Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

2ème partie

Chapitre IV

Où Lacosse devient grand homme d'?tat et mérite d'être surnommé le "Bien-Aimé".

Nos lecteurs sont priés de bien vouloir fermer les yeux et fournir encore un petit effort pour sauter douze mois, une année entière.

Un, deux, trois, douze, c'est fait !

Nous voici donc un an après, en plein été. Dingo était pavoisé. A toutes les fenêtres, au milieu de guirlandes en papier, flottait le drapeau de la principauté de Blagapar, bleu, jaune et rose. On pouvait lire sur des pancartes accrochées partout des inscriptions comme celles-ci : Gloire à notre princesse, Longue vie à l'illustre Mitineka, Vive Blagapar, Dingo fluctuai nec mergitur! Honneur à Lacosse le Rédempteur, Béni soit Lacosse, etc...

La foule se pressait dans les rues, une foule joyeuse augmentée sans cesse par l'arrivée de nouveaux trains de plaisir.

A chaque instant, un petit nuage blanc crevait dans l'azur du ciel et une bombe éclatait gaiement. Soudain, un escadron de la garde princière déboucha dans l'avenue principale. La foule s'entassa sur les trottoirs et les cris redoublèrent.

- Ils arrivent ! ils arrivent !

Le chevalier Cami, grand chef de la police, passa le premier pour voir si la voie était libre et s'il n'y avait rien de suspect. Puis Mitineka apparut, radieuse, seule, - le prince consort étant en voyage, - seule dans un carrosse découvert et attelé à la daumont. Elle répondait par des sourires aux vivats de son peuple. Les officiers de sa garde, superbes dans leur uniforme blanc et sous leur casque d'or, caracolaient autour de la voiture, l'épée nue au poing. Un second carrosse contenait les ministres. Les grands de Blagapar, montés sur leurs grands chevaux, fermaient le cortège.

La princesse se rendait ainsi pompeusement à l'inauguration de l'aérodrome créé par Lacosse.

Elle fut reçue par Lacosse lui-même qui la conduisit, ainsi que les ministres et les grands de Blagapar, dans la tribune d'honneur. A peine étaient-ils installés que l'on entendit le ronflement d'un moteur. C'était l'aviateur Volauvan qui s'apprêtait à s'envoler sur son monoplan.

- Lâchez tout ! commanda l'intrépide homme-oiseau.

Il roula pendant quelques mètres à une vitesse vertigineuse puis s'enleva devant les tribunes et piqua droit vers la mer Noire qui n'avait jamais été d'un bleu plus profond. Bientôt il ne fut plus qu'un point entre deux azurs.

- Que c'est beau! s'écria Lacosse.

- Un peu court, dit la princesse. Mais elle était heureuse du bonheur de son peuple qui ne se lassait point de pousser des acclamations franco-slovènes où le nom de Lacosse se mêlait à celui de l'aviateur. Il en était ainsi chaque jour. Toutes les réjouissances publiques se terminaient par une ovation à l'adresse de notre héros. Car il était devenu le bienfaiteur de la principauté et son génie s'étendait sur tout le territoire de Blagapar. En devenant l'amant de la princesse, il avait saisi l'importance et les responsabilités de son nouveau rôle. Il s'était attelé résolument au char de l'?tat.

- Ce n'est pas si lourd que ça ! avait-il déclaré. Et il s'était inspiré de quelques aphorismes, venus un beau matin sans qu'il se creusât la cervelle pour les en faire sortir, ceux-ci, par exemple : "Amuser c'est gouverner", "Soyons gais pour être forts", "Vivons joyeux !" Aucune opposition rie s'était élevée contre Lacosse, et son intrusion dans les affaires publiques s'était opérée sans douleur comme une chose qui s'impose au sens commun et ne souffre aucune difficulté. Il n'avait voulu accepter aucune fonction officielle, malgré le vœu national de Blagapar. Mais les ministres, heureux de ne plus faire grand'chose, sans que leurs appointements en fussent diminués, lui avaient ouvert à deux battants la porte de la chambre de leurs délibérations. La voix de Lacosse était d'autant plus écoutée que Mitineka présidait elle-même le conseil et ratifiait les moindres caprices de son favori; car Lacosse régnait plus que jamais sur le cœur, l'esprit et les sens de la princesse qui ne jurait que par lui et pour cause !

Quant au peuple, comprenant d'instinct que l'initiative d'un tel organisateur était pour Blagapar une bonne fortune inespérée et fasciné déjà par le prestige qui se dégage de tous les grands acteurs comiques, ces entra?neurs de foule, il avait du jour au lendemain sacré Lacosse génie bienfaiteur de Dingo.

Et c'était une renaissance étourdissante, incroyable, unique dans l'histoire de la vaillante principauté de Blagapar.

Outre cet aérodrome, sorti de terre sous sa baguette magique, Lacosse avait organisé des courses de chevaux, ne voulant pas sacrifier complètement la race chevaline aux exploits aériens.

- N'oublions pas, avait-il dit au ministre de l'Instruction publique, que le cheval est la plus noble conquête de l'homme et que les ailes ne nous empêchent pas d'avoir des pieds. Il avait favorisé également l'industrie de l'automobile et un circuit, disputé sous son patronage, avait couvert cinq fois le pourtour total de la principauté (121 kilomètres).

Il présidait, d'ailleurs, toutes les réjouissances et les multipliait; ce n'étaient que régates, défilés, cortèges et cavalcades, concours et gymkhanas. Tous les dimanches un feu d'artifice était tiré sur la mer Noire, et l'artificier municipal avait une entrevue avec Lacosse le samedi au sujet des motifs lumineux et des pièces montées.

Plusieurs réformes importantes, dictées par Lacosse, avaient été signées par Mitineka prolongation de la licence des cafés qui restaient ouverts maintenant jusqu'à deux heures du matin et regorgeaient de consommateurs altérés ; percement de rues nouvelles bordées de magasins aux devantures étincelantes et d'hôtels qui offraient aux étrangers tout le confort moderne à des prix dont l'élévation défiant toute concurrence doublait l'attrait du séjour, construction de lavabos et de water-closets souterrains, etc...

Lacosse avait eu enfin l'idée véritablement géniale de faire appel à Coudet-Brassin, l'impresario de ses débuts, l'homme qui lui avait mis le pied à l'étrier. Coudet-Brassin, retiré des affaires, vivait tranquille et mélancolique, dans une petite villa d'Asnières, lorsqu'il reçut une lettre de celui qu'il appelait volontiers son enfant. Lacosse lui écrivit

"Vieil ami,

"Au cours d'une tournée européenne, je me suis arrêté dans une délicieuse petite principauté pleine d'avenir. J'en suis pour ainsi dire l'idole ou, plutôt, le ministre des plaisirs publics. Il y a énormément à faire. Venez donc. Vous aurez là une occasion merveilleuse de rajeunir vos belles facultés et de vous retremper dans la vie active. Je suis sûr que l'oisiveté vous pèse..., etc..."

Et Coudet-Brassin était venu. Il avait recruté une troupe d'artistes parisiens qui jouaient des opérettes anglaises dont tout Dingo fredonnait les refrains sautillants.

Sur l'emplacement du Palais de justice, devenu inutile, il avait élevé un établissement de plaisirs nocturnes : le Blagapar's Palace où les jeunes et jolies femmes de Dingo et des environs se réunissaient en des concours de têtes, de poitrines, de dos, d'ensemble ou de détail qui intéressaient au plus haut point l'élément mâle.

Bref, Coudet-Brassin et Lacosse avaient lancé la principauté de Blagapar vers les plus brillantes destinées. Une publicité monstre faisait affluer à Dingo une foule cosmopolite, avide de plaisir et attirée par les charmes si variés de ce paradis terrestre que les journaux appelaient le Monte-Carlo de la mer Noire, la Capoue du XXe siècle.

Il ne faudrait pas s'imaginer cependant que le souci des plaisirs de Dingo absorbât Lacosse au point de le distraire du service de la princesse et des choses sérieuses.

Il s'était fait envoyer de Paris, par grande vitesse, d'excellentes reproductions de tous les chefs-d'oeuvre des ma?tres du pinceau et avait créé ainsi le Musée de Dingo dont le secrétaire général du Palace était le conservateur dévoué. On pouvait visiter tous les jours ces galeries de vieux tableaux qui s'enorgueillissaient, entre autres pièces rares, d'une demi-douzaine de Jocondes.

D'autre part, le grand poète local ayant été réduit à la misère, Lacosse avait prêté son concours gracieux à une représentation de gala au profit de ce génie méconnu, qui lui avait consacré dix odes en langue biagaparane, dont il était seul à conserver la tradition. Notre héros avait reparu sur les planches trois autres fois pour son propre compte. Car sa position comportait des frais et il n'avait jamais voulu que ces frais fussent couverts par la princesse. Inutile de dire que les trois représentations données par Lacosse à son bénéfice avaient fait salle comble et que l'on s'était battu autour des fauteuils à cinquante louis. Le prince Vasistas Tourtognoki avait mal accueilli d'abord l'extraordinaire popularité de l'amant de sa femme. Puis, renonçant à contenir le flot qui montait et menaçait de l'emporter, il s'était effacé complètement et s'amusait de son côté avec Gambillette, sa favorite, qu'il venait de quitter momentanément pour un voyage soi-disant diplomatique à Paris. Malgré tout le prince consort était un sujet d'inquiétude. A l'issue de la journée d'ouverture du meeting d'aviation, le ministre des Finances prit Lacosse par le bras.

-Pouvez-vous, cher ami, m'accorder quelques minutes ?

- Avec plaisir, mon cher ministre, répondit Lacosse, homme de devoir à ses heures.

- Voici... Tout va bien, le commerce prospère, les étrangers jettent l'argent par nos fenêtres, on a découvert hier encore, à trois kilomètres de la ville, une source gazo-ferrugineuse qui sera demain une source de revenus... Tout va bien... Et cependant j'aurai du mal à équilibrer mon budget... Le prince Vasistas dépense plus à lui tout seul que tous les fonctionnaires réunis. Il fait en ce moment les quatre cents coups à Paris sans cesser pour cela d'entretenir ici Mile Gambillette, qui n'a aucune idée de la valeur, de notre argent.

- Avez-vous avisé la princesse ? - Je n'ose pas, mon cher Lacosse. Vous me semblez tout indiqué pour cette mission délicate.

- Bien, fit Lacosse, je lui en toucherai un mot. Il est temps de mettre un frein aux gaspillages du prince consort !

- En attendant, reprit le ministre des Finances, je vais être obligé de lever de nouveaux impôts. Or les populations de la principauté ont horreur de ça.

- Elles ont raison, les populations ! Il n'y a que les Français qui aient le culte de l'impôt. - Si nous trouvions un autre moyen ! Voyons mon cher Lacosse... vous qui avez des idées, vous qui avez déjà tant fait pour le pays...

- Eurêka, s'écria Lacosse qui ne savait pas d'autre mot grec, eurêka ! Mon ami Coudet-Brassin rêve d'installer au Palace un jeu de cartes local, le jeu du soixante et quatre-vingts dont les combinaisons ingénieuses enchanteraient notre immense clientèle d'étrangers. Le gouvernement s'est opposé jusqu'ici à cette institution parce qu'il craignait fort justement de livrer les indigènes à la passion du jeu. Mais aujourd'hui que les étrangers riches constituent les deux tiers de la population, nos scrupules n'ont plus de raison d'être. La cour aura la ferme, la ferme des jeux et prélèvera un petit droit de dix à quinze pour cent. Les étrangers seuls seront admis dans les salles de jeu. Nous concilierons ainsi les intérêts de la cour et ceux du peuple. Le ministre des Finances secoua les mains de Lacosse.

- Fameux!... Vous êtes, mon cher Lacosse, un des plus grands hommes d'?tat des temps modernes...

- Allons, allons ! murmura modestement l'acteur.

- Si, si, sans exagération !... Vous pouvez dire à M. Coudet-Brassin que le décret sera signé demain et que le soixante et quatre-vingts pourra fonctionner dans les quarante-huit heures.

- Coudet-Brassin a tout ce qu'il faut. Il a fait venir de Paris un matériel complet de soixante et quatre-vingts.

- Vive Blagapar ! cria le ministre des Finances, exprimant par ce cri son soulagement patriotique. Et les deux hommes se séparèrent enchantés. Lacosse, salué par tous les passants, regagna sa villa, la villa des Vagues. Il n'avait pas faim et ordonna que son d?ner fût porté au grand poète local qui habitait sous le pont voisin.

Rêveur, il s'accouda sur la terrasse et s'ab?ma dans la contemplation de la mer Noire qui semblait ne pas avoir la force de se soulever... Il assista au coucher du soleil et au lever de la lune. Jamais il n'avait remarqué les étoiles comme ce soir-là. Elles lui paraissaient toutes proches et tremblantes comme des bougies que son souffle eût éteintes s'il avait voulu.. Il commençait à s'assoupir quand un baiser brûlant se posa sur sa nuque.

- Chéri ! chéri !... Il reconnut la voix et les lèvres de la princesse.

- Toi, ici, Miti... Quelle imprudence !

- Oui, c'est une folie, gémit Mitineka... Mais il fallait absolument que je t'ouvrisse mon cœur ce soir, et j'ai préféré venir chez toi, une mantille sur la tête.

- Adorable créature !... Veux-tu rentrer dans la villa ? - Non, restons ici. La nuit est belle, il fait bon sous les étoiles... Prends-moi sur tes genoux... Là, je suis heureuse 1... J'ai une grosse nouvelle à t'apprendre, mon chéri. - Une grosse nouvelle ! - Très grosse... Tu ne devines pas ?

- Non. - Eh bien, mon Lacosse, réjouis-toi, grâce à ton amour, je vais être mère ! Lacosse bondit. - Pas possible? Mitineka le regardait avec un attendrissement infini.

- J'en suis sûre... Je ne voulais pas croire d'abord, malgré tous les symptômes... Enceinte, moi... après tant d'essais infructueux !... Mais le doute n'est plus possible aujourd'hui... J'ai consulté. La sage-femme de la cour a été nettement affirmative... Tu as fait ce miracle, alors que je n'avais plus d'espérances, de m'en donner !

Lacosse restait muet devant l'énormité de son œuvre.

- Tu as sauvé la dynastie des Shakossouzoff, poursuivit la princesse... Je peux maintenant dormir en paix... Merci, Hector, merci au nom de tous mes ancêtres, merci au nom de la principauté !

La minute était solennelle, poignante, historique...

Des larmes coulaient sur les joues de Mitineka, larmes de reconnaissance et d'amour que Lacosse ne songea pas même à essuyer. Notre héros n'avait jamais été père, et voici qu'il l'était dans des proportions d'une portée incommensurable.

- Oui, mais le prince consort... que dira le prince consort? interrogea-t-il. - Tout s'arrange. Vasistas m'a télégraphié qu'il revenait précipitamment, rappelé par des affaires urgentes et personnelles. Il sera ici à la fin de la semaine... Je lui ferai endosser cette paternité inattendue. C'est enfantin... - Il se doutera de quelque chose. - Sans doute... mais il ne dira rien, il sera trop heureux d'un événement qui affermira notre trône et garantira son avenir et le mien... Je connais Vasistas... Seulement, tu comprends, chéri, il voudra sauver les apparences, c'est naturel... et il me fera sentir que je suis sa femme... Je n'aurai pas le droit de lui fermer la porte au nez. Tu ne m'en voudras pas?

- Charmant, c'est charmant pour moi ! gronda Lacosse, dont la jalousie était surtout protocolaire et qui se disait que le retour du prince consort allait gâter les choses doublement. Car nos lecteurs ne se doutent pas encore que Lacosse avait compliqué sa vie d'une liaison avec Gambillette, ma?tresse attitrée du prince Vasistas Tourtognoki.

Le favori commença donc une scène de jalousie, reprochant à la princesse de retourner au prince consort à présent qu'elle n'avait plus besoin d'un tiers dans leur ménage. Mais Mitineka protesta et lui jura qu'il était plus que jamais nécessaire à sa vie privée comme à sa vie publique.

- Tu n'es pas de ceux que l'on remplace ! avoua-t-elle.

La discussion menaçait de se terminer par le rapprochement habituel et de dégénérer en soupirs lorsqu'une fanfare éclata sur le devant de la villa des Vagues. - Nom d'un pétard, sauve-toi ! s'écria Lacosse, en enveloppant la princesse d'une couverture de voyage... C'est une sérénade en mon honneur. - Je rentre au palais par les catacombes, fit Mitineka, qui n'avait pas perdu son sang-froid... Tâche de me rejoindre dans quelques minutes.

Lacosse ne l'accompagna pas jusqu'à l'entrée des catacombes et ne lui proposa pas même un rat de cave pour s'éclairer dans ces souterrains obscurs où elle s'exposait à de mauvaises rencontres.

Il pensait :

- Cette femme finira par me compromettre.

Ayant pris son chapeau, il alla saluer l'harmonie de Dingo, - car c'était elle, - qui jouait ses marches les plus entra?nantes sous les fenêtres du grand bienfaiteur de la principauté, manière touchante de lui exprimer la gratitude d'un peuple et de lui souhaiter une bonne nuit.

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