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Thérésa


Chapitre 14

Le café Moka. La rue de Lune. Un mot de Darcier. ? Un ancien appartement. Le public de Moka. Le bezigue et le domino à quatre. Les petites industries en dehors. La fleuriste. Les bouquets en loterie. Un trio célèbre. Mme Marie Sax. M. Michot. Un mot d'Alphonse Royer. Le véritable Conservatoire français. Mlle Cico. M. Berthelier. ? M. Mermet. Une histoire du temps jadis. Musset, Monpou et Duprez. ? L'Andalouse. Ce que peuvent rapporter quinze francs bien placés.


I

Le Café Moka, plus connu sous le nom de café de la rue de la Lune, était situé dans cette rue et donnait sur le boulevard Bonne-Nouvelle.

Il est démoli.

Pauvre Moka! seul d'entre tous les cafés-concerts, il n'a pas su faire une grande fortune.

Son tort a été de venir trop tôt.

- C'est un café qui s'est levé trop matin, a dit mon ami Darcier.

II

Il était placé au premier étage.

Là avait dû être jadis un simple appartement, avec chambre à coucher, salon et salle à manger.

Je me suis toujours figuré que nous chantions dans l'ancienne cuisine.

Il pouvait contenir à peu près une trentaine de tables.

Son public se composait de petits rentiers et d'amateurs futurs des cafés chantants.

Je n'oserais pas avancer que tout le faubourg Saint-Germain s'y donnait rendez-vous.

On y chantait en famille.

Tout le monde se connaissait, public et artistes.

Le fond était garni de joueurs qui pratiquaient le bezigue et le domino à quatre, et souvent lorsqu'un chanteur avait fini sa romance, il venait sans façons se mêler à ces parties.

C'était l'art foncièrement intime.

III

Chacun avait sa petite industrie en dehors : tel artiste tenait boutique d'épicerie dans le jour; telle artiste travaillait dans la couture.

La fleuriste elle-même vendait le matin des fleurs à la halle.

Cette fleuriste avait trouvé un petit moyen assez ingénieux de se défaire sûrement de cinq ou six bouquets par soirée.

Cinq ou six bouquets au café Moka étaient une vente extraordinaire!

Elle les mettait en loterie.

Le billet coûtait cinq sous.

Il y en avait vingt.

Chaque spectateur avait le droit d'en prendre.

Je dois avouer qu'on n'abusait pas de ce droit.
Les vingt billets placés, on tirait le bouquet, et d'ordinaire le gagnant était invité à l'offrir à sa chanteuse favorite.

Il faut croire que les chanteuses devenaient difficilement les favorites des gagnants, car la plupart du temps les spectateurs emportaient les bouquets chez eux.

IV

A mon retour de Lyon, j'ai déjà dit que j'étais entrée dans ce café.

Le directeur, M. Moka, m'avait engagée pour chanter spécialement un trio avec deux de ses artistes.

Je prie le lecteur de prêter toute son attention à l'histoire de ce trio ou plutôt à l'histoire des trois artistes qui l'interprétaient.

Ce trio avait assez l'air d'une opérette; j'y représentais une soubrette, les deux autres artistes de M. Moka y représentaient, l'un un jeune vicomte et l'autre une jeune comtesse.

Deux femmes et un homme.

Nous le répétâmes huit jours. De qui étaient les paroles, de qui était la musique, cela vous est bien égal et à moi aussi.

Le jour de la première, les billets de la loterie du bouquet furent élevés au prix de cinquante centimes.

Le bezigue et le domino à quatre furent suspendus.

Et enfin le chef d'orchestre arbora une cravate blanche.

C'était une véritable solennité, comme vous voyez.

Le trio fit four.


V

Et cependant, croyez-moi, il ne fut pas plus mal chanté qu'un autre.

Je n'en veux pour preuve que le nom des trois artistes chargés de l'exécuter :

Moi, d'abord : aux plus humbles la première place.

Mademoiselle Marie Sax.

Et M. Michot.

VI

Que ces deux grands chanteurs me pardonnent cette révélation, mais je crois que le secret de leur passé est un peu le secret de Polichinelle.

Oui, mademoiselle Marie Sax, de l'Opéra, la splendide reine de Saba de Gounod, la future Africaine de Meyerbeer, a été ma camarade au Café Moka.

Oui, M. Michot, le ténor élégant du Théâtre-Lyrique, le ténor de M. Perrin, a joué le vicomte dans le trio du café de la rue de la Lune.

Et ces deux célébrités prouvent suffisamment que les cafés-concerts ne sont pas tout à fait inutiles.

Je ne veux pas dire du mal du Conservatoire; je n'ai pas pour habitude de déblatérer contre ce que je ne connais pas, mais qu'on me cite les artistes qui en sont sortis dans ces derniers temps, qu'on me dise les noms de ceux qui y ont fait leur apprentissage artistique.

Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est M. Alphonse Royer, l'ancien directeur de l'Opéra :

- Le véritable Conservatoire, c'est le café chantant.

VII

Citons encore parmi les célébrités qui ont débuté dans les cafés-concerts :

Mademoiselle Cico, la charmante prima donna de l'Opéra-Comique, qui a chanté au Casino du Palais-Royal.

Berthelier, qui a fait les délices du café Beuglant, au quartier Latin.

Et cent autres qui ne sont point aussi connus mais qui, aujourd'hui, révolutionnent la province.

Aussi M. Alph. Royer est tellement convaincu que lorsqu'il voit une nouvelle étoile surgir au firmament lyrique, il se demande sérieusement à quel café elle a appris à chanter.

Et cette demande ne s'arrête même pas aux artistes, elle va jusqu'aux auteurs et aux compositeurs.

Rien ne lui ôtera de l'idée que M. Mermet a fait jadis des romances pour les cafés-concerts.

Autrement, comment aurait-il tant, de talent ?

VIII

Et, preuve sur preuve, qu'on me permette une anecdote du temps passé, qu'on m'a racontée.

Un jour, trois amis se promenaient sur le boulevard.

L'un disait :

- C'est moi qui ferais volontiers nu excellent déjeuner.

L'autre :

- Moi, un déjeuner quand même il ne serait pas excellent.

Et le troisième :

- Et moi, un déjeuner fort simple au besoin, pourvu que ce soit un déjeuner.

- Combien faudrait-il pour cela? reprit le premier.

- Mais une dizaine de francs au moins.

- J'ai une idée!... continua celui qui avait questionné, en se frappant le front. Suivez-moi!

Les deux autres le suivirent.

Ils entrèrent chez un éditeur de musique dont je sais le nom, mais que je garde pour moi.

- Monsieur, dit le jeune homme à l'idée, nous venons vous proposer de nous acheter une romance dont monsieur a fait les paroles, monsieur la musique, et que je vais vous chanter, parce que je suis le seul d'entre nous trois qui aie un peu de voix.

L'éditeur fit la grimace.

Cependant il dit :

- Chantez toujours, nous verrons après.

Le jeune homme chanta.

- C'est bien simple, fit le marchand de musique, mais demain justement j'ai besoin de romances pour un café-concert qui s'ouvre. Je vous en donne quinze francs.

Les trois amis se regardèrent; ils n'espéraient pas tant.

Ils tendirent la main, remirent le manuscrit à l'éditeur et coururent manger les trois modestes pièces de cent sous dans le restaurant voisin...

L'auteur des paroles s'appelait Alfred de Musset.

Le musicien : Monpou.

Et le chanteur : Duprez.

Quant à la romance, qui fit fureur au café chantant et qui de là gagna les salons et le théâtre, elle avait pour titre l'Andalouse, et commençait ainsi :

Connaissez-vous dans Barcelone
Une Andalouse au teint bruni?

Elle rapporta quarante mille francs à l'éditeur.

Vous m'avouerez que pour quinze francs de première mise de fonds, on ne peut pas demander davantage.
 

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