Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

2ème partie

Chapitre VI

Où l'on voit l'horizon se couvrir...
et comment Lacosse le força à se découvrir devant lui.

La principauté de Blagapar n'avait rien à envier aux autres nations. Mais il est écrit que les peuples heureux, dont les enfants ont la chance inou?e d'être dispensés d'études historiques, grâce à l'insignifiance de leurs a?eux, se tourmenteront en se créant des histoires faute d'une histoire !

La principauté de Blagapar ne s'imagina-telle pas qu'il serait temps pour elle de s'embarrasser d'une révolution ? Folie !

Il s'était formé à Dingo un parti de mécontents, à l'instigation de Makrovo, l'ancien amant de la princesse. Chassé du Kursaal par Coudet-Brassin qui voulait par là exprimer à Mitineka ses sentiments de dévouement respectueux, n'ayant plus d'orchestre à diriger ni de ma?tresse à faire chanter, - car Gambillette n'était pas femme à ça, - ce tzigane à la parole mielleuse et à l'âme pleine de fiel avait comploté contre le régime.

Il allait de café en café, de bouge en bouge, perfide comme le serpent, un serpent à sornettes empoisonnées, abusant de tous les lieux communs qui impressionnent toujours les foules.

Il fallait l'entendre déblatérer, lui, Makrovo, contre la corruption du régime et la tyrannie des Shakossouzoff, "ces incapables qui opprimaient depuis trop longtemps une nation généreuse". On gagnait de l'argent, soit, mais l'argent ne fait pas le bonheur ni surtout l'honneur d'un peuple. Le peuple blagaparan nageait dans la débauche, signe certain de sa décadence et preuve de son asservissement. Les destinées de ce peuple appelé aux plus grandes choses, étaient entre les mains d'une princesse hystérique, d'un prince alcoolique et d'un histrion qui se vautrait dans une opulence scandaleuse. On était la risée de l'Europe, on allait en devenir la nausée. Quelle honte ! Les Blagaparans avaient-ils perdu toute fierté? Ne secoueraient-ils pas le joug déshonorant ?

Ces discours, inspirés par une rancune personnelle, séduisaient quelques doux rêveurs déjà dévoyés par leur rêve, et nombre de malandrins, pêcheurs en eau trouble qui n'attendaient qu'un signal pour jeter leurs filets sur des grenouilles en révolution.

Un de ces doux rêveurs composa un poème subversif et violent dont Makrovo fit une marche révolutionnaire intitulée la Dingolaise. On lança même un journal imprimé sur papier rouge et rédigé tant bien que mal par les musiciens de l'orchestre de Makrovo qui avaient quitté le Palace avec leur chef. La Valse Libre, tel était le nom de cette feuille de haine, qui paraissait en français, en slovène et en turc, d'ailleurs également mal écrite dans les trois langues.

En réalité, Makrovo faisait le jeu des Pétarowski qui prétendaient depuis des siècles au trône de Blagapar, sans autre droit qu'une vieille alliance par les femmes à la famille des Shakossouzoff. Une Pétarowski aurait en effet, dans la nuit des temps (et plus spécialement du 23 août 1396), cohabité avec un Shakossouzoff authentique. Mais il y a tant de mauvaises langues !

Incapable de la moindre conception politique, Makrovo avait trouvé, dans son désir de se venger de Mitineka et dans sa haine contre Lacosse, les armes les plus redoutables pour une lutte à outrance.

Lacosse était la bête noire du tzigane, qui ne lui pardonnait pas de l'avoir remplacé auprès de la princesse, et avec quel éclat, avec quelle supériorité ! Les amours de Gambillette et de Makrovo n'avaient été qu'un épisode de la rivalité de ces deux hommes.

Et Makrovo s'acharnait, sapant maintenant la popularité de l'acteur.

Plusieurs fois déjà, les révolutionnaires avaient poussé des cris séditeux au passage de Lacosse qu'ils avaient même menacé de représailles sanglantes. La police qui, heureusement, veillait, était intervenue à temps pour éviter une échauffourée. Mais le péril augmentait de jour en jour et le ministre de la guerre avait jugé prudent de consigner toutes les troupes à Dingo.

Lacosse s'affectait de cette campagne dirigée en grande partie contre lui. La Valse Libre le tra?nait quotidiennement dans la boue, l'accusant de trahison, de délation, de dilapidation, et laissant entendre qu'il travaillait à l'annexion de la principauté à la France.

Mitineka elle-même semblait se détacher de lui. Depuis le retour de Vasistas, elle affectait pour son mari un regain d'affection, motivé sans doute par la grossesse qu'il fallait légitimer, mais assez sincère tout de même pour lui permettre de se passer du concours amoureux de Lacosse. La princesse avait reçu d'ailleurs cent trente-quatre lettres anonymes, l'avertissant de la liaison de son favori avec Gambillette, la favorite de son mari. A la cent trente cinquième, elle résolut d'avoir une explication et fit appeler Lacosse au palais.

Lorsque l'acteur entra dans cette chambre, où il avait rendu tant de services à la principauté de Blagapar en général et à Mitineka en particulier, la princesse lui montra les cent trente-quatre lettres étalées sur le lit.

- As-tu quelque chose à répondre à cela? demanda-t-elle, le front barré d'une ride sévère.

Lacosse parcourut rapidement une douzaine des lettres anonymes.

- Des méchancetés qui ne m'atteignent pas ! fit-il avec une moue de dégoût.

- Ah ! vraiment... Eh bien, elles m'atteignent, moi ! Vous saurez, monsieur, que, lorsqu'on a l'honneur d'être l'amant d'une Shakossouzoff, on ne va pas profaner cet amour avec une Gambillette.

- On vous trompe, princesse.

- Je ne te l'ai pas fait dire... s'écria Mitineka.

- Vous ne me comprenez pas...

- Je comprends que tu m'enlèves une dernière illusion, une des plus tendrement caressées... Et moi qui t'ai tout donné.

- Pardon, princesse, je crois vous l'avoir rendu au centuple ! Ne vous ai-je pas donné un fils ? - Il n'est pas encore né, d'abord... et puis qui me dit que ce ne sera pas une fille ?

- Ce sera un fils, prononça Lacosse, j'en ai le pressentiment.

- Et après? Cela ne t'a pas coûté cher. La moue de Lacosse se fit plus amère.

- Ingrate !

- Tu en as fait autant pour Gambillette, répliqua la princesse qui commençait à s'attendrir...

- Gambillette !... je ne l'ai jamais rendue mère ! J'ai eu avec elle quelques relations passagères, c'est vrai !... mais c'était encore pour vous, par amour pour vous... la liaison du prince consort avec cette fille pesait sur votre tête, vous exposait aux sarcasmes de vos sujets... j'ai tenté d'être le dérivatif et de vous tirer d'une situation fausse... et vous me le reprochez ! Ah ! princesse, si vous saviez combien je suis écœuré !...

- Lacosse ! fit la princesse d'une voix plus chaude.

- Et pour la principauté, princesse, me suis-je assez dépensé pour la principauté ? On conspire contre moi, voilà ma récompense...

- Ta cause est la mienne, Hector !

- Ah ! si je ne me sentais pas encore utile à votre couronne, je repartirais pour Paris ce soir même... Mais ce n'est pas à l'heure où la révolution vous menace que je dois déserter.

- Tu crois à la révolution?

- Hélas ! oui, princesse, et j'en tremble pour vous.

- Lacosse ! répéta Mitineka d'une voix presque brûlante...

Lacosse hocha la tête, tristement.

- Non, je suis las, vraiment... je prie Votre Altesse de ne pas insister aujourd'hui. J'ai besoin de toute ma tête...

- C'est bien, c'est bien. Bonsoir !...

Au moment où il franchissait le seuil elle l'écrasa d'un :

- Flemmard, va ! qu'il entendit sans se retourner.

Au fond, Mitineka, un peu plus calme depuis sa grossesse, en était arrivée à se demander si le départ de Lacosse n'aplanirait pas les difficultés.

En se rendant au restaurant du Blagapar's Palace où il devait d?ner avec Coudet-Brassin, Lacosse fut frappé de l'agitation insolite qui régnait dans les rues. Des individus à mine patibulaire, coiffés de casquettes inquiétantes, couraient du même côté, farouches, longeant les murs, et leur main droite, obstinément enfoncée dans la poche, semblait se crisper sur la crosse d'un revolver ou le manche d'un poignard... à moins que ce ne fût sur un trousseau de clefs. Ils passaient sans saluer Lacosse qu'ils regardaient d'un oeil mauvais.

Mal à son aise, notre héros héla un taxi. Au moment où il ouvrait la portière, un molosse s'élança vers lui en aboyant furieusement. Lacosse n'eut que le temps de sauter dans la voiture et de fermer la portière au nez du chien. Il avait reconnu l'animal. C'était Socrate, chien policier passé dans les rangs des révolutionnaires et devenu redoutable chien bandit. Le favori de la princesse avait bien failli être mordu cruellement, Dieu sait où !

Dix minutes plus tard, Lacosse, à peine remis de cette alerte, s'attablait avec Coudet-Brassin qui, ayant aussi respiré l'atmosphère révolutionnaire de Dingo, n'était pas non plus dans son assiette. Les deux hommes commandèrent un d?ner très épicé, très relevé, pour dissiper leurs appréhensions et se donner du cœur au ventre.

- ?a va mal ! dit Coudet-Brassin... on a déjà cassé les carreaux de la façade du Palace. Quatorze cent trente-deux francs de dégâts...

- ?a va très mal, appuya Lacosse. Le chevalier Cami m'a confié tantôt qu'on lui avait signalé la présence du prétendant Pétarowski à Dingo. Quant à la princesse, elle est étonnante de sérénité. Je l'ai vue tout à l'heure, elle affecte de négliger le mouvement...

- Et le prince consort?

- Le prince consort ! Je ne m'occupe pas de celui-là. Il para?t qu'il se remue beaucoup.

Coudet-Brassin remplit le verre de Lacosse.

- Mon cher, je crois que nous pourrions maintenant rentrer en France. Il n'y a plus ici que de mauvais coups à recevoir. Pour moi, j'ai déjà expédié à Paris les bénéfices importants réalisés dans la principauté de Blagapar.

- Moi aussi, fit Lacosse.

Et il ajouta en souriant :

- Nous autres Français nous avons la bonne habitude de placer notre argent à l'étranger !

On venait de servir une imposante poularde.

- Vous la découpez ? demanda Coudet-Brassin. Lacosse s'arma d'une fourchette et d'un couteau.

Mais une rumeur d'émeute arrêta son bras prêt à pourfendre.

D'un même mouvement les deux amis se levèrent pour regarder par la fenêtre qui donnait sur la place.

Une foule d'énergumènes se démenait et vociférait. On distinguait les cris de : Mort aux tyrans ! A l'eau Vasistas ! La princesse à Charenton, ton taine, la princesse à Charenton, ton ton ! Conspuez Lacosse, conspuez ! Liberté ! liberté ! Puis plusieurs centaines de voix entonnèrent la Dingolaise.

- ?a chauffe ! s'écria Lacosse un peu pâle, mais qui tout de même commençait à s'amuser de la tête de Coudet-Brassin.

-Nous sommes dans de beaux draps ! soupira Coudet-Brassin absolument verdâtre.

Une vitre vola en éclats et une pierre tomba sur la table près de la poularde. Coudet-Brassin sonna le garçon. Nul ne répondit à l'appel. Une panique s'était emparée du personnel. - Il vaut peut-être mieux ne pas rester ici, conseilla Lacosse.

- Nous ne pouvons pas sortir en ce moment. On serait écharpé. Quelle affaire, mon Dieu, quelle affaire !

Les derniers cheveux de Coudet-Brassin blanchissaient à vue d'œil. - Attention, voici les cuirassiers jaunes ! prévint Lacosse qui, malgré le danger, s'était de nouveau approché de la fenêtre.

Un escadron de cuirassiers jaunes débouchait en effet sur la place, au grand galop et sabre au clair. Les cris de la foule redoublèrent, des détonations retentirent. Mais la charge balayait, balayait, et les révolutionnaires prenaient leurs jambes à leur cou, laissant derrière eux des chapeaux défoncés.

Lacosse murmura :

- Quel affreux spectacle !

- Je quitte Dingo cette nuit même, déclara Coudet-Brassin. Et vous?

- Je vous suivrai, mon ami.

- Profitons de la dispersion momentanée des émeutiers pour rentrer chez nous et faire nos malles au plus vite.

Les deux hommes se quittèrent en se donnant rendez-vous à la gare. Lacosse emporta la poularde.

Il fallut une heure à notre héros peur franchir les quinze cents mètres qui séparaient le Rigolarium de la villa des Vagues. A chaque pas il était arrêté par des gens lui demandant des renseignements,

- Ah! que je suis content de revoir Monsieur, s'exclama Pythagor, le domestique de Lacosse... Je croyais que Monsieur était mort. Si Monsieur avait entendu les hurlements que l'on poussait tout à l'heure autour de la villa! Monsieur n'a pas peur?

- Non, Pythagor... J'en ai entendu d'autres.. Mais faites les malles, je partirai dans deux heures...

Monsieur va loin ?

Très loin, Pythagor.
Pourvu que Monsieur ne soit pas tué avant son départ !

- Je suis prêt à verser mon sang pour le trône des Shakossouzoff. Si je meurs, Pythagor, vous remettrez en mains propres les quelques lettres que je vais écrire et vous garderez mes chaussures pour vous, puisque nous avons le même pied...

- Monsieur pense à tout !

- On sonne, Pythagor. Allez ouvrir... On sonnait en effet à la grille du parc...

- Monsieur attend quelqu'un?

- Non.

- Ah ! monsieur, si c'était la révolution !

- Allez ouvrir, Pythagor ! commanda Lacosse dont la voix ne tremblait pas...

Pythagor était cloué par la peur. La sonnette insistait violemment.

- Je ne peux pas, monsieur, je ne peux pas... J'ai une femme et des enfants... Lacosse eut pitié de ce père de famille. Il était célibataire, lui !

- Bien, Pythagor, préparez les malles... j'y vais.

Et il y alla, comme un homme habitué à essuyer les feux de la rampe...

Ce n'était d'ailleurs que Gambillette, dans son travesti de gamin. Ses deux bonnes l'accompagnaient, portant des cartons à chapeau.

- Toi, s'écria Lacosse, enchanté que ce fût elle.

- Oui, coco. Je viens te demander asile, ou, plutôt, je viens t'inviter à déguerpir avec moi. Fini, Dingo ! fini, le prince ! fini, Blagapar ! fini pour nous !... on ferme, on ferme !... Mais sois tranquille, j'ai toutes mes valeurs dans mon sac et j'ai sauvé la dynastie. Gambillette a sauvé la dynastie !... Oh ! ce que j'en ai fait, ce n'est pas pour les beaux yeux de la princesse, ni par amour du prince... Vasistas égale zéro, un zéro qui arrondit une somme... Non, j'ai travaillé surtout par dégoût de Makrovo.

- Explique-toi, fit Lacosse, ahuri par ce flot de paroles incohérentes. Tu es essoufflée... Veux-tu un verre d'eau ?

- Non, merci.

- Alors?

- Coco, il faut que je t'avoue d'abord que je t'ai trompé une fois avec Makrovo. Lacosse crut devoir répondre à cette confidence par une gifle dont l'effet immédiat fut de mettre de l'ordre dans la tête de Gambillette qui ne se frappait pas. La conversation se précisa.

- Ne m'interromps pas, coco. Tu sais que Makrovo est l'âme de l'insurrection, l'âme damnée de Pétarowski... Tu ne connais pas Pétarowski... C'est un ambitieux qui marcherait sur n'importe quoi pour arriver... Mais il est très joli garçon... un peu le genre du compère de la revue de la mère Varlope... tu te souviens ? - Oui, continue...

- Makrovo m'avait présentée à Pétarowski et, dame, j'ai été avec lui aussi... Ce second aveu méritait deux gifles. Lacosse les appliqua consciencieusement, pour la forme.

- Attends, attends, coco, poursuivit Gambillette dont les joues avaient à peine rougi. C'est en faisant cela que j'ai sauvé la principauté.

- Tu me casses la tête avec tes histoires à dormir debout.

La courageuse artiste de café-concert qu'était Gambillette haussa les épaules devant le manque de clairvoyance ou de bonne volonté de son camarade et amant.

- Il ne comprend pas !... Ah ! les hommes, il faut leur mettre les points sur les i, leur faire toucher du doigt les choses... Voyons, suis-moi bien et ne m'interromps plus par tes gifles. Makrovo et Pétarowski, venus d'abord pour ce que tu sais, en arrivèrent à prendre chez moi leurs rendez-vous politiques. Ils se retrouvaient dans mon salon et me demandaient un damier. Je savais ce que cela signifiait. Je leur apportais un damier et je les laissais seuls faire leur partie de dames, c'est-à-dire comploter.

- On complote toujours dans une partie de dames ! souffla Lacosse d'un air sous-entendu.

- Ne plaisante pas. La police qui les surveillait eut vent de l'affaire et prévint le prince. Vasistas quitta Paris aussitôt, revint à Dingo et sa première visite fut pour moi. Il me tint à peu près ce langage, comme le renard de la fable : "Ma chère petite, il ne s'agit plus d'amour mais de politique. J'ai appris : primo qu'il se préparait, une révolution ; secundo que tu étais la ma?tresse des chefs de cette révolution." Et comme j'essayais de protester : " Je ne t'en veux pas, me dit-il, je t'approuve même car cela arrangera tout et te rapportera cinq cent mille francs." Je n'en revenais pas. Vasistas continua : " La princesse est enceinte. Tu te doutes bien de qui. Moi aussi. Il est clair que ce n'est pas de moi. Mais peu importe ! L'essentiel est de donner un héritier au trône. Seulement, pour le public, il faut que j'aie l'air d'être le mari de ma femme et que je te plaque. Tu n'y perdras pas, si tu t'y prêtes à la petite combinaison politique que voici. Tu feras semblant de te prendre sérieusement de Pétatrowski ett d'épouser la cause de la révolution. Quand tu auras ainsi inspiré confiance à nos ennemis, tu t'arrangeras pour que les têtes du mouvement révolutionnaire se réunissent sous ton bonnet et tu me téléphoneras de façon à ce puisse les prendre à l'improviste sans coup férir. Je te promets d'ailleurs qu'il ne leur sera fait aucun mal. On transigera moyennant finances et je suis sûr qu'ils abandonneront la partie pour une bouchée de pain. Si tu me trahis, tu seras fouettée en place publique et expulsée de la principauté. Réfléchis ! " Je n'ai pas réfléchi longtemps. J'ai accepté et j'ai agi suivant les instructions de Vasistas. Manifestant des sentiments nettement révolutionnaires, j'ai commencé par verser, pour les besoins de la cause, vingt-cinq mille balles qui m'étaient avancées par le ministère de l' Intérieur.

- Mais je n'ai rien su de tout cela ! s'écria Lacosse stupéfait.

- Tu n'avais pas besoin de le savoir. Bref, j'ai manoeuvré de telle sorte que Pétarowski et Makrovo, me croyant brouillée à mort avec le prince, m'ont accordé une confiance aveugle. Je suis devenue quelque chose comme la déesse rouge, la sans-culotte du parti. Ma villa fut transformée en repaire, en quartier général de la révolution. Dans la nuit d'avant-hier à hier, après une partie de dames particulièrement longue et difficile, Pétarowski et Makrovo ont décidé que ce serait pour aujourd'hui. Je leur ai dit: "C'est bien, vous d?nerez tous chez moi, avant le coup de main!... " et j'ai téléphoné à Vasistas afin de le tenir au courant. Lacosse faisait la grimace.

- Un joli métier ! grogna-t-il. Mais Gambillette s'emporta.

- Ah ! non, mon vieux, tu ne vas pas m'envoyer des discours parce que je t'ai sauvé la vie.

- Sauvé la vie, à moi !

- Comme j'ai l'honneur de te le dire. Le plan des révolutionnaires était fort simple. Ils devaient d'abord marcher sur le palais, s'emparer du prince et de la princesse et les passer par les armes. Puis, cette nuit même, ils seraient venus te cueillir au lit et te pendre au premier arbre venu.

- Tonnerre ! gronda Lacosse en se regardant dans une glace pour s'assurer qu'il était bien vivant et qu'il n'était pas victime d'un cauchemar... Et comment la révolution a-t-elle été réprimée?

- En dix minutes, repartit Gambillette. Pétarowski, Makrovo et les six principaux conjurés d?naient donc chez moi ce soir. Nous en étions au dessert et les têtes commençaient à s'échauffer lorsque Vasistas fit irruption, très crâne, ma foi, avec une douzaine d'agents. Je poussai un cri, les autres pestèrent comme des Cambronne. "Haut les mains et que personne ne bouge !" commanda Vasistas. Toutes les mains se levèrent. Les conjurés tenaient encore leur verre dans la main droite. C'était très drôle. En quelques instants, tous mes convives furent ligotés par les agents du prince. On me ficela moi-même sans ménagements. Alors Vasistas enfourcha une chaise, alluma un énorme cigare et, après avoir tiré quelques bouffées de fumée :

"Et maintenant, messieurs, dit-il, causons!" On causa, en effet, et la conversation fut bientôt empreinte de la plus franche cordialité. Vasistas obtint que Pétarowski renonçât définitivement à ses prétentions et laissât les Shakossouzoff régner en paix moyennant une pension annuelle de cent cinquante mille botariks. Makrovo aurait la vie sauve mais quitterait la principauté à perpétuité. Il recevrait cent mille botariks pour ses frais de déplacement. On ne pouvait faire davantage. Quant aux six autres, ils seraient condamnés à cinq ans de forteresse, mais le prince leur promit de les gracier tout de suite et de leur donner même à chacun une gratification de mille botariks s'ils livraient le plan de l'émeute avec les points de concentration des sections révolutionnaires. Cinq refusèrent énergiquement. Le sixième mangea le morceau. Vasistas dépêcha un, de ses agents pour transmettre des ordres au gouvernement militaire de Dingo afin que les sections qui attendaient le signal fussent immédiatement cernées par la troupe. Ayant pris ainsi les mesures les plus urgentes, le prince se tourna vers moi : "A nous deux, madame." Il me fit déficeler par ses sbires et m'ordonna de passer dans la chambre à coucher... Là...

Gambillette s'était arrêtée dans son récit.

Elle cherchait une circonvolution.

- Là? interrogea Lacosse.

- Eh bien là... oui, enfin, Vasistas se montra très grand seigneur. Il me versa cinq cent mille balles en billets de la Banque de France et ajouta : "A présent, ma petite, il faut filer, c'est notre dernière étreinte. Des raisons d'?tat m'obligent à me réconcilier avec ma femme et à renoncer pour un an ou deux à entretenir officiellement une ma?tresse. Nous nous reverrons à Paris. Va chez Lacosse. Je sais parfaitement que vous êtes très bien ensemble. Tu le décideras à partir avec toi. Nous n'avons plus besoin de lui à Dingo."

Lacosse avait rougi comme une crête de coq.

- Ah ! fit-il, on me débarque... Ah ! mais non, pas de ça, Lisette... Puisque c'est ainsi, je reste !

- Ce serait idiot, coco... Que ferions-nous ici?... Vasistas m'a d'ailleurs chargée de te dire que tu recevrais une bonne surprise à Paris.

- Je ne veux pas de surprise... On me met à la porte... Je reste...

A ce moment un grondement lointain, - le bruit d'une mer humaine en furie, - parvint aux oreilles des deux artistes. Puis des détonations retentirent.

Il sembla à Gambillette que son corset se serrait brusquement et que son cœur suspendait ses battements.

- Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle.

- C'est l'émeute, fit gravement Lacosse. Tu m'as raconté des blagues.

- Lacosse, je t'ai dit ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, je te le jure. Peut-être une bande d'insurgés a-t-elle échappé à la répression...

La porte du salon s'ouvrit et Pythagor entra en coup de vent.

- Nous sommes perdus, monsieur, la ville est en flammes, la révolution marche sur la villa. Le bruit se rapprochait en effet, les détonations se multipliaient et une lueur rouge éclairait le ciel.

- Va-t'en, Gambillette, dit Lacosse, va-t'en à la gare avec tes femmes de chambre et tes cartons à chapeau. Pythagor t'accompagnera. Tenez, Pythagor, voici la clef du souterrain de secours. Vous conduirez ces dames jusqu'à la gare ainsi que mes malles. Ne perdez pas une minute.

- Et toi? questionna Gambillette. - Moi, je veux voir. Ma place est ici. Il ne sera pas dit que je n'aurai pas le beau rôle jusqu'à la fin. Je vais parler à la foule... Et puis j'ai quelques lettres à écrire.

Une curiosité confiante se mêlait à l'héro?sme théâtral de Lacosse.

- Tu nous rejoindras, supplia Gambillette.

Lacosse répondit par le geste vague de l'homme qui n'est pas ma?tre de l'heure.

Ayant ainsi veillé au salut des siens, il monta au premier étage et se mit au balcon afin de prendre contact avec la révolution. Une fusillade nourrie l'accueillit dès qu'il se montra, et d'immenses flammes rouges et vertes embrasèrent la rue que dix mille personnes remplissaient en une cohue indescriptible.

O surprise ! Les flammes provenaient de feux de bengale, les détonations de pétards de joie, et ce fut une acclamation formidable, un cri unanime de : "Vive Lacosse !"

Ne résistant pas à ce flot populaire, la grille d'honneur de la villa des Vagues s'ouvrit à deux battants sous une irrésistible poussée. En tête de la manifestation, porté en triomphe sur de robustes épaules, Coudet-Brassin rayonnait !

L'impresario harangua Lacosse

- Vous êtes un grand homme, Hector. La révolution est étouffée. Le prince consort parcourt la ville au milieu des ovations de son peuple. Je viens vous apporter le portefeuille du ministère de l'Instruction et des Fêtes publiques.

- Vive Lacosse ! clamèrent dix mille voix.

Il en fallait davantage pour étonner notre héros.

- Bien, se dit-il, on veut me garder, c'est le moment de partir !

Et, d'une voix de stentor

- Mes amis, je suis très touché, très reconnaissant de votre attention. Mais j'ai la douleur de décliner l'honneur que vous me faites. De graves événements me rappellent en France. Je pars, laissant Dingo prospère. Je n'oublierai pas cette seconde patrie. Soyez heureux comme vous méritez de l'être. Je ne vous dis pas adieu. Je reviendrai. Au revoir !... Attendez, je descends

- Vive Lacosse ! vive Lacosse ! criait-on de plus belle.

Lacosse descendit. La foule s'empara de lui, le hissa dans un landau découvert dont les chevaux furent dételés et remplacés par vingt hommes électrisés. Des femmes même, échevelées et le corsage dégrafé, cherchaient à s'atteler à ce char triomphal.

- Voyons, Lacosse, où faut-il vous conduire? demanda Coudet-Brassin qui s'était assis fièrement à côté de son ami.

Lacosse était bien décidé cette fois et, inébranlable, pendant que le landau s'ébranlait difficilement à travers la foule, il lança :

- A la gare !

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