Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

2ème partie

Chapitre III

Où la tournée Lacosse s'arrête à Dingo et en repart, décapitée...

Ce fut une véritable soirée de gala.

Toute l'aristocratie de Dingo, tous les hauts fonctionnaires de la principauté, tous les officiers supérieurs, tous les magistrats assis et debout, tous les gros financiers, tous les membres des vingt-deux académies étaient au Kursaal, impatients d'admirer Lacosse.

A neuf heures, la princesse Mitineka Shakossouzoff apparut avec le prince consort, dans la grande loge d'avant-scène. Elle était entourée de tous les dignitaires de la cour, de ses dames d'honneur et des grands de Blagapar. La musique exécuta la Marche de la Princesse que toute la salle écouta debout et qui fut suivie d'acclamations enthousiastes. Un seul cri de " Vive la Sociale ! " lancé du poulailler, troubla cette belle manifestation. Le perturbateur, appréhendé aussitôt par les gendarmes, était ivre-mort. Il n'en déclara pas moins qu'il avait agi en citoyen conscient. On eut beaucoup de peine à le protéger contre la fureur de la foule qui voulait le lyncher.

Très calme, très crâne, la princesse Mitineka ne parut pas s'émouvoir de cet attentat, et sourit de plus belle pour rassurer ses fidèles sujets.

Que dire de la représentation? Lacosse se montra égal à lui-même, c'est-à-dire incomparable. On n'avait jamais tant ri à Dingo. Les plus sévères magistrats, les plus vénérables académiciens se tordaient dans leur fauteuil, en proie à de véritables coliques de ga?té. Sous l'influence comique de l'homme qui avait fait pleurer de rire le shah, la femme d'un procureur général, prise, avant terme des douleurs de l'enfantement, accoucha entre les mains d'une ouvreuse.

La princesse donnait le signal des applaudissements. Mais elle était d'une pâleur extrême et ses yeux brillaient de leur lumière d'alcôve. L'étrange, la captivante, la fascinante-laideur de Lacosse avait produit son effet sur cette nature qui en était une.

A l'entr'acte, elle fit venir l'acteur dans sa loge. Après l,avoir chaudement félicité, elle l'invita à venir au palais le lendemain dans l'après-midi, pour une audition privée.

- Vous ne le regretterez pas, glissa-t-elle langoureusement.

- Je suis à la dévotion de Votre Altesse, répondit Lacosse en baisant la main chargée de bagues qui frissonna déjà sous cet inoffensif contact.

Mitineka ne pensait plus à Makrovo...

L'audition privée eut lieu dans la Galerie des Batailles sur laquelle planaient tant d'ombres historiques. Seuls, la princesse, la comtesse Troula, le comte Féketé, le capitaine des gardes, le ma?tre des cérémonies, la femme de chambre Catherine et deux pages y assistèrent. Lacosse se montra moins à l'aise au milieu des tapisseries glorieuses et devant ce public de choix.

Lorsque l'audition fut terminée, Catherine s'approcha de l'acteur :

- Monsieur, son Altesse la princesse Mitineka vous prie de passer dans ses appartements. Voulez-vous me suivre ?

Lacosse suivit Catherine qui l'amena par un labyrinthe de couloirs dans un petit cabinet de travail attenant à la chambre de Mitineka.

La princesse l'accueillit à cœur ouvert.

- Monsieur Lacosse, dit-elle, je suis très heureuse de vous souhaiter la bienvenue dans ma principauté et de pouvoir attacher moi-même à votre poitrine la décoration de l'ordre du Lacet d'honneur que je décerne seulement à ceux qui se sont distingués par leur bravoure, leur persévérance ou d'exceptionnelles qualités. Elle entr'ouvrit son corsage, prit le Lacet d'honneur et, sans se reboutonner, décora Lacosse.

Sa main s'appuya avec complaisance sur la poitrine palpitante d'émotion du récipiendaire. Mais celui-ci ne vit pas que la princesse le conviait à l'accolade. Intimidé de se trouver face à face avec une Altesse, il gardait les distances, oubliant qu'il y a des cas où le crime de lèse-majesté est la meilleure façon de faire sa cour et ne se sentant pas, d'ailleurs, capable de le commettre.

- Ce jour comptera parmi les plus beaux de ma vie, prononça-t-il bêtement, sans même baiser la main de la princesse déçue.

- J'aurai encore quelque chose à vous dire cette nuit, fit Mitineka.

Revenez au palais après la représentation du Kursaal. Je vous décorerai davantage, si vous le voulez bien. Elle indiqua la marche à suivre et les précautions à prendre pour parvenir jusqu'à elle.

La seconde et avant-dernière soirée de la tournée Lacosse souleva le même enthousiasme que la première. On eut même à déplorer quelques accidents provoqués par des éclats de rire.

En sortant du théâtre pour se rendre au palais, Lacosse rencontra son manager qui paraissait soucieux.

- Bonsoir, à demain, lui cria-t-il gaiement !

- A demain peut-être ! répliqua le manager. L'acteur supposa qu'il y avait de la neurasthénie là-dessous et continua son chemin. Il sonna trois coups à une petite porte enfouie sous le feuillage. Quatre hommes armés jusqu'aux dents vinrent lui ouvrir. L'un d'eux lui glissa quelques mots à l'oreille. Escorté par la petite troupe, Lacosse traversa le parc, monta deux étages, enfila une demi-douzaine de couloirs et parvint devant un mur. - C'est là, fit l'homme qui commandait la manœuvre. - Quoi? demanda Lacosse inquiet de tout ce mystère. Pour toute réponse, l'homme imita le cri de la gutta-percha dans le désert et toucha le mur qui se fendit comme par enchantement.

- Vous pouvez aller seul, maintenant illustre seigneur. Un autre mur vous arrêtera. Vous le longerez à gauche jusqu'à une petite porte au-dessus de laquelle brÛlera une veilleuse. Vous soufflerez sur la veilleuse et gratterez à la porte. La suite ne nous regarde pas !

Nous savons que Lacosse était brave.

Il suivit l'itinéraire indiqué, parvint à la petite porte, éteignit la veilleuse et gratta. La porte s'ouvrit aussitôt et le portrait de Pistil Shakossouzoff s'écarta pour laisser entrer notre homme dans la chambre de la princesse. Un spectacle qui eût fait reculer d'horreur saint Antoine s'offrit à la vue, à l'odorat et au toucher de Lacosse. Au milieu de la chambre dont toutes les ampoules électriques étaient allumées, la princesse Mitineka, vêtue d'une paire de bas noirs, se prélassait sur une peau d'ours, une cigarette à la bouche, tandis qu'une fumée odorante s'échappait d'un brûle-parfums posé sur un guéridon de chêne incrusté de nacre. - En voilà des manières pour décorer un homme ! pensa d'abord Lacosse qui saluait jusqu'à terre. Mais un signe ou plutôt un mouvement de Mitineka le mit à son aise. Il salua plus bas encore et tomba enfin sur la peau d'ours où il resta. Attendons quelques minutes et faisons comme les portraits d'ancêtres qui ne bronchèrent pas.

- Votre Altesse est bien bonne ! résuma Lacosse. Mitineka le remercia d'un regard.

- Dis-moi, mon chéri, ce que tu veux encore de moi...

- Rien.., je suis plus heureux qu'un roi !

- Et moi, je donnerais mon trône pour toi !

Lacosse avait atteint le fa?te et n'aspirait pas encore à descendre.

- Pourquoi faut-il que ce beau jour soit sans lendemain, soupira-t-il.

- Mais il en aura des lendemains, et tant que tu voudras.

- Votre Altesse oublie les dures exigences d'une carrière d'artiste. Ma tournée quittera Dingo demain. Dans quelques jours, je serai à Constantinople, puis ce sera le retour en France. Je ne suis, hélas ! pour Votre Altesse, qu'un oiseau de passage !

Mitineka sourit.

- Non, Lacosse, tu n'es pas un simple oiseau de passage. Ton nid est ici. Tu ne voyageras plus. Souviens-toi de la fable des Deux. Pigeons...

- Que veut dire, Votre Altesse...

- Mon Altesse veut dire qu'elle t'aime et qu'elle te garde.

La tournée repartira sans toi. Elle est même repartie à l'heure qu'il est, car elle a pris le bateau de minuit trente-cinq et vogue maintenant sur la mer Noire.

- Votre Altesse se paie ma tête...

Mitineka fronça les sourcils.

- Je suis ma?tresse de tout ici... et la tienne en particulier. Tu as l'honneur de me plaire. N'essaie pas de me résister. Je te briserais comme un fétu de paille. Depuis longtemps, je voulais aimer un grand comique. C'est le ciel qui t'envoie.

- Votre Altesse oublie le char de !'?tat...

- L'?tat, c'est moi !

- Votre Altesse plaisante. La plaisanterie est bonne; mais elle a assez duré.

- Elle durera trois mois, six mois, davantage peut-être ! qui sait? Ta villa t'attend. Elle est située sur la plage, à cent mètres du palais - une portée de browning !

- C'est une des plus belles villas de Dingo. J'y ai fait transporter tes bagages. Tu trouveras tout en ordre. Car j'ai placé près de toi un domestique qui m'est dévoué corps et âme, une perle !

Lacosse se croyait transporté dans un royaume de féerie. Mais il n'était pas content du tout.

- Votre Altesse daignera-t-elle m'expliquer? - C'est bien simple. Je te voulais. J'ai envoyé chercher ton manager, je lui ai fait remarquer que la tournée touchait à sa fin, qu'il ne lui restait plus que cinq ou six villes à exploiter et que son numéro de danseuses françaises aux jambes nues suffisait à lui assurer un gentil petit succès.

- Et ma dignité, ma conscience ! Qu'est-ce que Votre Altesse fait de ma dignité et de ma conscience? Elle s'assied dessus. Qu'elle songe que j'ai touché avant mon départ le prix de la tournée complète et qu'il y a un dédit... - J'ai payé, répliqua Mitineka. Je nie suis arrangée avec le manager en lui garantissant le maximum pour les représentations qu'il doit donner avant son retour. Je l'ai décoré pardessus le marché. Et il est parti enchanté en me chargeant de te faire ses excuses... Car il craignait que tu ne fusses pas dans la combinaison.

- Et il avait raison, je n'y suis pas...

Une fureur aveugle s'empara de Lacosse. Il oublia le protocole, la galanterie, les convenances, tout ce qui sépare apparemment l'homme de la bête, et, en proie à une crise de bestialité, il bouscula la princesse Mitineka qui se retourna sur la peau d'ours, offrant un terrain favorable aux coups qui pleuvaient.

Ah ! comme il connaissait mal le sexe faible, le sage qui prétendait qu'il ne fallait jamais battre une femme même, avec une fleur !

- Oui, c'est ça, frappe, encore... plus fort ! criait la princesse ravie. Puis, se remontrant de face lorsque Lacosse eut fini de frapper :

- Oh ! mon grand cher adoré à sa princesse, tu es bien l'homme de mes rêves...

Mais, sa rage apaisée, Lacosse se jugeait odieux. Tout confus, il s'excusa :

- Votre Altesse me pardonnera-t-elle un mouvement de mauvaise humeur? Mitineka l'attira sur la fatale peau d'ours. - Je te pardonne, mon amour, et même je te remercie... Toi, du moins tu ne me respectes pas, toi, tu ne me traites pas en souveraine, comme les autres, tu me traites en ma?tresse ordinaire et tu y vas de tout ton cœur.

Lacosse était désarmé par tant de grandeur d'âme.

- Après tout, pensa-t-il, c'est plutôt flatteur d'être le favori d'une princesse ! Cela fera du bruit à Paris...

Et il accepta la situation.

- Rentre chez toi maintenant, dit Mitineka. Si tu rencontres une ronde, tu prononceras simplement ces mots : "Mystère et décoration !" Devant la porte par où tu es entré, tu verras un coupé. Tu monteras dedans. Il est à toi. Inutile de donner une adresse au cocher. Il est prévenu. Je t'ai dit d'ailleurs que la villa était à une portée de browning du palais. Au revoir, mon grand !

Le portrait de Pistil Shakossouzoff fut déplacé une fois de plus et Lacosse prit congé de la princesse.

Notre héros ne connaissait pas encore tous les secrets du vieux palais de Blagapar. Il ne retrouva pas son chemin et suivit d'interminables couloirs faiblement éclairés. - Pourvu que je n'aboutisse pas au prince consort ! Il serait capable de me faire égorger ! se disait-il.

Tous les grands drames historiques où il avait joué un rôle dans les reconstitutions du Panam's Casino lui revenaient à la mémoire. Son regard cherchait les oubliettes...

Mais une ronde le tira d'embarras.

- Qui vive?

- Mystère et décoration !

Les gardes présentèrent immédiatement les armes, puis ils escortèrent Lacosse jusqu'au coupé qui roula juste une minute dix secondes et s'arrêta devant une villa somptueuse et brillamment éclairée. La grille du parc sembla s'ouvrir d'elle-même. Lacosse comprit qu'il était chez lui.

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