Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

1ère partie

Chapitre VI

Où l'on entre dans le meilleur monde.

Un philosophe grec dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à nous mais dont les paroles prouvent qu'il avait, du moins, la reconnaissance du ventre, appelait Montmartre le nombril du monde.

Jim Kanah, danseur américain de premier ordre, était né à Montmartre, de la liaison irrégulière mais momentanée d'un rapin et d'une tireuse de cartes. Il ne répondait plus à son nom de baptême que les exigences du métier l'avaient forcé d'expatrier. On s'accordait à voir en lui un artiste consciencieux et brillant capable même de devenir un jour un danseur russe.

Mais il ne montrait pas dans la vie privée les mêmes scrupules que Lacosse. Il admettait volontiers l'intervention d'un tiers dans ses affaires amoureuses et se serait effacé plutôt que d'entraver l'avenir d'une femme par une jalousie intempestive.

Il ne fit donc nullement la tête à M. Blétinal-Gradet, lorsque celui-ci se rendit acquéreur de la personne de Mominette.

M. Blétinal-Gradet, un des plus notables soyeux de la ville, marié, très considérable et très considéré, affectait des airs de huguenot farouche. Il jugeait sévèrement les moeurs relâchées de son époque et était correspondant de la ligue contre la licence des squares.

Mominette avait cependant fait fondre, à la flamme d'une passion bien allumée, cette austérité qui semblait taillée dans un bloc de pierre ponce. Or, de telles passions chez de tels hommes provoquent les pires débordements. C'est l'histoire du fleuve tranquille qui, sous l'influence d'une crue soudaine, sort complètement de son lit et entre dans tous les autres.

Pendant dix soirées consécutives, M. Blétinal-Gradet avait assisté à la revue de Valentat et Tarin, au premier rang de l'orchestre. Il arrivait dès le commencement afin de mettre sa lorgnette au point pour le numéro où Mominette apparaissait en gamine poursuivie de Lacosse. Il connaissait la revue par cœur.

Les jambes de Mominette lui avaient tourné la tête et donné l'envie folle de marcher. Il y pensait le jour, il en rêvait la nuit. Elles piétinaient ses principes et ses préjugés qu'il était tout prêt à sacrifier sans tambour ni trompette.

Il avait d'abord tâté le terrain par des envois quotidiens de fleurs et de bonbons anonymes. On ne saurait se risquer trop prudemment en ces escarmouches d'avant-garde. Puis, par l'intermédiaire de la sentimentale Mme Poche, surveillante des lavabos du Rigolarium, qui l'avait prévenu "qu'on pouvait y aller" après la rupture avec Lacosse, il ouvrit le feu à coups de billets d'amour et de banque.

Il ne rencontra pas d'obstacle sérieux.

- C'est un homme bien élevé, déclara Mominette. Et quand elle avait dit ça, elle avait tout dit...

M. Blétinal-Gradet ne fut pas déçu. Les jambes de Mominette étaient à la ville ce qu'elles étaient au théâtre, faites pour réjouir l'âme d'un soyeux et renverser les dernières hésitations d'un membre correspondant de la ligue contre la licence des squares.

Le riche commerçant, désireux d'éviter autant que possible les indiscrétions, installa sa jeune amie dans une confortable villa assez éloignée du centre de la ville. Il arrangea sa vie de façon à pouvoir échapper aux obligations conjugales et mondaines trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi. Ces jours-là il se jeta à corps perdu dans la débauche. La villa de Mominette était ouverte à toutes les orgies. Quel scandale, si l'on avait su !

On commençait d'ailleurs à s'étonner en ville de l'intérêt que M. Blétinal-Gradet portait à la revue de Valentat et Tarin. On ne le savait pas si passionné pour l'art dramatique. Car il continuait à occuper son fauteuil au premier rang, pendant un acte au moins, tous les soirs où ses devoirs ne le retenaient pas ailleurs. Les ouvreuses et les contrôleurs l'appelaient par son petit nom : M. Théodore. Bientôt, du reste, il entra en relations d'affaires avec Coudet-Brassin, qui l'autorisa aussitôt à pénétrer dans les coulisses comme chez lui...

Rien ne l'attachant plus à Mominette, Lacosse serrait cordialement la main de M. Blétinal-Gradet. Le grand artiste vivait avec la petite Betsy. Mais l'amour de Betsy ressemblait à de la dévotion. Lacosse était pour la jeune girl une sorte d'idole. Elle tombait dans ses bras au moindre signe et ne lui en demandait pas davantage, heureuse et fière de mériter parfois les baisers du grand artiste. Et puis ces Français savent si bien aimer !

Depuis quelque temps, Lacosse remarquait une spectatrice voilée, qui, du fond d'une baignoire, suivait tous ses mouvements et buvait toutes ses paroles. Elle ne levait jamais sa voilette épaisse, mais sa façon de se renverser sur sa chaise et de porter son mouchoir à sa bouche pendant que Lacosse était en scène indiquait un état d'âme profondément troublé.

Quelle était cette voilette, cette timide voilette?

Quelle était cette femme?

Personne ne pouvait le dire et Lacosse renonçait à éclaircir le mystère de la baignoire lorsqu'il reçut un soir une lettre parfumée où "une admiratrice" lui demandait un rendez-vous dans un endroit sûr. Le style, l'écriture à grands jambages, le papier orné d'une devise "A ma tête !" prouvaient assez que cette lettre n'émanait pas de la première venue. L'admiratrice attendait une réponse : M. B. 68, poste restante.

Lacosse répondit en invitant l'inconnue à venir le surlendemain, à quatre heures de l'après-midi, dans le pied-à-terre où s'abritaient ses tête-à-tête avec Betsy. Quelques minutes avant l'heure fixée, il envoya Betsy prendre l'air, disant qu'il avait besoin d'être seul pour travailler, et il revêtit son pyjama, cadeau de Mominette, souvenir de la première répétition de la revue de Valentat et Tarin, un pyjama galant à larges rayures vertes et roses, du plus engageant effet.

Quatre heures sonnaient à l'horloge de l'épicerie voisine, quand Lacosse ouvrit la porte à son admiratrice. Il la reconnut tout de suite, bien qu'elle eût retiré son voile : c'était la dame voilée de la baignoire ! Grande, très blonde, bien prise et bonne à prendre, à en juger par ses postes avancés, pouvant avoir dépassé la trentaine sans mériter encore la quarantaine, elle paraissait très embarrassée comme quelqu'un qui ne peut à brûle-pourpoint exposer le but de sa visite.

- Vous avez tant de talent, monsieur Lacosse, que j'ai voulu vous voir à la ville. Lacosse s'inclina.

- La vue n'en coûte rien, madame. Mais à qui ai-je l'honneur?

Elle ne répondit pas directement à la question :

- J'aime beaucoup les artistes. Ils nous changent les idées, c'est que, voyez-vous, monsieur Lacosse, la vie n'est pas toujours gaie en province.

- Il faut se faire une déraison, repartit Lacosse, replaçant fort à propos une réplique de la revue.

- Oui, n'est-ce pas?... Et, justement, j'ai pensé..., j'ai cru... enfin je me suis dit que peut-être : un fantaisiste comme vous pourrait me suggérer quelques idées.

- Vous êtes trop aimable. Mais à qui ai-je l'honneur ?

Elle hésitait toujours, tournant la langue dans sa bouche sans oser se prononcer. Lacosse la poussa dans ses derniers retranchements...

- Vous pouvez vous confier à moi, madame. Je sais ce que c'est. Parlez... La vérité sortit enfin, bouillonnante. !

- Eh bien voici, monsieur Lacosse !... Je suis Mme Blétinal-Gradet. Mon mari entretient Mlle Mominette. Je le sais. Je sais aussi que Mlle Mominette ne vous est pas étrangère... Toute ma reconnaissance vous serait acquise si vous pouviez détacher cette femme de mon mari..,

- Hum ! hum !

- Un mot suffirait peut-être.

- Madame, je ne suis plus l'amant de Mominette, protesta Lacosse. Elle m'a trompé.. On ne me trompe pas deux fois, moi, madame !

- Je vous félicite, monsieur Lacosse... Bien d'autres, à votre place, se seraient accommodés d'un compromis avantageux ! Mais alors comment arracher mon mari à cette femme qui lui coûte très cher et l'oblige à faire, dans son intérieur, des économies dont je suis la première victime.

Lacosse appuya sa main droite sur son front afin de rassembler ses pensées. Puis :

- Mon Dieu, madame, permettez-moi d'abord de frapper à votre cœur et de vous demander si vous aimez M. Blétinal-Gradet.

- Comment? - Ouvrez-moi votre cœur, à deux battants...

- Cela restera entre nous, vous me le jurez ?

- Je vous le jure... Répondez-moi sans crainte. Aimez-vous M. Blétinal-Gradet? La visiteuse rougit jusqu'à la racine des cheveux pour murmurer :

- Je n'en ai jamais rien su. M. Blétinal-Gradet est un brave homme, mais... mais... je ne puis vous exprimer cela...

- Exprimez, madame, exprimez... Tenez, je ferme les yeux... M. Blétinal-Gradet est un brave homme, mais, mais ?

- Mais il ne m'a pas encore fait éprouver la moindre volupté légitime.

- L'imbécile ! s'écria Lacosse. Et vous ne l'avez pas trompé ?

Elle avoua, en baissant les yeux :

- Non, monsieur Lacosse. Pas encore...

- Vous avez eu tort, gronda sévèrement l'artiste. Il faut vous y mettre le plus tôt possible, avant qu'il ne soit trop tard.

- Sérieusement ?

- Je ne plaisante pas avec ces choses-là, madame. Croyez-moi, oeil pour oeil, dent pour dent. Il n'y a pas de meilleur moyen de ramener un homme... Allez-y de bon coeur... Et puis, vous verrez que ce n'est pas un remède si. désagréable à avaler...

- Monsieur Lacosse, monsieur Lacosse. Il poursuivit :

- A votre âge, madame, il faut tout conna?tre.

Il parlait ainsi, sans arrière-pensée, pour le bien de Mme Blétinal-Gradet qui lui soumettait un cas intéressant. Mais il avait touché le point sensible. Un déclenchement se produisit chez Mme Blétinal-Gradet. Cette femme mariée se laissa choir dans les bras de Lacosse si inopinément que celui-ci crut à un accident involontaire et la remit sur pieds en disant :

- Ben quoi, madame ?

Elle s'expliqua, fébrile :

- Comprenez-moi. Mominette vous a trompé, mon mari m'a trompé avec elle... à notre tour de les tromper ensemble, monsieur Lacosse. Lacosse comprit.

- Comment donc, madame ! Avec plaisir ! s'empressa-t-il.

Et, sans autre forme de procès, il aida Mme Blétinal-Gradet à ôter son chapeau, puis tira les rideaux afin d'épargner à cette femme honnête les rayons d'un soleil qui rougissait déjà, lui aussi sans doute, d'éclairer tant de honte !

Lacosse débutait dans le grand monde. Certes, il lui manquait l'élégance distinguée du dandy, mais il avait été à bonne école près de Mominette et, s'il y alla par quatre chemins, faisant l'école buissonnière, il n'en atteignit que mieux son but. Et ce fut en se jouant qu'il révéla à Mme Blétinal-Gradet la volupté ignorée.

Il la lui révéla si bien que Mme Blétinal-Gradet, bouleversée de fond et comble, y prit goût frénétiquement.

Il s'ensuivit un amour sans phrases, mais d'autant plus éloquent.

Lacosse devint nécessaire à l'existence de Mme Blétinal-Gradet. Il conçut d'abord une certaine fierté de cette conquête honorifique.

- Me voici homme du monde, pensait-il en étreignant Mme Blétinal-Gradet.

Mais, au bout de trois semaines, il se lassa des mondanités.

Il ne savait comment entretenir la conversation avec cette ma?tresse de luxe et se tenait coi après l'échange de quelques formules banales. D'autre part, Betsy, malgré sa discrétion, lui imposait d'autres devoirs. La pauvre petite girl pardonnait toutes les infidélités. Mais chaque pardon supposait un baiser repentant. Lacosse était donc pris entre deux feux.

Grâce au ciel, son engagement au Rigolarium tirait à sa fin et ce serait bientôt Paris, la délivrance !

L'approche de son départ avivait la passion décha?née de Mme Blétinal-Gradet.

- Plutôt la mort que la vie sans toi ! gémissait-elle, fixant son amant d'un regard étrange qui fouillait jusqu'à l'âme.,.

Il répondait que tout s'arrangerait. Mais il n'était pas rassuré, au fond, ayant entendu raconter sur les amours des femmes du monde des histoires à vous donner la chair de poule.

- Ces femmes-là s'attachent, mon vieux, lui répétait chaque soir l'avantageux Blédinières, le compère, auquel il avait confié sa passion. Méfie-toi ! je m'y connais, j'ai fait assez de béguins dans le monde pour avoir le droit de causer, n'est-ce pas? Ma dernière était une marquise qui s'est jetée par la fenêtre, mais elle est tombée sur une autre, ben oui, idiot, une autre marquise, en verre celle-là, qui lui a écorché les cuisses. Il a fallu les pompiers pour la retirer. Et ça a fait toute une histoire. Elle s'en est tirée avec quinze jours de pansements. Mais enfin, n'est-ce pas? l'intention y était. Avec ces femmes de la haute, vois-tu, mon vieux, on sait comment ça commence, on ne sait jamais comment ça finit. Tiens, si tu me présentais ta conquête, je pourrais peut-être tout arranger.

Mais Lacosse n'en fit rien... Le soir de la dernière et 150e de la revue, il rencontra, dans les coulisses du Rigolarium, M. Blétinal-Gradet. Le gros commerçant paraissait effondré.

L'acteur s'approcha, la main tendue

- ?a ne va pas, M. Blétinal? M. Blétinal-Gradet hocha la tête.

- Ah ! mon pauvre ami, si vous saviez quel affreux malheur s'abat sur ma tête...

- Nom d'un chien, pensa Lacosse, il sait que sa femme...

Et, payant d'audace, il s'informa avec une belle assurance :

- Les affaires ne marchent pas?

- Les affaires !... Elles marchent, les affaires... mais c'est Mominette, mon bon Lacosse, Mominette que j'ai trouvée avec le danseur Jim Kanah... dans mes meubles ! Croyez-vous?

Lacosse sourit. - L'amour est décidément aveugle, dit-il. Nous savons tous depuis longtemps ce que vous m'apprenez aujourd'hui, M. Blétinal-Gradet. Mominette n'est pas digne de vos bons soins. C'est une coureuse, une femme à béguins ! Vous devriez vous réjouir d'avoir enfin les yeux ouverts et de retrouver votre dignité.

M. Blétinal-Gradet soupira :

- Elle avait du bon !

- Pas plus qu'une autre.

- Des jambes !

- Elles en ont toutes. Deux chacune !

- Oui, mais les siennes étaient incomparables.

- Ta ta ta, monsieur Blétinal-Gradet, vous vous montez la tête et vous vous faites des idées. Une Mominette de perdue, dix de retrouvées, c'est moi qui vous le dis. Vous n'avez que l'embarras du choix.

- Vous êtes bon, Lacosse, fit le commerçant en serrant les deux mains de l'acteur.

Le régisseur sonnait pour le premier acte. Une inspiration traversa le cerveau de Lacosse. S'il profitait de la circonstance pour rendre Mme Blétinal-Gradet à l'étreinte conjugale...

Il consolerait ainsi le mari, le ramènerait dans la bonne voie, rétablirait la concorde dans le foyer et se débarrasserait lui-même. Une bonne action, dans toute la force du terme, quoi

- M. Blétinal-Gradet, avança-t-il j'ai entendu dire que vous étiez le mari d'une femme charmante... Pourquoi cherchez-vous ailleurs le bonheur que vous avez sous la main chez vous?... Je suis certain que Mme Blétinal-Gradet vaut dans son petit doigt toutes les Mominettes du monde...
M. Blétinal-Gradet frappa familièrement sur l'épaule de Lacosse

- C'est vrai, mon cher, ma femme est charmante. Tout le monde le dit et je finirai bien par le croire un jour. Mais elle ne vibre pas... la femme honnête dans toute sa froideur... ça, mon cher, ça...

Et le mari caressait la poutre d'un décor.

- Voulez-vous me permettre? proposa Lacosse... Je n'ai pas l'honneur de conna?tre Mme Blétinal-Gradet. Mais je ne crois pas aux froideurs éternelles, même chez les femmes honnêtes... surtout chez les femmes honnêtes, M. Blétinal-Gradet. Si vous saviez la prendre, votre femme rendrait des points à Mominette... J'en mettrais ma main au feu... - Ce serait un miracle, fit le commerçant incrédule.

- Je crois aux miracles... Grâce à Mominette, vous devez être capable d'en faire. Et comment!... Je voudrais bien être à votre place, M. Blétinal-Gradet.

- Pourquoi? - Je vous prie de croire que je ne m'amuserais pas à jeter l'argent par les fenêtres d'une Mominette au profit d'un Jim Kanah... Je profiterais des quelques leçons particulières prises avec Mominette, puis je lui dirais : "Bonsoir, je t'ai assez vue !" et je donnerais, à mon tour, des leçons particulières à ma légitime. Ah ! M. Blétinal-Gradet initier une femme à l'amour, c'est la grande, la vraie, l'unique volupté !

- C'est un travail, objecta M. Blétinal-Gradet.

- Justement, voilà l'erreur, riposta Lacosse. Vous autres, hommes du monde, vous vous livrez à un tas de salamalecs dans la chambre conjugale. Folie ! Ce n'est pas en mettant des gants ni en tirant une révérence que vous convaincrez une femme du monde...

Le régisseur interrompit cette conversation, qui s'engageait d'ailleurs sur une pente où nous aurions dû renoncer à la suivre. - A vous, Lacosse ! C'est commencé ! L'acteur et le commerçant se serrèrent encore une fois les mains. Ils s'étaient compris... A la fin de la représentation, Lacosse, décidé à brusquer les événements, dit à Betsy :

- Petite, je pars cette nuit même pour Paris. Tu m'y rejoindras dans trois jours. Je ne prends que mes objets de toilette. Tu apporteras le reste avec toi. Voici mon adresse. Si on te demande où je suis, tu le diras. Au revoir. petite.

La gentille girl répondit simplement : "Yes."

Mais il n'en fallait pas davantage pour révéler son chagrin. Elle répondait en français lorsqu'elle était heureuse.

Et, en effet, sans aviser personne, sans même prévenir Mme Blétinal-Gradet qu'elle ne le trouverait pas au rendez-vous convenu pour le lendemain, Lacosse prit le rapide de nuit, filant à l'anglaise vers la ville lumière.

On ne crie pas "gare !" quand on veut réussir un coup d'?tat. On les brûle, les gares !

Lacosse connaissait Paris comme sa poche. Dédaignant Montmartre à cause du petit hôtel borgne (passage ?lysée-des-Beaux-Arts) d'humiliante mémoire, il descendit dans un hôtel plus relevé, rue Blanche. Il se trouvait ainsi à proximité du Panam's Casino, où le rôle de Louis XIV l'attendait, et du bouillon Duval où servait sa sœur Mélanie.

Cet hôtel était d'ailleurs tenu par un ancien directeur de théâtre et fréquenté par des artistes. Au second étage on se serait cru à Séville, toutes les chambres abritant des danseuses espagnoles en famille (*). Une maison de premier ordre : chauffage central, électricité, salles de bains à tous les étages, sauf les quatre étages supérieurs.

        (*) On sait que les danseuses espagnoles ne dansent nulle part sans leur mère, leurs sœurs et leurs frères. (Note de l'auteur.)

Lacosse eut d'abord l'idée d'aller prendre ses repas au bouillon Duval afin de revoir Mélanie. Mais il réfléchit et se dit qu'il valait mieux attendre, pour se montrer à sa sœur, que les premiers communiqués du Panam's Casino eussent paru dans les journaux et chanté ses louanges.

Il se rendit seulement à la direction du music-hall, dans le bureau de Téraval, qui lui annonça que les répétitions de la revue étaient déjà très avancées et qu'on passerait incessamment, Louis XIV étant là.

Il fut présenté aussitôt à Loffre et de Mandes, les deux jeunes auteurs. Ces revuistes éminemment parisiens n'accueillirent pas sans une certaine réserve cet artiste qui avait fait fureur à Lyon.

Rentré à l'hôtel, Lacosse y trouva une dépêche de Mme Blétinal-Gradet : "Amour en fuite, ai résolu me suicider, te maudis, dernier baiser, adieu, à toi dans la mort. Olympe."

- Allons, bon! s'écria-t-il... Et les remords commencèrent à tenailler son cœur. Il se coucha sans d?ner. Ce fut, rue Blanche, une nuit blanche avec des idées noires. Il voyait Mme Blétinal-Gradet s'asphyxiant au moyen d'un bec de gaz ou se perçant le sein gauche à coups d'épingle à chapeau. La désespérée râlait, ses yeux se retournaient, elle avait des soubresauts et murmurait entre deux râles : "Lacosse, je te maudis, Lacosse, tu me tues, Lacosse, je t'adore..."

Ah ! les épouvantables cauchemars ! Lacosse s'endormit au petit jour après avoir épuisé toute l'horreur de la situation.

La femme de chambre le réveilla à midi en lui apportant une autre dépêche.

- ?a y est, pensa-t-il, la malheureuse m'apprend sa mort. Mais il lut : "Réconciliée avec Ferdinand (c'était le petit nom de M. Blétinal-Gradet) ; te devons notre bonheur. Lettre suit. Olympe."

- Ouf ! poussa Lacosse.

Le soir même, en effet, il reçut une lettre de Lyon. Elle était du mari et disait :

"Mon cher monsieur Lacosse,

"Comment vous remercier de ce que vous avez fait pour moi?

"Vous m'avez donné le meilleur conseil.

"Voici la marche des événements. Le soir, en rentrant pour d?ner, j'ai trouvé ma femme avec des yeux si rouges et si bouffis que j'ai compris combien elle souffrait de ma trahison. Elle m'a paru plus jolie que jamais. Vous m'aviez ouvert les yeux.

"Je lui ai demandé pardon. Elle m'a envoyé promener. J'ai insisté en vain. Elle me lançait des regards mauvais. Qu'elle était belle !

"Alors je me suis souvenu de vos paroles :

"Ce n'est pas en mettant des gants..., etc. ", et je l'ai brutalisée. Vous ne m'auriez pas reconnu. Un sauvage, mon cher monsieur Lacosse, un sauvage ! Pour la première fois, je l'entendis pousser un cri d'amour. Je l'ai encore dans les oreilles ce cri qui sera le plus beau moment de ma vie. Vous aviez raison ma femme vaut toutes les autres. Quand je pense que je viens seulement de m'en apercevoir ! Après dix ans de mariage ! Je vous écris près du lit où mon Olympe bien-aimée repose en souriant aux anges du septième ciel.

"Merci., cher monsieur Lacosse, merci pour ma femme et pour moi. Que notre bonheur conjugal vous porte bonheur ! Nous vous le devons. Je vous embrasse avec effusion.

"Votre
"BL?TINAL-GRADET."

"P.-S. - Envoyez-nous de vos nouvelles et n'oubliez jamais vos amis dévoués de Lyon.
"Vous savez avec quel intérêt nous suivons votre magnifique ascension au firmament théâtral ! "Heureux ami! L'avenir vous appartient, usez-en ! N'en abusez jamais. "Toujours à vous. "Votre éternellement reconnaissant, "B.G"

 

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