Dranem - Une riche nature
1ère partie
Chapitre IV
Une affaire d'honneur.
Lacosse et Mominette arrivèrent à Lyon quinze jours avant la réouverture du Rigolarium.
Lacosse voulait reconna?tre les lieux et se familiariser avec les mœurs de l'endroit. Et puis, la revue dans laquelle ils devaient faire leurs débuts exigeait de nombreuses répétitions d'ensemble.
Cette revue était de Valentat et Tarin, deux auteurs très parisiens qui savaient, à l'occasion, devenir Lyonnais. Coudet-Brassin avait dépensé plusieurs milliers de francs pour la monter. Elle ne comportait pas moins de dix-huit tableaux, dont un seul, disaient les communiqués, eût suffi à faire la gloire du musée du Louvre !
Un bataillon de vingt-quatre jeunes et jolies filles avait été engagé pour mener le bon combat.
On s'était mis en frais pour les déshabiller. Six d'entre elles avaient été baptisées girls, les Rigolarium's girls, et on leur avait accordé des perruques blondes.
Lacosse et Mominette figuraient parmi les vedettes.
- Je tiens à ce que les lettres de mon nom soient grandeur nature sur l'affiche avait recommandé Lacosse.
Et il s'était fait photographier par le premier photographe de Lyon pour le programme.
En dehors du numéro qu'il avait préparé avec Mominette, à Saint-Aubigny, il devait créer deux rôles : celui de M. Chéron à propos de 'la Vie chère' et celui du Brésilien séducteur de M11e Cocagne. Il les avait déjà dans la peau, suivant sa propre expression. A vrai dire, il avait l'air d'un Don Juan dans le rôle de M. Chéron et d'un blackboulé dans le rôle du Brésilien, mais il était excellent dans les deux.
Ses camarades étaient aux petits soins pour lui, car on n'ignorait pas qu'il avait l'oreille de Coudet-Brassin. Valentat et Tarin le consultaient souvent sur la portée de certains mots et il avait toujours des réponses aussi spontanées que déconcertantes, qui inspiraient aux auteurs de véritables trouvailles. Les figurantes ne cachaient pas leurs bonnes dispositions à son égard et attendaient impatiemment un signe pour tomber dans ses bras. Mominette avait même fait à une des Rigolarium's girls une scène de jalousie si violente que l'on avait dû suspendre une répétition et mettre à l'amende les deux rivales.
- C'est bon, je paierai pour les deux ! avait dit généreusement Lacosse.
Mominette et lui étaient venus à Lyon avec deux louis. Ils s'étaient installés gentiment, ne se refusaient rien, mangeaient comme quatre, prenaient des voitures, changeaient de chemise comme on change d'idées.
Lacosse, qui tenait les comptes, commençait à trouver étrange et quasi miraculeuse la durée de ces deux louis, sur lesquels on vivait si largement. Il en arriva à conclure qu'il y avait quelque chose là-dessous.
Soupçonnant la source de ses revenus, il surveilla étroitement les allées et venues de Mominette. Le pot aux roses fut bientôt découvert. Mominette était tout bonnement la ma?tresse d'un certain comte Andujar del Maduro y del Pastaflor, un bellâtre de la plus brune espèce, qui se faisait remarquer au cercle par une chance contre laquelle il n'y avait pas à lutter. C'était ce noble seigneur qui entretenait le petit intérieur de Lacosse.
Mais Lacosse était un homme à principes. Lorsqu'il fut certain de son affaire, il entra dans une colère terrible.
- Je sais tout ! cria-t-il à Mominette qui était au lit.
- Tu sais tout quoi, mon coco?
- Coco ! cela te pla?t à dire, je le comprends... Je sais que tu es la ma?tresse du comte Andujar del Maduro y ciel Pastaflor...
- Je vais t'expliquer...
- Pas d'explications... tu me trompes...
Mominette sauta hors du lit.
- Ah ! tout ce que tu veux, mais pas ça, Totor... Je ne t'ai jamais trompé. J'ai un ami, soit !... Mais c'est par amour pour toi, parce que je tiens à ce que tu sois à l'aise, tu m'entends, c'est la plus grande preuve d'amour qu'une femme puisse donner à un homme, ça, Totor !
Elle s'accrochait à lui, câline. Lacosse la repoussa.
- Ta ta ta... je ne mange pas de ce pain-là.
- Tu es un serin.
- Qu'est-ce que tu dis?
- Je dis que tu es un serin...
Pour toute réponse à cette injure sanglante Lacosse appliqua deux claques sur le revers de Mominette, au seul endroit où un homme bien né puisse frapper une femme.
Mominette se retourna et lui sauta au cou.
- Je t'adore !
Mais il la repoussa encore et partit en déclarant qu'il allait corriger le larron de son honneur. Il savait que le comte Andujar (*) jouait à cette heure au poker dans un bar très fréquenté par la haute société lyonnaise et étrangère.
(*) Je coupe le reste du nom afin de ne pas vous embarrasser de mots qui n'ajoutent rien à l'intérêt de cette histoire. (Note de l'auteur.)
Cela ne tra?na pas. Le comte Andujar fut rossé copieusement et publiquement. Lacosse était taillé en hercule. Les habitués du bar, tous gens de sport, avaient fait cercle autour des combattants et admiraient l'entrain de l'artiste lyrique.
Quand il jugea la leçon suffisante, Lacosse tendit la main au comte Andujar pour l'aider à se relever.
- Nous sommes quittes maintenant, monsieur le comte ! serrons-nous-la...
- Monsieur, riposta le comte, cela ne peut
se laver que dans le sang. Vous recevrez la visite de deux de mes amis.
- Vous êtes trop aimable, mais ça ne vaut pas la peine de vous déranger, fit Lacosse qui se demandait où le comte voulait en venir et qui avait retrouvé sa bonhomie habituelle.
Notre héros avait bien lu 'les Trois Mousquetaires', mais il croyait que les duels étaient des histoires d'écrivains...
Le lendemain, Mominette et Lacosse étaient
réveillés par une série de coups de sonnette.
- Tu attends quelqu'un? demanda Lacosse. - Non, et toi?
- Non.
- Alors, on repassera.
Mais comme on sonnait de plus en plus fort, Lacosse se leva tout de même pour aller voir ce que c'était.
C'étaient M. de la Roche Tarpéienne, président du Cercle du Progrès et de l'Industrie, et M. Caropoulo, explorateur d'origine grecque, qui se présentaient de la part du comte Andujar et demandaient des excuses ou une réparation par les armes.
- Pardonnez-moi de vous recevoir dans ce
costume ! s'excusa Lacosse, qui était en caleçon.
On causa dans l'antichambre. M. de la Roche
Tarpéienne, premier témoin, laissa entendre que son client serait tout disposé à transiger si Lacosse y mettait un peu de bonne volonté. On pouvait s'arranger entre gens d'honneur. Mais Lacosse, qui n'y voyait pas clair en cette affaire, répondit qu'il ne pouvait prendre aucune décision avant d'avoir vu son directeur, M. Coudet-Brassin.
Lacosse raconta tout à Mominette en se recouchant, et la chanteuse, bouleversée, eut une crise de larmes qui se termina en crise d'amour.
On se releva pour se rendre chez Coudet-Brassin.
L'impresario expliqua à Lacosse qu'un duel
est une rencontre fort courtoise où les adversaires se tendent le bras droit en cherchant à se piquer le moins possible avec une épée, à moins qu'ils ne préfèrent échanger deux balles sans résultat, et il engagea Lacosse à profiter de cette bonne fortune.
- C'est de la publicité gratuite qui vous posera avant la première de la revue. Il faut y aller, mon petit. Vous avez une chance inou?e... Nous réglerons tous les détails ensemble... Ce n'est pas la première fois que je monte un duel... Soyez tranquille, ça marchera comme sur des roulettes... Et je serai votre premier témoin...
Lacosse s'y prêta. Le régisseur du Rigolarium devint son second témoin, et on s'aboucha, - suivant l'expression consacrée -, avec les témoins de la partie adverse. Coudet-Brassin mena les choses rondement. Il écarta toutes les propositions conciliantes des témoins du comte Andujar. On convint d'un duel à l'épée, aux conditions ordinaires.
- Là, êtes-vous content ? dit Coudet-Brassin à Lacosse en lui montrant le procès-verbal.
- Je vous répondrai après, répartit Lacosse... Montrez-moi, en attendant, comment on tient une épée.
Coudet-Brassin, qui avait donné des représentations du Bossu, révéla à Lacosse la fameuse botte de Nevers dont le chevalier de Lagardère tire si habilement parti au premier acte du drame. Mais il lui conseilla de n'user de ce coup dangereux que si le besoin s'en faisait réellement sentir, et de rester simplement le bras tendu jusqu'à ce que le comte Andujar v?nt de lui-même se piquer pour en finir.
La nuit qui précéda le duel, Lacosse aurait bien dormi s'il avait été seul, car il ne manquait point de courage et pensait qu'entre honnêtes gens, quand il arrive de se quereller, il ne faut jamais rien garder sur le cœur.
Mais, plus que jamais, Mominette avait tenu à partager la couche de Totor. Elle était 'dans les transes' à la pensée que son Totor allait se battre pour elle. Or, quand elle était dans les transes, Mominette ressentait un plus grand besoin de tendresse.
Lacosse subit un rude assaut. A peine essayait-il de s'isoler et de faire le mort que Mominette le ramenait à elle implacablement.
- C'est peut-être notre dernière nuit, Totor !
Tout de même, sur le coup de deux heures du matin, Lacosse se mutina. Il ne voulut plus rien savoir.
- ?coute, Mominette, si tu tiens à ma peau, laisse-moi me reposer un peu... je dormirais sur le terrain...
- Comme tu m'aimes peu, soupira Mominette désappointée... Dors donc, ingrat !
Lacosse ne fit pas de cérémonies. Deux minutes après, il ronflait du ronflement de l'innocence.
- Est-il beau, l'animal ! pensait Mominette en l'écoutant dormir...
A six heures et demie, Coudet-Brassin et le régisseur du Rigolarium vinrent chercher leur client.
Réveillons-le doucement, recommanda
Mominette qui, elle, n'avait pas fermé l'oeil.
- Totor ! Totor ! Totor ! appela-t-elle crescendo.
Lacosse s'agita dans le lit.
- Quoi? Laisse-moi dormir... murmura-t-il.
Mais Coudet-Brassin intervint.
- On se bat, ce matin, mon petit... Il est
l'heure de se lever... Allons, du courage.
Lacosse se frotta les yeux et se mit sur son
séant. Avec une héro?que inconscience, il dit :
- J'avais oublié.
Puis il fit rapidement sa toilette, aidé par Mominette, Coudet-Brassin et le régisseur.
- Je veux que tu sois bien propre... s'il arrivait un malheur ! répétait Mominette en le parfumant des pieds à la tête.
Coudet-Brassin était plus rassurant.
- Bah ! on en revient, disait-il...
?videmment je regrette que la rencontre ne soit pas dirigée par Poirier-Rosière, l'homme qui sait le mieux séparer les épées, mais je suis persuadé que tout se passera sans douleur.
- Prenez pourtant vos précautions, conseilla le régisseur.
Lacosse prononça gravement :
- Je laisse tout à Mominette, sauf mon cadavre que je lègue à la Faculté de Médecine.
Mominette sanglotait, ne faisant pas même la réflexion qu'elle était couchée sur un testament illusoire.
- Abrégeons, abrégeons, s'écria Coudet-Brassin.
Lacosse et Mominette s'étreignirent longuement.
Il fallut les arracher de force l'un à l'autre. Mominette voulait suivre Lacosse. Mais Coudet-Brassin expliqua qu'il était défendu d'être accompagné. Et les trois hommes partirent, abandonnant la jeune femme à ses sanglots.
L'endroit choisi était une clairière dans un petit bois des environs.
Le soleil avait percé le brouillard. Il allumait l'or d'un paysage d'automne.
Le comte Andujar, auquel nous donnerons pour cette fois encore tous ses titres, le comte Andujar del Maduro y del Pastaflor arriva le premier avec ses témoins et le docteur Rugnatello. Il n'avait pas l'air dégagé ni l'élégante désinvolture que tous les pontes admiraient au cercle.
Les feuilles mortes qui l'entouraient lui semblaient un mauvais présage. Il avala un stimulant.
Lacosse et les témoins ne se firent pas attendre longtemps. De grands saluts furent échangés.
- Sapristi, s'écria Coudet-Brassin, nous avons oublié le médecin !
Mais le régisseur assura qu'il était capable de tous les pansements, ayant l'habitude de donner les premiers soins aux artistes des deux sexes victimes d'accidents de travail.
On commença donc.
Lacosse s'intéressa aux préliminaires. Il vit avec stupéfaction Coudet-Brassin et M. de la Roche Tarpéienne marcher à grandes enjambées, jouer à pile ou face et faire rougir les épées à la flamme d'une lampe à essence. Il vit le docteur Rugnatello dérouler des bandes et préparer des outils.
Puis on lui indiqua sa place et on lui donna une épée.
Le duel devait être dirigé alternativement par Coudet-Brassin et M. de la Roche Tarpéienne.
Le comte Andujar était très pâle. Lacosse au contraire était très rouge, car il avait une nature sanguine.
- Vous y êtes, messieurs? demanda Coudet-Brassin en présentant l'une à l'autre les pointes meurtrières.
- J'y suis, lança Lacosse...
- Halte-là ! cria soudain une voix étrangère.
Deux gendarmes, carabine au poing, venaient de faire irruption dans la clairière.
Les adversaires, les témoins et le médecin restèrent cloués sur place, la bouche ouverte.
- Trahison ! protesta enfin le comte Andujar qui, dans son for intérieur, se réjouissait déjà de cette suspension d'armes et avait retrouvé toute sa noblesse. Trahison ! Quelqu'un a voulu empêcher le duel... Je demande la disqualification...
- C'est pour vous seul que nous venons, interrompit un des gendarmes en mettant la main sur l'épaule du comte. Au nom de la loi, je vous arrête.
- Que signifie?
- Cela signifie, expliqua le second gendarme, que vous êtes le nommé Fénelon-Condé-Richelieu Laconfiturière, né natif d'Ha?ti, dit comte Andujar del Maduro y del Pastaflor et accusé d'un vol de 10.000 francs. Nous vous tenons, mon lapin.
On juge de l'émotion soulevée par cette révélation chez des gens qui s'étaient réunis pour assister à un lavage d'honneur.
Le comte Andujar n'avait qu'une chose à faire : se jeter sur l'épée toujours tendue de Lacosse et échapper ainsi à la honte. Car il était bien, en effet, Fénelon-Condé-Richelieu Laconfiturière et avait sur la conscience d'autres vols que celui pour lequel on l'arrêtait. Mais il n'avait décidément pas l'âme chevaleresque.
- Je suis victime d'un guet-apens ! dit-il, pour se donner une contenance.
Et il partit, encadré des deux gendarmes qui saluèrent Lacosse en s'excusant de l'avoir dérangé.
Après ce départ peu glorieux, MM. de la Roche Tarpéienne, Acropoulo et le docteur Rugnatello exprimèrent leur propre confusion et leurs regrets d'avoir assisté sur le terrain un aussi déplorable personnage.
- Bah ! fit Lacosse, il vaut peut-être mieux que ça finisse sans effusion de sang.
Les épées rentrèrent dans les inévitables étuis de serge verte et l'on regagna la ville où l'on avait tant de choses à raconter. Les témoins et le médecin du faux comte Andujar se confondaient en attentions pour Lacosse dont ils vantaient les manières qui rappelaient le beau temps des mousquetaires. Coudet-Brassin et le régisseur du Rigolarium renchérissaient.
Lacosse laissait dire. On voulut l'entra?ner au
Grand Café, où le résultat était anxieusement attendu. Mais il se déroba à la curiosité publique, voulant d'abord rassurer Mominette.
Les bruits les plus contradictoires ne tardèrent pas à se répandre en ville, grossissant d'une bouche à l'autre. Dans toutes les versions, Lacosse avait le beau rôle. On s'accordait à dire que, s'il y avait beaucoup d'hommes de sa trempe, la France serait à la tête du monde civilisé.
Coudet-Brassin téléphona à tous les journaux de la région, donnant des détails impressionnants et insistant sur ce point que Lacosse allait débuter dans quelques jours sur la scène du Rigolarium. Cependant notre héros avait regagné son logis où bientôt les coups de sonnette se succédèrent. On venait le féliciter, l'interviewer, le photographier.
Mais il était tout à Mominette qui ne voulait pas en perdre une bouchée. La chanteuse le dévorait littéralement.
- Il sera à vous dans quelques instants, criait-elle aux visiteurs.
En bas, la foule impatiente vociférait - Au balcon ! au balcon !
Lacosse et Mominette descendirent enfin. Une ovation indescriptible les accueillit. Vingt objectifs, dont trois de cinématographe, se braquèrent sur eux.
- Merci, merci, faisait Mominette.
Quant à Lacosse, il cherchait à prendre la pose de Napoléon, dont un défilé de la revue de Valentat et Tarin lui avait révélé l'existence aventureuse et sublime.
Chapitre III Chapitre V |