Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

1ère partie

Chapitre III

Où l'on se repose.

Rien ne retenait plus Mominette et Lacosse à Saint-Aubigny, Mominette ne faisant plus partie de la troupe du Casino et Lacosse ayant donné avec éclat sa démission au Grand Hôtel de la Plage.

M. Bichon avait essayé cependant, au prix des plus gros sacrifices, de s'attacher ce garçon qui s'était classé brusquement parmi les curiosités du pays.

- Oui, avait répondu Lacosse, vous voulez profiter de mon prestige, maintenant que je suis arrivé. Je ne marche pas, mossieu Bichon !

Mais les deux amants restèrent à Saint-Aubigny pour s'aimer à l'air pur et pour que l'on vit leur bonheur.

Ils étaient enchantés l'un de l'autre. Mominette tirait tout le parti possible de Totor qui, malgré la proximité de l'océan, se "dessalait" à vue d'oeil. Quant à Totor, il éprouvait un peu l'impression d'un Christophe Colomb mettant son pied sur une terre nouvelle et y plantant son drapeau. Il avait assez vite compris Mominette et le moyen de s'en servir. Et il se sentait fier d'être l'amant d'une pareille artiste, d'autant plus fier qu'il entrait ainsi lui-même dans la carrière...

Il s'était acheté un complet veston à carreaux verts et blancs, un panama authentique, douze cravates et des chaussettes fil et soie. Il voulait que Mominette m?t toutes ses bagues, tous ses bracelets, tous ses colliers pour sortir avec lui. - Nous devons être à la hauteur ! répétait-il chaque matin pendant la toilette. Le fait est que tout Saint-Aubigny avait les yeux sur eux.

Quel chemin avait parcouru Lacosse en quelques jours ! Obscur garçon d'hôtel, amoureux éconduit, puis courageux citoyen, il était devenu enfin le Don Juan local.

Après l'avoir montré comme un bel exemple d'héro?sme désintéressé, les mères disaient maintenant à leurs enfants :

- Ne regardez pas ce monsieur, qui est avec cette personne.

Et, naturellement, on les mangeait des yeux.

C'était la popularité, la vraie, la bonne, celle qui ne va point sans quelque scandale. Lacosse s'en rendait bien compte. Il plastronnait. Lui, jadis si simple, le prenait à présent de très haut. Les deux amants se faisaient dresser au milieu de la plage un parasol immense sous lequel ils se prélassaient en compagnie de M. Coudet-Brassin, leur impresario et ami. A quatre heures de l'après-midi, un chasseur nègre apportait un plateau, et on prenait le thé ostensiblement.

Tous les regards des baigneurs convergeaient vers le parasol de Mominette et de Lacosse. Mais il irritait surtout Mlle Suzanne Bichon, ce parasol ! La jeune fille se rongeait les ongles de jalousie, une de ces jalousies de femme où l'amour n'est pour rien. Elle était jalouse de voir au bras d'une Parisienne si bien mise l'homme qui avait demandé tant de fois sa main et qui affectait de ne pas la reconna?tre...

Mominette et Lacosse ne retournèrent qu'une fois au Casino, simplement pour narguer Debotot. Ils arrivèrent dans la salle de baccara au moment où, dans l'espoir de ranimer la partie chancelante et de vider les poches des rares pontes fidèles, le baron de Pardaillac prenait la banque avec dix louis que Debotot lui avait confiés.

Je fais le complément des deux tableaux ! lança Lacosse sans saisir l'importance de ces paroles soufflées par Mominette.

Les 2 tableaux abattirent neuf.

- La Banque est remise, gémit le baron de Pardaillac.

- Même jeu ! prononça Lacosse. Le banquier, ayant baccara, offrit des cartes.

Les deux tableaux refusèrent.

Tout dépendait donc de la carte qu'allait tirer le banquier. La tentation de tricher chercha à s'insinuer dans l'âme du baron, mais il la repoussa énergiquement. Ruiné, vivant au crochet des tripots, le baron de Pardaillac avait tout perdu fors l'honneur, l'honneur légendaire de cette vieille branche des Pardaillac dont il était le dernier rameau.

Il tira donc, honnêtement, c'était la bûche ! Il perdait encore des deux côtés.

Le sort par une de ces ironies qui lui sont familières avait voulu que Lacosse f?t sauté le baron de Pardaillac et par contrecoup Debotot !

Mominette avoua que c'était le plus beau coup de sa vie et, ce jour-là, ils ne jouèrent pas davantage. Ils allèrent saluer Mlle de La Flèche.

La romancière leur raconta qu'on venait de lui faire bisser une fois de plus sa fameuse chanson 'Si les oiseaux avaient des ailes'. Mais elle se montra plutôt froide avec Lacosse, qui n'était pas son genre d'homme. Lacosse préféra d'abord s'entretenir avec les athlètes anglais, les Will Brother's, qui ne parlaient que par monosyllabes, se conformant d'ailleurs ainsi au genre de leur langue maternelle. Il leur prêta deux louis.

Chaque soir, Mominette et Lacosse travaillaient en présence de Coudet-Brassin au numéro qu'ils devaient créer au Caporaliffe de Lyon. Cela prenait tournure. Lacosse n'avait jamais pu se mettre dans la tête ni dans les pieds les pas imaginés par Mominette. Mais ses faux pas, souvent suivis de chute, remplissaient d'aise Coudet-Brassin qui s'écriait que c'était des effets sûrs et des traditions. Lacosse ne comprenait pas très bien, mais il en était arrivé à ne plus douter de son talent et à se demander comment il avait pu rester aussi longtemps méconnu...

Mominette le comparait déjà aux plus grandes vedettes de ces soixante dernières années.

Depuis son suicide, notre héros n'avait repris aucun bain de mer. Il avait peur de l'eau. Mais il ne l'avouait pas et déclarait qu'il ne voulait pas risquer de gâter sa voix. Il s'était même refusé à accompagner Coudet-Brassin qui pêchait régulièrement la crevette dans des flaques inoffensives.

Un matin, Lacosse dit à Mominette - Prends ta robe blanche et sors tous tes bijoux, je t'emmène déjeuner à l'Hôtel de la Plage. Ce que les Bichon vont faire une bobine !

Il voulait revoir les lieux où il avait souffert, repara?tre en vainqueur là où il avait subi toutes les défaites. Mominette se prêta au caprice de son Totor et se fit belle à damner un saint (*).

        (*)Je n'aime pas beaucoup parler toilette. Voici pourtant un aperçu rapide de la robe de Mominette : chemisette de flanelle blanche avec col marin bleu ciel découvrant la gorge, jupe de chez le grand faiseur, toque avec aigrette noire et boucle en brillants. (Note de l'auteur.)

Les deux artistes s'installèrent à une table du restaurant à la carte. En reconnaissant Lacosse, son ancien collègue, le garçon qui venait prendre la commande laissa tomber une pile d'assiettes... Mlle Suzanne accourut au bruit. Elle devint blême à la vue de ces clients inattendus. Mominette riait effrontément.

- Eh bien ! mademoiselle, prononça Lacosse, nous avons faim. On est bien mal servi ici. Voulez-vous nous donner le menu ?

Suzanne Bichon, cherchant à dissimuler sa jalousie féroce, tendit la carte. Lacosse consulta Mominette.

- Commande, ma chérie...

- C'est un menu tellement mesquin !

Suzanne pinça les lèvres.

- Le prince des Açores était moins difficile que vous, murmura-t-elle. Il est vrai que M. Lacosse mangeait à l'office à cette époque.

Lacosse le prit d'un air dégagé. - Je ne l'ai point oublié, dit-il, et je n'en suis que plus fier de ma nouvelle situation ! Mais assez causé, mam'selle Suzanne... Qu'on nous serve et plus vite que ça...

- Des œufs brouillés aux truffes, des pieds truffés, de la galantine truffée..., nous verrons après..., commanda Mominette qui s'amusait.

- Allez, ma fille, ajouta Lacosse. Suzanne Bichon se pencha vers lui et, d'une voix de défi, lui dit à l'oreille :

- J'aurai ma revanche, soyez tranquille, et nous nous retrouverons. Et elle alla porter les ordres à la cuisine, se jurant de faire un jour payer cher à cette dinde de Mominette ce qu'elle considérait assez justement comme une provocation. Cependant Totor Lacosse était ravi.

- As-tu vu ça, Mominette? La chanteuse répondit avec autorité :

- Retiens ce que je te dis, Totor... Avant deux ans, cette petite-là sera grue à Paris. Et je m'y connais !

Certaines femmes sont douées d'un flair étonnant... L'avenir devait réaliser cette prédiction et le présent même allait en devancer l'effet !... Car, au moment où Mominette prononçait ces paroles prophétiques, il se déroulait à la cuisine une scène qui devait avoir une influence décisive sur toute l'existence de Mlle Suzanne Bichon.

Suzanne avait laissé éclater sa colère devant son père.

- Crois-tu, papa, ce garçon qui a été à notre service et qui me donne des ordres... et qui étale cette femme de luxe !

M. Bichon était, comme on dit, d'un mauvais tour. Ses affaires, qui n'avaient fait que péricliter depuis trois ans déjà que Mme Bichon avait rendu son âme à Dieu, prenaient, vers la fin de la saison, un virage tout à fait dangereux. Grâce à son insupportable caractère qui éloignait les voyageurs, le bonhomme était acculé à la faillite prochaine.

Aussi, au lieu de consoler sa fille, ne manquât-il pas de lui reprocher de se montrer trop coquette; il alla même jusqu'à la traiter de polissonne et de gourgandine, en ajoutant qu'elle tenait de sa mère, qui, dit-il en se passant la main sur le front, n'en avait jamais fait qu'à sa tête.

Et il ajouta : - Nous perdons des clients à cause de toi.

- Les clients ! pour ce qu'il en reste, c'est moi qui les attire ! répliqua la jeune fille. Tiens, le fils Merlin, par exemple... - Ah ! je l'attendais, le fils Merlin !... Tu devrais en rougir du fils Merlin... Je te défends de le tra?ner dans tes jupes comme tu le fais... Autrement, c'est moi qui te les relèverai, et à la bonne manière !

- Dame, papa, tu as toujours prétendu que j'étais taillée pour faire un beau mariage, je le prépare !

- Petite sotte !... Tu crois qu'il t'épousera, ce gigolo? Toi, une fille sans dot !

- On peut toujours voir.., et puis zut ! zut ! zut 1 j'en ai assez de la purée.
Et la jeune fille tourna le dos.

- Quelle tête !... C'est sa mère tout craché.. fit Bichon.

Suzanne était, en effet, mûre pour le coup de tête. Elle écrivit au fils Merlin ce petit billet qu'elle glissa sous la porte du huit :

"Ce soir, à neuf heures, dans le jardin, derrière la statue de Mercure. On causera"

Cette petite avait vraiment le diable au corps, à un âge où tant d'autres sont à peine formées. Une vocation irrésistible l'appelait vers la galanterie.

Ce soir-là, précisément, il y avait de la lune. Le jardin de l'hôtel était éclairé pour l'amour.

A neuf heures moins cinq (*), le fils Merlin prenait position. C'était le beau jeune homme de province, avide de dépenser brillamment les douze mille francs de rente qu'il devait au commerce paternel. A neuf heures cinq, Suzanne lui serrait la main. A neuf heures dix, elle était sur ses genoux. A neuf heures vingt, après un baiser décisif, le fils Merlin proposait à la fille Bichon de l'emmener à Nantes, une grande ville où il devait aller visiter la fabrique de gâteaux secs d'un oncle à héritage.

        (*) Je préviens une fois pour toutes mes lecteurs que je donne l'heure de l'Observatoire. (Note de l'auteur.)

- Peut-être ! répondait Suzanne. Enfin, à neuf heures vingt-huit exactement, le jeune homme, ayant sans trop de peine dégrafé le corsage de la jolie Suzanne, était bien près de toucher le but. Il ne savait déjà plus à quel sein se vouer, lorsque Bichon père fit irruption !

- Polissons !... Vous, monsieur Merlin, je vous ferai remettre votre addition ce soir même et je vous prie de déguerpir après l'avoir réglée... Quant à toi...

Suzanne, effarée, perdit à la fois la réplique et l'équilibre. Bichon prit sa fille sous son bras gauche et, sans se soucier de la présence du jeune homme, il découvrit ce que, dans "Miss Helyett", on appelle un superbe point de vue, et administra, au clair de lune, une correction exemplaire; Suzanne criait et gigotait non sans motif. Le fils Merlin, comprenant que toute intervention de sa part serait déplacée, et qu'il n'avait qu'à se tenir coi, considérait en silence ce spectacle qui n'était pas de nature à diminuer ses sentiments.

Quand il eut assez frappé, Bichon ordonna - Et maintenant, au lit, mademoiselle !
On devine la suite.

Le lendemain matin, Suzanne rejoignait le fils Merlin à la gare et les deux jeunes gens prenaient le train pour Nantes. C'était l'embarquement pour Cythère ! Mlle Bichon quittait sans regret ni remords Aubigny-les-Bains, témoin de sa honte.

Le fils Merlin sut mettre à profit la solitude de leur compartiment pour prodiguer à sa chère Suzanne les plus agréables consolations. Dès le kilomètre 29, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre. - Ah ! si Lacosse était là, pensait Mlle Suzanne.

 

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