CHAPITRES
_____________________________________
(Un clic sur les numéros de chapitres
pour passer au texte)


01 - 02 - 03 - 04 - 05 - 06 - 07
08 - 09 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14
15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21

Thérésa


Chapitre 05

Encore le café du Cirque. Monsieur B. Thomas l'Ours. Une collation de tripes. Palot. Ses moyens d'existence. Des cigares et du feu. Le truc à l'amour. Le conscrit du boulevard du Temple. Calino claqueur. Molière ou Moulière. Les Petites dames. Frisette et ses leçons du français. A., dite Fleur d'amour. Le mot d'un prud'homme. Les deux sœurs P. Moyen violent de calmer les femmes. Les femmes fantaisistes. D'où elles viennent. Où elles vont. Les princesses de la déveine.


I

Parmi les habitués du café du Cirque il faut encore citer M. B...

M. B..., que tout l'ancien boulevard du Temple a connu, avait renoncé aux joies de ce monde pour s'occuper exclusivement de son estomac et de celui des autres.

Il nourrissait un acteur, mais avec l'intention bien évidente de l'assassiner à coup de dîners.

En effet, il eut, en quelques années, deux invités tués à sa table.

A la mort du premier, quelqu'un vint lui annoncer cette victoire.

- Comment, fit M. B... avec sa petite voix, il est mort?
- Mon Dieu, oui! Mort cette nuit d'une indigestion.
- Quel ingrat! s'exclama M. B..., il meurt aujourd'hui, et je lui ai acheté un chapeau neuf avant-hier !

II

Un mangeur non moins célèbre fut le nommé Thomas l'Ours, également abonné dudit café.

Thomas l'Ours n'avait aucune fortune ; sa seule ressource consistait dans son ventre à accordéon.

A force de dévorer, il s'était confectionné un ventre étrange, ventre qui défiait toutes les probabilités médicales.

Il en pressait l'épiderme dans sa main et l'allongeait comme une bretelle élastique.

Pour qu'il se livrât à cette expérience, il suffisait de lui offrir à dîner.

Mais malheur à celui que sa curiosité poussait à faire cette dépense!

Thomas l'Ours mangeait comme douze hommes.

Jamais ogre n'engloutit ce qu'il avait la faculté d'ingurgiter sans être malade.

Un jour, deux habitués du café du Cirque projetèrent de jouer un dîner pour Thomas l'Ours.

Deux louis y furent consacrés.

Quand ils vinrent le trouver pour lui annoncer qu'ils avaient quarante francs à lui faire manger, il hocha la tête.

- C'est bien peu, fit-il ; payez-moi seulement une légère collation, c'est tout ce que l'on peut faire avec cela.

Il les conduisit chez Joane, et là il mangea les quarante francs en tripes à sept sous la portion.

Ce qui fait quelque chose comme cent dix ou cent quinze tripes qu'il dévora en une heure.

Quand ce fut fini, il était cinq heures.

- J'en ai mangé dix de trop, dit-il. Je serai forcé de ne dîner qu'à sept heures.

Il mourut d'une fringale rentrée.

III

Un autre type non moins curieux était celui de Palot.

Palot était un jeune voyou, né sur le boulevard du Temple, pendant un entr'acte de la Gaîté.

Il ne quittait jamais les environs du Cirque.

C'était le domestique du public.

Il faisait tout : les courses, le ménage, il aidait le garçon à servir.

De temps en temps il venait trouver ses protecteurs, lesquels se composaient d'habitués du café, et leur tenait le langage suivant :

- Écoutez; ça m'embête de ne rien faire. Faites-moi seulement dix francs, et je vas acheter
un fonds de fleuriste. Je vendrai des bouquets aux dames. Au moins comme ça, je ne serai pas un vagabond; je serai un homme établi.

On lui faisait les dix francs, qu'il s'empressait d'aller jouer dans un petit cabaret de la rue
Basse.

Puis il revenait offrir ses services aux habitués.

D'une industrie étonnante, il a été l'inventeur des mille moyens employés, encore à l'heure qu'il est, par le voyou de tous les quartiers, pour soutirer quelques sous au passant.

Il a créé l'offre du feu.

Son chef-d'œuvre, est l'invention du truc à l'amour.

Avisant un gandin, il s'approchait de lui l'oreille basse, la voix émue :
- M'sieu, lui disait-il, donnez-moi vingt sous pour aller voir mademoiselle Leroyer dans son dernier acte.

Et comme le gandin passait outre :

- Oh! m'sieu, ajoutait-il d'un air sombre, ne me refusez pas, je l'aime cette femme! je l'aime que j'en suis malade... Si je ne la vois pas jouer ce soir, je suis capable de faire des bêtises!

Il est bien peu de gandins qui ne se soient laissé prendre à cette demande.

L'amour est toujours intéressant.

Palot a vécu sur le boulevard du Temple, pendant plus de quinze ans.

On s'était accoutumé à le voir, comme on s'était accoutumé à voir les arbres et les maisons.

Un beau jour, il vint tout en larmes trouver ses abonnés.

Il avait un numéro à sa casquette.

- Je suis tombé, fit-il; faut que je parte.

Et il tendit aux habitués la main, que ceux-ci lui serrèrent.

Ils étaient véritablement émus.

On lui donna quelque argent.

Huit jours après il vint leur faire ses adieux.

- Qui m'aurait dit, s'écria-t-il, que moi aussi j'irais jouer les pièces du Cirque pour de bon ?

IV

Un autre type est celui du chef de claque R...

Connu sur le boulevard depuis un temps immémorial, on citait de lui mille et mille naïvetés.

Bon garçon, obligeant, il représentait volontiers le type de Calino claqueur.

Un jour, on donna au théâtre où il travaillait le succès une représentation du Misanthrope.

Quand la pièce fut finie, il monta furieux sur le théâtre.

- Quel est l'âne bâté qui a fait cette pièce-là?
- C'est Molière, lui répondit-on.
- Molière! Eh bien, vous pouvez lui dire de ma part à ce monsieur qu'il ferait mieux de faire des bottes.

Cependant, comme il avait l'habitude de solliciter de chaque auteur nouvellement joué une petite gratification, il demanda l'adresse de ce monsieur.

- Où qu'il perche? dit-il.
- Rue Saint-Denis, répondit un loustic, près du pilier des halles.

Et voilà R... courant rue Saint-Denis et demandant à tous les concierges après un nommé
Molière ou Moulière.

Quand, lassé de chercher, il revint annoncer qu'il ne l'avait pas déniché, il dit :

- Vous savez que votre monsieur Molière ne demeure pas... Du reste, ça ne m'étonne point; quand on fait des pièces comme il en fait, on ne doit pas rouler sur les domiciles? Je lui fais cadeau de sa gratification.

Et à l'heure qu'il est, quand on parle de Molière à R ..., il s'écrie :

- Laissez-moi donc tranquille, un auteur de rien. J'ai tellement eu pitié de lui, que je l'ai applaudi gratis !

V

Il me reste à présent, ? pour en finir avec le café du Cirque, mais non avec le boulevard du Temple, ? à parler de ses habituées.

J'ai dit que le rez-de-chaussée était totalement envahi par elles.

J'avoue, que la plume me tourne dans les doigts en attaquant ce sujet épineux, et ce n'est pas sans arrière-pensée que j'ai tant tardé à l'aborder.

Les petites dames qui avaient envahi cette partie du café n'étaient pas ferrées sur les principes.

Frisette était la reine de l'endroit.

Ancienne célébrité du Bal Mabille et du Château des Fleurs, elle était venue un beau jour s'abattre sur ce boulevard et l'avait adopté comme séjour définitif.

Chaque soir, elle venait au café faire sa partie de bézigue avec une collègue, prenait des consommations douces et employait, pour faire payer sa note, des moyens machiavéliques.

Le plus curieux dont elle s'est servie, ç'a été d'apprendre à un étranger à lire le français dans une de ces additions, que l'élève, naturellement, finissait par payer.

A..., dite Fleur-d'Amour, avait pour principale qualité une distinction rare.

De loin c'était une marquise.

De près c'était mademoiselle A....

Elle adorait le spectacle.

Elle avait adopté le café du Cirque à cause des artistes et des auteurs qui le fréquentaient, ce qui lui permettait de leur demander des billets de faveur.

C'est A... qui s'est vantée d'avoir vu jouer cent fois de suite la même pièce.

Elle la savait par cœur.

Amoureuse des acteurs, elle écrivait de temps en temps des billets doux à l'un d'eux.

Il répondait ou ne répondait pas. C'est ce qui ne regarde ni vous ni moi.

Cependant on raconte qu'un jour, sur certain poulet envoyé, on lui réexpédia en marge la réponse suivante :

- Comme ça se trouve! J'allais vous le proposer!

Assez jolie, elle avait eu voiture, et quand on lui demandait pour quelle cause elle ne l'avait plus, elle disait :

- Je m'en suis défaite parce qu'elle m'empêchait d'aller en omnibus.

D... était la très-jolie femme du lieu.

On l'avait surnommée la femme en bois, à cause de certains mouvements automatiques dont elle ne pouvait se défaire.

Elle n'habitait pas le quartier, et pourtant peu de jours se passaient sans qu'elle y vînt.

Elle aimait ce boulevard.

Un jour, un Prudhomme du premier étage s'arrêta devant elle, et lui dit d'un air que vous savez :

- Pauvre enfant! si jeune et déjà si perverse!

L... le regarda, et :

- Pauvre vieux! dit-elle, voilà sa bêtise qui lui remonte dans la tête.

Les deux sœurs P... ne quittaient jamais le rez-de-chaussée en question.

A toute heure du jour et du soir on les y voyait. Que faisaient-elles là?

C'est ce qu'on n'a jamais pu savoir.

Elles attendaient...

Hélas! ce que toutes les petites dames attendent : la voiture et le cachemire.

L'une d'elles était assez jolie, mais jouissait d'un caractère désagréable.

Quand on lui faisait un compliment, elle le prenait de travers, et quand on lui disait une insolence, elle pleurait.

- Le seul moyen de se faire aimer de cette femme-là, avait dit un habitué, ce serait de l'assassiner tous les matins.

VI

En somme, cette clientèle féminine était la joie de la maison.

Où sont-elles toutes maintenant? Hélas! je ne le sais.

Pauvres filles, qui vivaient d'un souvenir, d'un regret, d'une espérance!

Quelques-unes ont essayé de faire leur petit trou au théâtre; elles ne sont pas arrivées et n'arriveront jamais, car la déveine les poursuit; il leur a manqué dans la vie un hasard, un incident, un coup de baguette de dame Fortune, pour voir à leurs pieds les jeunes gens qui ont toujours un conseil judiciaire, pour souper au café Anglais, parader à toutes les premières représentations, et voir leurs noms cités dans les récits de tout chroniqueur parisien qui se respecte un peu.

Quel est leur crime? où est leur faute?

Elles sont entrées dans la vie sans appui et sans famille.

Elles ont cru au premier serment d'amour qui a résonné à leurs oreilles.

Les femmes sans éducation ignorent la méfiance, qui est le résultat de la civilisation.

Elles ont aimé et elles aiment encore, ces pauvres filles, derniers vestiges de la fantaisie parisienne; elles n'aspirent pas aux huit-ressorts, elles n'ont jamais songé à porter de faux cheveux rouges, elles ne dévalisent pas les bijoutiers, et lorsqu'elles soupent par hasard, c'est dans quelque coin obscur où on lui fait crédit, à lui.

Plus d'une a trouvé la fortune sur sa route sous les traits d'un riche vieillard.

Elles ont passé de l'autre côte de la rue, où se promenait la joyeuse misère, sous les traits d'un jeune malheureux.

Demandez à Frisette

Leur cœur n'est pas taxé à l'hôtel des ventes comme une antiquaille des temps passés.

Quand, par hasard, l'une d'elles porte une chaîne ou des boucles d'oreilles, vous pouvez être sûrs que ces bijoux sont en doublé.
 

«   Retour à la page d'introduction   »