Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

1ère partie

Chapitre II

Où l'on voit les événements se précipiter les uns sur les autres.

Le lendemain on pouvait lire dans le Réveil de Saint-Aubigny :

"Un drame a failli jeter la consternation sur notre plage au moment où la saison bat son plein. Le distingué directeur de notre Casino, M. Debotot, entra?né par son ardeur toute juvénile, s'était avancé si loin en mer, au cours de son bain quotidien, qu'il perdit pied et disparut. Une longue clameur d'effroi s'éleva sur la plage. Déjà nos hardis sauveteurs se préparaient à s'élancer lorsqu'un intrépide citoyen qui se baignait par là, M. Hector Lacosse, premier garçon du Grand Hôtel de la Plage, plongea avec une énergie peu commune et retira M. Debotot inanimé.

"Quelques tractions rythmiques de la langue, habilement pratiquées par le docteur Bralès, rappelèrent à la vie le vaillant directeur de notre Casino. Ce drame rapide et poignant se termina par l'apothéose de M. Hector Lacosse que le Réveil de Saint-Aubigny est fier de pouvoir féliciter de son héro?sme."

Lacosse était devenu, en effet, l'homme du jour. Dès qu'il sortait du Grand Hôtel de la Plage il était suivi d'une foule de curieux. On lui avait découvert une grande âme. Les mères le montraient à leurs enfants. Pour la première fois de sa vie il recevait des coups de chapeau qu'il hésitait encore à rendre, se demandant s'il n'y avait pas erreur. -

Ma sœur Mélanie serait bien heureuse si elle voyait ça ! pensait-il.

Toute idée de suicide était maintenant écartée. La Providence lui avait indiqué trop nettement qu'il devait rester sur terre !

Mais Suzanne Bichon semblait le fuir plus que jamais, et il n'osait pas voir en cette attitude une première marque d'attention.

Quant à M. Debotot, il gardait, au fond, une certaine rancune à Hector de l'avoir obligé à lui être reconnaissant. C'est une dette comme une autre de devoir la vie à quelqu'un, et M. Debotot avait toujours eu horreur de ses créanciers.

Comprenant qu'il ne pouvait étouffer l'affaire et que tout Saint-Aubigny attendait de lui un geste de gratitude proportionné à l'importance de sa personne, il préleva sur la cagnotte un billet de cinquante francs pour son sauveur. Puis il annonça qu'il allait donner un souper de gala en l'honneur de Lacosse, se promettant in petto de se débarrasser de ce gêneur en le couvrant de ridicule (*).

        (*) Je prie mes lecteurs de m'excuser si je rapporte d'aussi vilains sentiments que je suis le premier à blâmer hautement Mais je dois dire toute la vérité, quoiqu'il m'en coûte. (Note de l'auteur.)

Lacosse accepta le billet de cinquante francs et l'invitation au souper. Il revêtit un habit qu'il avait acheté à Paris, sur le conseil de Mélanie, pour se présenter dans une grande maison où il n'était resté que trois jours à cause d'un ma?tre d'hôtel ombrageux. A minuit et demi il faisait son entrée au Casino et le chasseur le conduisait à la salle réservée. Il fut accueilli par des sourires. M. Debotot avait choisi son monde et réuni tout un lot d'invités dont il espérait bien attirer l'ironie et la malveillance sur la personne de son sauveur.

II y avait là Mme Debotot, la femme légitime du patron, grosse, commune, en robe bleu de roi, et l'illégitime Mominette, chanteuse à diction et à jambes, que M. Debotot avait attachée à sa personne et qui le menait par le bout du nez, si l'on peut s'exprimer ainsi; il y avait Mlle de La Flèche, la romancière créatrice de la fameuse valse langoureuse : "Si les oiseaux avaient des ailes !" les Will Brother's, célèbres athlètes anglais; Bidarsort, le chanteur comique ; le baron de Pardaillac, ponte décavé devenu surveillant des jeux, et enfin M. Coudet-Brassin, l'impresario bien connu, un homme qui ne se livrait pas, mais ruminait sans cesse d'intéressants projets. Bref, un souper d'intimes.

- Mes amis, je vous présente ce bon Lacosse dit M. Debotot.

- Un ban pour le sauveur ! s'écria Mominette, qui voulait ennuyer le patron.
On battit des mains. Lacosse salua. Puis on l'entoura, on le pressa de questions. Il répondait simplement :

- Je vous remercie, je vous remercie...

-- Mais il est charmant, déclara hautement Mominette en lançant à Debotot un regard de défi que le directeur du Casino ne releva pas. Mlle de La Flèche faisait la moue. Elle se pencha vers M. Coudet-Brassin et murmura :

- Est-il permis d'être aussi vulgaire que cet homme!

- Eh ! eh ! fit M. Coudet-Brassin, énigmatique. On se mit à table. Lacosse avait à sa droite Mme Debotot, à sa gauche Mominette. Il était résolu d'ailleurs à manger beaucoup et à parler peu. Effectivement, il se tint parole et ne l'adressa point à Mme Debotot qui dut se rabattre sur le baron de Pardaillac, son autre voisin, un fin causeur celui-là.

Mais Mominette s'intéressait à Lacosse. Quelque chose, un je ne sais vraiment quoi, attirait cette gamine vicieuse vers cet homme qui n'était pas dégrossi. Il ne faut pas chercher à pénétrer le coeur d'une femme de tempérament. Et puis, Mominette remarquait fort bien les regards agacés de Debotot, et cela l'excitait encore. Elle se fit donc aguichante au possible, se penchant pour faire valoir les grâces d'une poitrine agréablement ferme et rebondie, tenant des propos grivois et posant, de toute son âme, son pied nerveux sur le pied robuste de son voisin. Mais Lacosse avait le pied sensible et se dégageait de la caresse douloureuse. Le nez dans son assiette, la bouche pleine, il ne rendait pas. Toute sa sympathie allait vers les athlètes anglais, les Will Brother's, qui, sans mot dire, reprenaient de tous les plats afin de se donner des forces...

Au champagne seulement il s'anima. Sa main, enfin désarmée de sa fourchette, s'aventura même sur les genoux de Mominette qui la laissèrent faire, et sa figure s'épanouit de béatitude. Il lui semblait qu'il entrait dans la carrière après avoir perdu beaucoup de temps et s'être égaré en route. il s'apercevait que la vie avait du bon...

A l'autre bout de la table, Coudet-Brassin qui, depuis le commencement du souper, examinait Lacosse, dit à Debotot : - Vous savez, mon cher, qu'il a une vraie gueule votre Lacosse ! Je parie qu'il réussirait au Caf' Conc ! !

- Bah ! répliqua Debotot, c'est un nigaud qui ne sait rien faire de ses dix doigts.

- Que de vous tirer de la flotte !

- Ce n'était pas malin !

- Demandez-lui donc de nous chanter quelque chose... ?a sera rigolo ! Dans son monde, on chante toujours au dessert ! !

Cette proposition imprévue servait trop bien les dessins malveillants de M. Debotot. Il arrêta les conversations en frappant son verre.

- Mes amis, nous allons avoir le plaisir d'entendre notre excellent camarade Lacosse dans ses œuvres. N'est-ce pas mon bon ?

Lacosse, pris au dépourvu, crut d'abord à une mauvaise plaisanterie. Puis il se dit que ces gens-là avaient été bien gentils pour lui et que, d'ailleurs, "ça devait être l'habitude". Toutefois, il commença par se faire prier et prétendit qu'il ne savait rien. Mais comme tout le monde insistait, il consentit à chanter les "Stances à Manon" que Mélanie lui avait apprises. Il les chanta si drôlement et si inconsciemment à contresens, que tous en rirent aux larmes, même les Will Brother's qui ne comprenaient pas le français.

Coudet-Brassin s'était levé, enthousiasmé. Il s'approcha de Lacosse et, le frappant sur l'épaule :

- Mon petit, je vous offre cinq cents francs par mois et je vous fais débuter dans six semaines au Rigolarium, une bo?te dont je m'occupe à Lyon. Et vous irez loin, c'est moi qui vous le dis...

- Vous vous foutez de moi, fit Lacosse avec simplicité.

- Je parle toujours sérieusement. Vous avez une nature. Ne travaillez pas surtout ! Vous pourriez vous gâter ! Restez ce que vous êtes... c'est parfait ! Je m'y connais en hommes, mon petit... Vous avez le génie de l'inconscience comique. C'est énorme, énorme !

On n'avait jamais vu Coudet-Brassin aussi emballé. - Venez me voir demain, ajouta le grand impresario, nous arrangerons ça... Vous verrez, vous verrez... Mominette avait entendu. Elle se sentit définitivement envahie par un béguin immense, et une autre idée lui vint du même coup.

- Monsieur Coudet-Brassin, dit-elle, j'ai une proposition à vous faire pour Lacosse et pour moi. Il ne faut pas remettre au lendemain. Venez chez moi cette nuit même, tout de suite, avec lui... Nous causerons.

Lacosse se demandait s'il était ivre ou s'il devenait fou.

- Mon chéri, mon chéri, soupira l'impétueuse Mominette.

Lacosse n'en pouvait croire ses oreilles. Il avait presque envie de pleurer. Tout cela était si nouveau, si surprenant. Mais on se fait aux meilleures choses... Le mépris de Suzanne Bichon tomba soudain dans le domaine de l'histoire ancienne.

Les autres convives discutaient bruyamment. Debotot, dissimulant mal sa mauvaise humeur, en était réduit à écouter sa femme légitime qui l'avait attiré dans un coin. L'heure de la débandade avait sonné pour la plupart. Les athlètes anglais ne tenaient plus debout, Bidarsort avait mal au coeur, et Mlle de La Flèche, était appelée ailleurs par un besoin inavouable.

- Allons-nous-en ! proposa Mominette à Lacosse et à Coudet-Brassin.

Lacosse, ne se décidant pas à croire à son bonheur, demanda :

- Alors, ce n'est pas de la blague?

- Mais non, gros bêta, répondit d'une voix tendre la chanteuse dont les yeux chaviraient déjà de volupté.

- Allons, fit Coudet-Brassin. Mais Debotot intervint :

- Mominette, j'ai besoin de te parler... Il reçut en pleine figure :

- Zut ! laisse-nous tranquilles.

Et le directeur du Casino, impuissant à retenir Mominette, la vit sortir entre Coudet-Brassin et l'homme auquel il devait la vie...

Mominette occupait une belle chambre dont la fenêtre s'ouvrait sur la campagne de Saint-Aubigny. Elle n'avait pas voulu d'une vue de mer parce que son médecin de Paris lui avait dit que l'air salé était très mauvais pour ses nerfs...

Dès qu'elle eut enlevé son chapeau, l'artiste expliqua son idée :

- Voici. Lacosse et moi, nous ferons un numéro épatant : lui en satyre, moi en gamine avec les jambes nues. Il me suivra, m'offrira des bonbons et, après quelques manières, je danserai avec lui une danse... je ne vous dis que ça...

Coudet-Brassin, qui était un homme d'affaires expéditif, se rendit compte immédiatement qu'il y avait là une idée. Un contrat fut établi en cinq minutes. Lacosse et Mominette débuteraient en octobre au Rigolarium de Lyon, aux appointements de cinquante louis l'un dans l'autre. Lacosse ne sachant pas très bien écrire, Mominette lui dirigea la main pour la signature.

- Et maintenant, mes enfants, dit Coudet-Brassin, je vous laisse. Vous avez besoin d'être seuls pour faire mieux connaissance... Oui, oui, papa Coudet-Brassin sait ce que c'est...

Il n'accepta pas même un verre de liqueur et les quitta après avoir déposé sur la cheminée un billet de vingt-cinq louis à titre d'avance.

- Un brave cœur ! dit Lacosse pour dire quelque chose. - Oh ! tu sais, mon chéri, nous sommes pour lui la bonne affaire, je connais mon homme, répondit Mominette qui, déjà, se mettait à son aise.

Lacosse la regardait. Ce n'était pas possible que tout cela fût à sa portée. Il n'osait pas y toucher.

- Eh bien ! mon gros ?

- Voilà, risqua Lacosse en s'approchant un peu.

- Quel est ton petit nom, d'abord? - Hector.

- Bien, je t'appellerai Totor. Tu as l'air gêné. Pourquoi?

Lacosse avoua : - Il y a si longtemps que cela ne m'est arrivé, mademoiselle.

- Vrai ?

- Vrai...

Mominette n'était pas femme à reculer. Elle avait fait ses preuves et s'était tirée maintes fois de situations qui paraissaient sans issue. La gaucherie de Lacosse stimulait au contraire son ardeur.

Cinq minutes après, - le temps qu'il avait fallu pour rédiger le contrat avec Coudet-Brassin, - Lacosse visitait le septième ciel sous la conduite de Mominette.

- Oh ! Totor !

Tout à coup une clef tourna dans la serrure.
Mominette avait oublié de pousser le verrou et M. Debotot venait troubler la fête...

Le directeur du Casino s'arrêta sur le seuil. - C'est trop fort, gronda-t-il, pâle de rage. Lacosse se retourna.

- Qu'est-ce qui est trop fort?

- Oh ! vous... si c'est pour ça que vous m'avez sauvé la vie l

Mominette n'avait pas perdu la tête.

- La ferme ! cria-t-elle... Tu nous fais suer... J'en ai plein le dos de toi...

- Pardon, ma petite, tu es liée à moi par ton engagement. Je suis le patron...

L'artiste bondit hors du lit, saisit dans la table de nuit l'engagement, le déchira, en lançant les morceaux à la tête de Debotot.

- Voilà ce que j'en fais de ton engagement. Tu me tra?neras devant les tribunaux si tu veux... je m'en f... je m'en f...

- Et ton dédit? hurla Debotot.

- Mon dédit? Exploiteur ! repartit Mominette triomphante... Tu n'as oublié qu'une chose... c'est que je suis mineure pour trois mois encore.

Debotot esquissa le geste de gifler Mominette.
Lacosse intervint.

- Monsieur Debotot, dit-il, n'oubliez pas que sans moi vous ne seriez pas ici.

- La ferme ! répéta Mominette, nous n'allons pas discuter avec ce coco-là. Le directeur du Casino n'avait plus qu'à avaler sa honte.

- Si vous le prenez sur ce ton... déclara-t-il, avec l'air pincé de quelqu'un dont on a blessé la délicatesse...

Et il ne resta pas davantage.

Lacosse ne savait plus où il en était. Mais Mominette le remit vite dans la bonne voie et ils retrouvèrent après quelques tâtonnements le fil de la conversation si malencontreusement interrompue.

- Oh ! Totor ! Les minutes de passion écoulées, Lacosse eut conscience de ses devoirs nouveaux et déclara

- Il t'a plaqué. Mais je serai là, moi.

- Et ça me suffit, va, Totor ! répondit Mominette attendrie.

Puis l'artiste s'informa :

- Tu prends un tub le matin, Totor? Lacosse n'hésita pas - Non., ?a sera du gruyère avec du vin blanc, ma chérie.

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