pensa avoir trouvé pour celui-ci un compagnon de jeux et fit venir Emilio au palais.

L'enfant captif fut bientôt adoré de tous pour sa gentillesse, et le fils du Bey, Hassan, heureux d'avoir auprès de lui un ami toujours attentif à lui complaire, partageant ses jeux et supportant patiemment ses caprices, ne voulut plus s'en séparer.

Les années passèrent ainsi sans qu'Emilio eût trop à souffrir de son isolement en terre étrangère. Cependant, malgré les nombreuses gâteries dont on le comblait, il ne pouvait oublier son pays et sa famille ; il pleurait souvent. Il pensait à Naples, à son golfe bleu au fond duquel le Vésuve projetait son ombre mystérieuse...

Au cours d'une promenade au bord de la rivière Masafran, les deux amis s'amusant à tirer le gibier d'eau abondant, le fusil d'Emilio, trop chargé, explosa, lui arrachant la main droite.

Un habile praticien mandé au palais ne put que sectionner ce qui restait de la main du jeune homme. Devant le désespoir de celui-ci, le Bey lui fit faire une main en or et lui demanda ce qu'il désirait pour arrêter ses larmes.

- Je veux revoir Naples, gémit le blessé.

- Ton vœu sera exaucé, affirma le sultan.

En effet, aussitôt guéri et doté d'une main en or, Émilio fut ramené sur les rives qui lui étaient chères, non sans qu'un esclave lui eût remis un sac d'écus.

C'est avec joie et surprise qu'on le revit, car on pensait qu'il avait trouvé la mort dans le prétendu naufrage de la Serena, l'attaque des corsaires n'ayant pas été envisagée.

Parti gamin, c'était un beau jeune homme de dix-sept ans qui revenait, auréolé du prestige des aventuriers. Aujourd'hui, il aurait " fait du cinéma ", mais alors il se contenta de vivre simplement dans son pays natal.

Néanmoins sa renommée grandit, on parla de lui jusque chez les grands seigneurs, si bien que la comtesse Bianca X..., mariée à un noble sexagénaire, envoya discrètement un serviteur faire une enquête sur Emilio.

Elle apprit ainsi que peu de temps après son retour, sa famille prenant ombrage de la popularité qui l'entourait, avait décidé de le marier à une jeune fille douce, pieuse et simple, qui se révéla bientôt jalouse et acariâtre.

Ces malheurs touchèrent la comtesse. Elle fit venir Emilio pour lui conter sa curieuse histoire, et touchée par la grâce du jeune homme, émue aussi par les dangers auxquels il avait échappé, elle lui témoigna la plus grande bienveillance, le traitant en ami.

S'il y avait entre elle et lui une différence considérable de situation, leur âge correspondait; la comtesse était belle et Emilio était ébloui ; d'autre part, il ne la laissait pas indifférente.

Ce fut une idylle faite d'adoration partagée, et leur bonheur si caché qu'il dût être, fut le plus absolu.

Un jour, Bianca confia à son ami qu'elle allait être mère.

Après réflexion, ils adoptèrent le plan qu'Emilio proposait : Bianca, prétextant son état de santé, irait séjourner dans sa villa de Torre del Greco. Là, au moment opportun, une servante dévouée prendrait l'enfant et le porterait chez une nourrice.

La comtesse mit au monde un garçon qui fut Antoine Isola.

Le comte, devinant quelque mystère dans la vie de sa femme, l'emmena à Rome où il possédait un superbe domaine. Elle vécut presque séquestrée, ne désirant d'ailleurs pas se mêler à la vie mondaine.

Loin de celle qu'il aimait toujours, Einilio devint sombre, tomba malade et mourut tandis que son ancienne amie se consumait de chagrin.

Luisa, femme d'Emilio, avait toléré la présence du petit Antoine tant que vécut son père, mais dès la mort de celui-ci, ce fut sur l'enfant qu'elle passa sa mauvaise humeur. Aussi avait-il coutume de dire

"Quand je serai grand, je partirai, j'irai dans ce beau pays d'Algérie."

Dès qu'il eut seize ans, il tint parole.

Il demanda au patron d'un bâtiment appareillant pour Alger, de vouloir bien le prendre à son bord.

Aux premières heures d'une journée lumineuse, il arriva en vue d'Alger la Blanche, conquise depuis peu de temps par les Français, où ses cousins étaient venus s'installer. On lui fit apprendre le métier de tailleur et quelques années après, il allait se fixer à Blida, s'y mariait et fut estimé par tous les habitants de la ville.

La comtesse Bianca, après la mort de son mari, ayant appris qu'Antoine était parti pour Alger, s'y rendit chaque hiver et, se faisant passer pour une amie de sa famille d'Italie, le recevait fréquemment chez elle.

Cette noble dame, toujours triste, semblait rayonner de bonheur et d'apaisement quand son fils était près d'elle. A sa mort, elle lui légua un immeuble de grande valeur, mais Antoine ne voulut jamais retourner dans le pays où il avait souffert ; il abandonna ses biens en terre italienne et nul n'entendit plus jamais parler de lui à Naples. Il devint Français de couur, et s'il parlait italien avec sa femme, s'entretint toujours dans notre langue avec ses enfants.

Antoine Isola n'était autre que le père des frères Isola dont nous avons recueilli les souvenirs.

Jolie légende, avons-nous écrit au début de ce chapitre ; vérité pourtant qui devait annoncer une suite d'événements peu ordinaires, comme le lecteur le verra au cours de ces pages.

Émile et Vincent Isola sont pour ainsi dire issus de deux volcans, puisque leur père vit le jour au pied du Vésuve et leur mère au pied de l'Etna. Il faut croire que le voisinage du feu souterrain conduit à la célébrité...

Il est à noter que dans ces souvenirs, rien n'appartient en propre à l'un d'eux, c'est toujours des frères Isola dont il s'agit, exemple peut-être unique d'une amitié fraternelle, d'une entente qui dure depuis trois quarts de siècle et durera jusqu'à leur dernier jour.

Tous deux sont nés à Blida, sous les arcades de la Place d'Armes. Émile est l'aîné de deux ans ; c'est toute la différence qui existe entre eux, et encore, n'ont-ils pas les premiers oublié leur âge depuis longtemps et montré qu'ils sont toujours jeunes...

Antoine Isola ajouta à sa petite boutique de tailleur, le local contigu qui abritait le Café d'Orient, au coin de la rue d'Alger et de la Place d'Armes.

De temps en temps, des prestidigitateurs de passage organisaient des représentations de physique amusante qui attiraient un nombreux public. On vit ainsi : le Commandeur Cazeneuve, Faure Nicollet (celui dont on disait : " C'est comme chez Nicollet, de plus en plus... fort !) ", et surtout Bosco.

Ce dernier avait remarqué dans l'assistance deux jeunes garçons particulièrement attentifs et leur avait dévoilé quelques-uns de ses trucs, les initiant ainsi aux premiers secrets de la manipulation.

On a deviné que les deux garçonnets n'étaient autres qu'Émile et Vincent Isola, fils du cafetier, découvrant leur vocation.

Le 2 janvier 1867, (ils étaient tous les deux bien jeunes, mais s'en souviennent,) un inattendu cadeau de nouvel an leur était envoyé : un épouvantable tremblement de terre réveillait les habitants de la jolie et paisible ville de Blida, les obligeant à se sauver pieds nus, en chemise, et à vivre pendant quarante jours sous les tentes, sur la Place même.

Antoine Isola était le plus courageux, ayant eu l'occasion, au cours de sa jeunesse, de subir de tels cataclysmes dans les environs du Vésuve. Il fit de multiples voyages dans la ville à moitié détruite, pour rapporter aux sinistrés des vivres et des vêtements.

Ce fut sa maison qui résista le mieux au tremblement de terre, car elle était pour l'époque une solide construction.

L'année suivante, la ville avant repris son calme et réparé les dégâts, l'empereur Napoléon III accompagné de son fils, vint visiter Blida et le jardin des Oliviers tout proche.

La guerre de 1870, pendant laquelle le père Isola fut sergent de la milice, a laissé la marque de son souvenir dans l'esprit des deux enfants d'alors.

Les troupes de Blida étant parties pour la France, les Arabes menaçaient la ville qui possédait quelques canons mais... pas de poudre.

Toute la nichée se serrait, effrayée, autour de la mère qui tentait de la rassurer en lui disant

" N'ayez pas peur, mes enfants. J'ai mis plein de poivre dans un récipient et si les Arabes viennent, je le leur jette dans les yeux. "

Les petits étaient rassurés pour un temps.

En 1872, une fille épouse M. Loubet, instituteur à Blida et cousin d'Émile Loubet, futur Président de la République. Quelques années après, une autre se mariait avec M. Maguin, maître cordonnier d'un régiment de tirailleurs.

En 1873, décédait madame Isola, dont le mari ne se remaria jamais. La vie devenait difficile et dès leurs études terminées, les deux frères durent choisir un métier. Ils n'osaient annoncer en un tel moment que leur plus cher désir était de devenir prestidigitateurs...

Ils considéraient, en effet, cette profession comme celle qui devait leur apporter la fortune et la gloire, mais faute de mieux, en attendant, ils donnaient de petites représentations dans les écoles où les gamins béaient devant les tours de cartes de ces grands qui semblaient quelque peu magiciens.

Le père, sollicité de donner son avis sur l'avenir des " faiseurs de tours ", nullement influencé par les arguments péremptoires développés par ses fils,

pas plus que convaincu par l'exemple de Bosco, Nicollet, Commandeur Cazeneuve, Robert Houdin, Donato le magnétiseur mystérieux, prétendait qu' " avec une profession manuelle, on ne meurt jamais de faim ".

Émile et Vincent n'insistèrent pas et apprirent le métier de menuisier-mécanicien.

Le soir et le dimanche, ils se perfectionnaient dans leurs tours et sou par sou, économisaient sans faire part à quiconque de leur projet : gagner Paris où ils pourraient voler de leurs propres ailes.

Cette suite dans les idées, ce souci constant de parvenir par un travail opiniâtre et loyal, même au prix de privations, ce regard toujours fixé sur le but à atteindre, nous les retrouverons au cours de l'existence des frères Isola, jamais abattus parce que confiants dans leur étoile, satisfaits d'être sans reproche et d'avoir bien œuvré.

Ayant appris leur métier, devenus ouvriers, ils faisaient beaucoup de vélocipède avec des camarades, et il leur vint à l'idée de construire une voiture mécanique.

Oh, ils ne commencèrent pas par un modèle réduit : tout de suite, ils se lancèrent dans la construction d'un véhicule à six places pour lequel ils firent fabriquer un immense ressort, mode de propulsion.

Première sortie.

La gare de Blida se trouve à 1.500 mètres de l'agglomération et la route qui y conduit est en pente. Les inventeurs et leurs invités, montent en voiture mais... les freins avaient été oubliés et le " triomphe " se termina sans trop de mal par une dégringolade au fond d'un petit ravin.

Vincent - qui, en souvenir de la facilité avec laquelle les prestidigitateurs faisaient sortir des louis d'or à volonté des poches ou du nez des spectateurs, déclarait avec sérieux qu'il voulait être " apprenti millionnaire ", - était fort gai, et Émile ne le cédait en rien à son cadet.

On en jugera par l'anecdote suivante

Le patron d'Émile, M. Schneider, avait l'entreprise des cercueils de la ville, et les commandes obligeaient parfois à travailler une partie de la nuit.

L'aîné des Isola décida un jour avec son camarade d'atelier, Atardi, de faire une blague au patron.

- Je t'enfermerai dans un cercueil, dit le premier, et je dirai à Schneider que tu ne peux pas venir ce soir.

Ainsi fut fait.

Schneider et Émile Isola commencent de travailler, quand il se fait tout à coup un bruit terrible, le couvercle d'un cercueil se soulève et Désiré Atardi se dresse comme la statue du Commandeur.

Le patron faillit s'évanouir de peur et les deux garnements s'amusèrent follement.

Émile passa ensuite chez un concurrent nommé Têtu, qui possédait un singe. Chaque fois que l'on sciait du bois, l'animal venait " donner un coup de main ", et ce travail semblait beaucoup l'intéresser.

Ensuite, les deux frères se retrouvèrent dans une entreprise de ventilateurs. C'est avec les économies réalisées dans cette dernière place, qu'ils purent parfaire la somme estimée par eux nécessaire pour gagner la France.

Leur père offrit à chacun à cette occasion, un costume muni d'une ceinture de cuir avec dix poches pouvant contenir un louis.

Quatre cents francs en tout !

Telle était la fortune d'Émile et Vincent Isola, mais multipliée par un courage à toute épreuve, une volonté tenace et un goût du travail qu'ils ont toujours gardé.

Le doute ne les effleurait pas. Ils devaient réussir. Bien sûr, il y aurait des avatars, les débuts seraient rudes, mais ils avaient toute la vie devant eux pour faire de leur nom obscur et de leur talent naissant une célébrité mondiale.


Note : Le texte qui précède est tiré de "Souvenirs des Frères Isola - Cinquante ans de vie parisienne recueillis par Pierre Andrieu" et ont été publiés chez Flammarion en 1945. - Les textes de ces souvenirs peuvent encore faire l'objet de droits d'auteurs.

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