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Thérésa


Chapitre 15

L'Eldorado. Mon engagement à ce café chantant. Fleur des Alpes. Une représentation utile. Un réveillon. Avantage de bien souper. Goubert. Un croquis de ce directeur habile. Duo comique. Fleur des Alpes en alsacien. Le silence de Goubert. Une galanterie rare. Propositions. Entrée à l'Alcazar. Mon vis comica. L'avis du chef d'orchestre sur mes talents de chanteuse grotesque. Mon nouveau début. Mon succès. Pourquoi Goubert me tutoie.


I

Je restai juste deux jours au Café Moka, j'étais déjà habituée à plus de luxe et surtout à plus d'enthousiasme.

L'Eldorado venait d'ouvrir; on cherchait des chanteuses partout.

On me fit faire des propositions : 200 francs par mois et le titre de chanteuse dramatique, chargée de la partie du cœur.

C'est moi qui devais faire pleurer les masses avec modulations en ut mineur.

Vous voyez que le directeur de l'Eldorado possédait un certain instinct pour deviner les artistes !


II

J'acceptai. La salle était splendide, et d'ailleurs deux cents francs par mois étaient un sérieux attrait.

Je débutai par Fleur des Alpes, une romance de Mazini.

Je chantai cette romance filandreuse avec un succès médiocre.

Nous étions en décembre.

Notre directeur, qui faisait d'assez bonnes affaires, nous offrit de réveillonner chez lui.

A ce réveillon il avait invité M. Goubert, son confrère de l' Alcazar.

Ici je m'arrête encore.

III

M. Goubert est mon directeur actuel; c'est bien à lui que je dois tous mes succès, et si jamais occasion de le remercier publiquement se présente, c'est bien cette fois.

M. Goubert est un homme foncièrement intelligent.

Il fait fortune dans son établissement; les uns prétendent que c'est grâce à moi, mais en face de son activité, de son habileté et de sa profonde envie de plaire au public, je suis forcée d'avouer qu'il doit sa prospérité à lui-même.

En somme, avant lui l' Alcazar était ce que mon ami Siraudin appelle "un nid à faillites", et depuis Goubert c'est devenu un nid à billets de banque.

Ce que j'ai dit pour moi, je dois aussi le dire pour lui.

Là où il y a réussite, il y a évidemment mérite.

IV

Le souper fut gai.

Si gai même, qu'au dessert, Velotte, un de mes camarades, et moi, nous quittâmes la table, et nous affublant, lui d'une blouse, moi d'une vieille robe d'habilleuse et d'une marmotte sur la tête, nous nous mîmes, avec accompagnement de guitare et de tambour de basque, à chanter comiquement la fameuse romance Fleur des Alpes.

J'eus personnellement un succès prodigieux.

On me fit bisser.

Je bissai en adoptant un accent allemand et en tyrolianisant le refrain.

Les applaudissements éclatèrent.

Goubert demeura silencieux.

V

L'heure de la retraite sonna.

Goubert s'approcha de moi.

- Thérésa, me dit-il, voulez-vous me permettre de vous reconduire?

Je le regardai, assez étonnée de cette galanterie si rare chez les directeurs, quels qu'ils soient.

- Je veux bien, répondis-je.

Nous partîmes, et à la porte il m'offrit son bras.

Quand nous fûmes dans la rue :

- Écoutez, me dit-il, qu'est-ce que vous gagnez à l' Eldorado ...

- Deux cents francs par mois.

- Voulez-vous en gagner trois cents?

- Je le crois bien.

- Je vous les offre.

- Vous!

- Oui, moi.

- Et pourquoi faire, mon Dieu?

- Mais pour chanter à l'Alcazar et aux Champs-Élysées, pavillon Morel.

- Les romances de cœur?

- Non. Les romances comiques... c'est à cette seule condition... A partir d'aujourd'hui vous n'aurez pas d'autre répertoire que celui que je vous indiquerai.

- Moi... les chanteuses comiques... mais vous n'y pensez pas! je n'ai rien de comique, je vous assure.

- Ceci n'est point votre affaire, mais bien la mienne. Acceptez-vous?

- J'accepte, cela va sans dire, mais je crains que vous ne fassiez une mauvaise spéculation.

On le voit, je n'avais pas grande confiance dans mon vis comica.

VI

Le lendemain, j'allai trouver mon directeur de l'Eldorado et je lui signifiai mon congé.

- Où allez-vous donc? me dit-il.

- A l'Alcazar, où Goubert m'offre trois cents francs par mois, pour chanter les comiques.

- Vous!

Et il partit d'un éclat de rire.

- Quel fou que ce Goubert! fit-il, il n'y a que lui pour avoir de ces idées là.

- N'est-ce pas? dis-je naïvement...

- Enfin, allez mon enfant, allez! mais faites-moi dire le jour où vous débuterez, je ne serai pas fâché d'aller voir comme vous ferez pour ne pas être sifflée.

Je le quittai, entièrement de son avis, et je revins chez Goubert.

- Vous allez répéter à l'orchestre, me dit il.

- Aujourd'hui?

- Aujourd'hui même; je veux vous faire débuter ce soir.

? Mais par quoi donc, puisque je ne sais que nos fameuses romances sentimentales?

- C'est justement par l'une de celles-là?

- Et laquelle donc?

- Fleur des Alpes; seulement il va sans dire que vous la chanterez, comme vous l'avez chantée cette nuit, avec l'accent alsacien, la tyrolienne, le tambour de basque, tout!

- Mais on me jettera des chopes à la tête?

- Vous savez nos conventions, allez répéter!

Je courbai la tête, j'avais promis.

VII

Les musiciens étaient à l'orchestre ; on me donna l'accord.

Je commençai ma romance.

A l'issue du premier couplet, le chef d'orchestre se leva et :

- Pardon, me dit-il, est-ce une plaisanterie ou est-ce pour vous moquer de nous?

- Ce n'est pas une plaisanterie, monsieur, c'est un ordre.

-Vous chanterez comme cela ce soir?

- M. Goubert le veut.

- Comment, M. Goubert le veut ... mais il veut donc que l'on vous assassine à coups de demi-tasses?

- Il paraît.

- Ma foi, vous conduise qui voudra à la représentation, je ne veux pas me faire le complice d'une mystification.

Et il se levait pour se retirer, quand Goubert parut.

Il eut mille peines à lui faire entendre raison; le chef d'orchestre soutenait que nous allions tous être traités comme des saltimbanques. Il fallut la menace d'une forte amende pour le décider à m'accompagner.

Comme on le voit, plus j'allais et moins l'idée de Goubert trouvait d'admirateurs.

VIII

Enfin, le soir vint.

J'étais habillée, et j'avoue que j'attendais mon tour de paraître sur le théâtre avec une émotion véritable.

Ce qui m'avait fait accéder au désir de Goubert, malgré ma propre conviction, c'était le peu que je risquais.

En effet, sifflée ou non, ma position n'en était pas meilleure, et d'ailleurs mon engagement était signé.

J'entrai en scène.

Il faut l'avouer, mon entrée fut froide; je n'obtins pas le plus petit applaudissement.

J'attaquai bravement ma romance.

Après le premier couplet, la salle entière éclatait en bravos.

On me fit bisser et rebisser.

Goubert était dans l'enthousiasme.

- Tu vois, me cria-t-il à ma rentrée dans les coulisses, tu vois que j'avais deviné juste, et c'est moi qui te le dis : avec ta Fleur des Alpes, tu vas faire courir tout Paris.

- J'étais si émue, et lui aussi probablement, que je ne m'apercevais point qu'il me tutoyait.

Il a toujours continué depuis, et quand je lui en fais l'observation, il me répond :

- Laisse donc, il y a deux sortes de gens que l'on peut tutoyer sans les humilier, les domestiques et les artistes de talent!

IX

Je lui dis vous.
 

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