TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Autriche

Vienne

Étant toute gamine, déjà le nom de cette ville, accueillante et charmante, m'était sympathique, tout bêtement parce que "papa" en parlait chaque jour avec des considérations qui, pour moi, avaient leur gros prix.

Mon père était "commissionnaire en marchandises" et les fameux bronzes et bibelots de maroquinerie viennois, si à la mode alors, étaient la cause de nos richesses passagères.

Quand Vienne avait de beaux modèles de candélabres, de statuettes, de pendules, etc., etc., mon père avait un sourire béat parce qu'il les vendait cher. Toute ma première enfance, j'ai entendu vanter le goût viennois. Je savais que les femmes des commerçants, venant à Paris avec leursmaris, faisaient claquer mon père de la langue avec un petit geste du bout de ses doigts réunis en bouquet sur les lèvres, et qui signifiait : "Mes enfants, je ne vous dis que ça !"

Quand, devenue Yvette Guilbert, je fus engagée au Ronacher de Vienne, je fis connaissance avec une splendide cité. Ville de Palais de grande allure, avec son Ring et son Prater où couraient de grands équipages. Quantité de maisons avaient à leur porte des concierges si "décoratifs" dans leurscostumes dorés, la tête emplumée de blanc, que la première fois que j'en croisai un, je le pris pour un prince de la cour et je me rangeai, très intimidée, pour le laisser passer... et, baissant la voix discrètement, je demandai à l'hôtelier le nom de ce personnage en si bel uniforme qui attendait, l'air fier, quelqu'un au pied de l'escalier, une zibeline sur le bras. Il me répondit : "C'est le concierge de Mme X..., la femme du banquier !" J'en restai effarée et gênée.

En 1894, à mon arrivée à Vienne, je trouvai les colonnes du Ring (promenade des élégants où était mon Bristol Hôtel) placardées d'affiches annonçant : "Au Ronacher, Théâtre des Variétés, à 10 heures, Yvette Guilbert, la Duse de la Chanson !" Je bondis de surprise indignée. Qui était cette Duse ? Pourquoi associer mon nom "célèbre" à celui d'une "inconnue" ! Car, enfin, je vous le demande, qui diable avait jamais entendu parler de "cette Duse" ! et je me montais et je m'enrageais..., et j'étais bête, et j'étais idiote, et j'étaisignare, et j'étais ridicule... Mais j'étais comme ça.Ah!... quand je repense au rire de ma chère Duse et au mien, alors que je lui racontais cela quelques années après... Pauvre chère grande sœur que j'ai tant admirée et tant respectueusement aimée pendant vingt-cinq ans, jusqu'à sa mort, comme je t'ai fait sauter sur l'âne de mon mépris, en cette année de mes vingt-deux ans.

Je me rendis donc au théâtre et demandais l'explication de ces affiches. Ma gêne, Seigneur, ma rouge honte quand j'appris - (car il faut à vingt ans tout apprendre) - que l'honneur était pour moi très grand qu'on voulût bien rapprocher mon nom de celui de cette unique créature. Ah ! jeunesse et jeune gloriette, comme vous enflez vos petits ventres de grenouilles, tandis que le burlesque pétard de votre éclatement hurle :"Imbécile ! Imbécile ! Imbécile !".

L'établissement Ronacher était célèbre par son luxe et la science de sa construction, nombre d'architectes en parlaient à l'époque, et ce fut la première fois que je vis un théâtre où des repas étaient servis aux auditeurs. Les loges étaient de véritables petits salons, où les mets arrivaient portés par d'impeccables maîtres d'hôtel. A l'orchestre, des tables, autour desquelles vous consommiez. Un luxe de miroirs, de lustres, inconnu alors, faisait de cette grande salle une construction si célèbre, qu'il fallait en 1894 avoir chanté au "Ronacher" de Vienne !

J'y fus et j'y revins plusieurs années, fêtée magnifiquement. Curiosité de la vie, j'ai retrouvé, il y a quelques mois, à Munich, le fils de Ronacher, à l'hôtel des Quatre-Saisons de Munich, qu'il aide à diriger.L'ambassadeur de France alors était l'ancien préfet. de police, Lozé, un ami de Paris ! Comme on me fit parvenir la carte d'un homme de lettres, nommé Silas, Lozé m'indiqua que "ce petit père Silas" était l'homme le plus répandu de la ville, qu'il fallait le recevoir en raison de l'utilité qu'il y avait à le connaître.

Le père Silas ! Le tout Vienne artiste, le tout Vienne diplomate, le tout Vienne des lettres, le tout Vienne de la Cour, connaissait Silas. Petit, mince, soixante-dix ans peut-être, un visage pointu de rat jaune, avec des petits points brillants et noirs : ses yeux surmontés de sourcils-moustaches, encadrant ses grandes lunettes posées sur son nez de rat. Les mains éternellement dans les poches de sa longue soutane noire fourrée de martre, une serviette de cuir noir bourrée de papiers sous le bras, la boutonnière décorée de la Légion d'honneur, ainsi se promenait Silas.

Un énorme appartement, Dreihufeisengasse et une bibliothèque plus énorme encore, la passion des livres, jamais d'argent, dînant, déjeunant ici et là, habitué (à l'œil) de l'Opéra, recevant les grandes célébrités de passage en Autriche, ayant comme tout Viennois des centaines de photos dédicacées de toutes les vedettes du monde venues à Vienne, et favorisant, je le crois bien, aux princes et aux, aristocrates de la cour, des rencontres avec les belles filles des opérettes viennoises. Je lui trouvais des allures équivoques parfois quand il insistait pour me faire inviterpar telle ou telle personne, et je le fâchais quand, décidée et nette, je lui disais : "Non, Silas, je ne vais nulle part, vous entendez, si je ne connais pas les gens, si vous voulez rester mon ami, il faut bien comprendre cela", et il le comprit.

Un jour, il m'apporta un journal de Vienne où on relatait l'arrestation d'une jeune Française en représentation venue avec une tournée de Paris. Une dispute à propos d'une jalousie amoureuse et, la pauvre ayant battu sa rivale, l'avait mise en un tel état que la police l'avait flanquée en prison !"Dix-sept ans, disait la feuille, dix-sept ans et pas un sou pour se payer un avocat."

- Père Silas, il nous faut venir au secours de cette enfant-là, allons la voir en prison.

- Impossible, dit Silas, à Vienne, on ne visite pas les gens arrêtés, c'est contre la loi.

- Silas, je vous roule dans la boue si votre influence n'est qu'une blague, et si vous ne m'obtenez pas l'impossible.

- Mais, c'est impossible, chère Mademoiselle, impossible !

- Connaissez-vous un juge ici, Silas ?

- Oui et très probablement celui qui s'occupera de cette fille... pourquoi ?

- Eh bien, voilà, je vais acheter une loge chez Ronacher, vous irez voir le juge et lui offrirez cette loge pour entendre, ce soir, Mlle Yvette Guilbert, et s'il l'accepte vous me l'amènerez dans ma loge après mon tour de chant.

- Et s'il n'accepte pas la loge... S'il est invité ailleurs ce soir ?

- Eh bien, vous lui demanderez quel jour il est libre... et vous l'inviterez à nouveau pour cette date.

- Et alors ? fit Silas.

- Alors, dis-je, je me charge du reste.

Silas trotta chez le juge qui, le soir même, assistait à ma représentation. Et le voilà dans ma loge avec le juge ! En se grattant le nez, toussant, louchant, il m'accorda tout, le juge, et, deux jours après, j'entrai dans l'espèce de salle où se trouvait ma malheureuse compatriote, affreusement déprimée, car il s'agissait pour elle d'être reconduite à pied à la frontière, entre deux gendarmes, me dit-elle, au cas où elle serait acquittée, ce qui n'était pas sûr ! dix-sept ans !... sale, commune, l'airrossard, les yeux froids, sournois, la bouche vulgaire et méchante... Mais, dix-sept ans, c'est assez pour susciter toutes les pitiés, n'est-ce pas ? Je luiremis quelque cent francs pour le plus pressé.Sa figure resta close, ses yeux de glace.

- Et votre avocat, lui dis-je, l'avez-vous vu ?

- Non, je l'attends de minute en minute.

- Par où arrive-t-il ? Par ce couloir ?

- Oui, Madame. J'attendis l'avocat et, le prenant à part, je lui demandai ce qu'il pensait de l'affaire.

- Oh ! elle sera acquittée... C'est une question d'intelligente défense; je lui ai dit qu'on raison de sa jeunesse, et de son cas d'étrangère en ce pays, ait elle ne connaît personne, je ne lui prendraisseulement que deux cents couronnés, mais... elle n'a pas un sou... alors sa cause passera aux avocats qui...

Je l'interrompis et lui dis :

- Voici les deux cents couronnes, Monsieur,faites pour le mieux et informez-moi au Bristol Hôtel de la suite de l'affaire.

Elle fut condamnée..., abandonnée de chacun de ses camarades, de sa troupe, de son amant et de son manager.

Et le père Silas disait, cocasse : "Son cabot d'amant est un cochon, mais aussi comment une fille de dix-sept ans prend-elle un amant pauvre !... qu'est-ce qu'elle prendra à cinquante ans alors!..." Ah ! père Silas, je savais bien que votre grand nez de rat reniflait les souris l... celles surtout qui vont se prendre aux pièges...

Pendant de longues années je revins à Vienne et, pendant de longs ans, j'y retrouvai Silas, car il vécut très vieux, sorte d'anthologie vivante que chacun allait consulter. Dans sa tête il faisait lafiche de chacun, résumant la personnalité surlaquelle on le questionnait. Un jour que notre nouvel ambassadeur et sa femme, le marquis et la marquise de Reverseaux, m'avaient invitée à déjeuner, ils me racontèrent que Silas leur avait dit"Yvette ? quel collaborateur d'ambassade elle ferait... elle a la timidité diplomatique et l'audace effrontée des joueurs, les deux dons de fortune d'undiplomate..." Il se trompait, je n'ai rien de tout cela.

Quelle belle allure avait à Vienne notre ambassade "sous les Reverseaux" ! L'ambassadeur et l'ambassadrice d'une simplicité cordiale adorable, mais, vrais gens de cour, recevaient avec un chicvieille France. La marquise, alerte, coquette, quoique ayant déjà la cinquantaine, était avec ses cheveux flous, bouclés, argentés et un brin poudrés, unie image charmante du xvure siècle, elles'habillait "très femme" et avait le goût des dentelles. L'ambassadeur, avec son profil milice, ressemblait un peu à Forain, portait la redingote grise avec un chic bourgeois sans éclat, mais fort distingué. Ses cheveux plats encore noirs lui faisaient une tête pensive, sobre, sage qui ne ressem- blait en rien à celle de Crozier qui lui succéda à l'ambassade. Crozier, perruque blanche mousseuse bouclée, frisée, l'air pimpant, monocle à l'œil, fleur à la boutonnière, cambré dans sa redingoteclaire, recevait d'une tout autre manière. Avec lui, un déjeuner à l'ambassade prenait des allures de lunch dans un club chic, ou dans un cabinet au café anglais d'autrefois.

Sa manière de fumer, boulevardière et "bache- lière", sa façon de sauter et de .s'étendre sur son immense sopha,'créait une atmosphère d'où l'étiquette fichait le camp peu à peu, comme la mousse d'une bouteille de champagne... Quand on rencontrait Crozier, à Marienbad, Breval, la superbe cantatrice à ses côtés, on avait plus l'impression d'un oisif de Deauville préoccupé de la mode que d'un ambassadeur plein de soucis diplomatiques. Fin causeur, artiste mélomane, charmant séducteur, quoique diplomate, ou parce que"diplomate", il n'avait pas assez bonne mémoire,se dispensant trop souvent de saluer des gensautrefois invités à sa table, qui, moins oublieuxque lui des convenances sociales, se .faisaient undevoir de les lui rappeler. Ah ! l'art du souvenir ! la discipline de la mémoire, comme le roiÉdouard VII possédait ce don rare ! Il fallait levoir à Marienbad accueillir avec précision les gensde nationalités différente) rencontrés par lui ! ! !Un diplomate étonnant à ce sujet fut le duc deMontebello, notre ambassadeur en Russie en 1898"Jamais, disait-il, il n'oubliait un visage assis unefois à sa table, jamais il ne l'accueillait avec une"froideur distante" malgré les longues périodespendant lesquelles il ne le revoyait pas. Le duc et -la duchesse de Montebello avec M. Cambon,notre ambassadeur à Londres, furent les .cc plussimples", je crois bien, de tous les ambassadeurset ambassadrices connus de moi, un détail le prou- vera.

En 1898, mon mari et moi avions projeté d'alleren Russie. Des concerts furent organisés et annon- cés à Pétersbourg. La veille du départ, à table, jedis à mon mari : "Tiens, c'est la première fois de mavie que je vais dans un pays sans y connaîtrequelqu'un, sans lettre de recommandation, sansmême un mot pour l'ambassade... je n'ai pensé àrien de tout cela cette fois-ci..., c'est bête.

A ce moment précis on sonna chez nous et ledomestique nous passa une carte sur laquelle jelus à haute voix:

Duc de Montebello, Ambassadeur de France à Pétersbourg.

Nous restons une seconde à nous regarder et,ensemble, nous disons : "Ah ! par exemples c'estinouï."

Et recevant l'ambassadeur, celui-ci nous expli- qua qu'ayant lu à Paris l'annonce de mes, concertsen Russie, il venait se mettre à ma disposition peurm'aplanir toutes les difficultés du voyage, sachantque nous quittions Paris par le même train quecelui qu'il prendrait le lendemain. N'était-ce pointle geste d'un homme le plus "simplement" gentilhomme ?

La duchesse de Montebello donna en mon honheur, à Pétersbourg, un déjeuner suivi de réception et, là aussi, la conversation prouva la grandeintimité de l'atmosphère, car les dames de paris tocratie ne firent que potiner en toute liberb sur toutes les absentes, sans retenue aucune ni crainte des indiscrétions possibles.

Rencontrant souvent après l'ambassadeur et l'ambassadrice dans nos voyages d'été en France nous les trouvions chaque fois souriants, accueil- lants, et venant les premiers vers nous quand nous étions les seconds à les apercevoir.

Après la guerre de 1914, M. et Mme. Lefèvre- Pontalis firent de l'ambassade de France à Vienne un lieu de belle grâce ; les difficultés des situa- tions, créées par la guerre, furent souvent aplaniespar le tact souriant du diplomate, et, en février192-1, comme j'arrivais à Vienne pour la premièrefois après la guerre, je fus présenter mes devoirs àM. et Mme Lefèvre-Pontalis et. me mis à leur .-disposition au cas où ils auraient à utiliser ma,présence à Vienne. Deux jours après, au déjeunerde l'ambassade, on parla du "rapprochement"qui se faisait avec lenteur, Vienne né pardonnantpas, n'oubliant pas... ayant terriblement souffertde la famine entretenue par les armées "ennemies",c'est-à-dire les nôtres, et perdu des quantitésd'enfants de tous les âges, faute de quoi les nourrir.

J'ai gardé très longtemps ces épouvantables etdéchirantes photographies que la Croix-Rougedistribuait par centaines de mille en Amérique, oùj'étais pendant la guerre, et où des bébés et despetits Viennois de cinq à sept ans devenaientdes squelettes à gros ventres, tels ceux des faminesaux Indes, vous obsédant comme des cauchemars.Jambes des petits, devenues de fins bâtons osseux,bras tentaculaires, cous comme des poignets,gros crânes aux yeux. creux et fous..., ventresénormes qui avaient l'air d'éclater..., oh ! cesépines dorsales en arêtes, des petits innocentsdépiautés... Barbarie 1 honte des hommes...,honte des guerres, honte des peuples et de tout 1Non, les mères, les femmes n'oubliaient pascela ! Et Vienne la douce, la joyeuse, la riante,la prospère, était déchirée, triste, lamentable demisère.... Époque terrible qui crevait le cœurl Desamis que j'allais revoir vivaient en hiver sans feu,de pauvres professeurs étaient trouvés inanimés surles bancs du Ring, et, chaque semaine, c'étaientdes suicides lamentables.

La nouvelle génération qui avait survécu à lafamine, mais l'avait contemplée dans toute sal)ngue horreur, n'était pas tendre à neutre égard...,parbleu I et les universités pleines, à présent, dejeunes "étudiants, nous assuraient autant d'accusa- teurs. Que les hommes se battent s'ils le veulent,mais que les enfants soient respectés 1 Et la jeu- nesse des écoles conservait un cœur en révolte. . Moi, j'étais atterrée de tout ce qui m'était révéléen ce voyage, de tout ce que je voyais en ce Vienneautrefois si amoureux, si attaché à la France.Ne pouvait-on rien tenter pour rapprocher lescœurs et commencer l'ère de l'oubli ? C'étaitfini, la guerre !

"Il faudrait regagner la jeunesse, dit enfinM. Lefèvre-Pontalis, il nous faudrait conquérirl'université actuelle: . savants, professeurs et étu- diants. C'est là qu'est la grave résistance. Maisl'Université boucle ses portes à double tour, rien àfaire... La Rancune tient les clefs, la Haine, lesverrous."

Il y eut 'un lourd silence autour de la table,puis on se leva pour passer au salon prendre lecafé. Je réfléchissais et n'osais rien dire de toutesles idées qui me montaient au cerveau, tout demême, au milieu de la fumée des cigares, je risquai :

- Si j'essayais ?

- Essayer quoi ?

- Mais... d'ouvrir les portes de l'Université..,d'y entrer, l'ambassade consentirait-elle à sejoindre à moi, en cette tentative, ou me la laisserait- elle faire seule  ...

Ici, tous les invités s'arrêtèrent de fumer.

- Ça dépend..., qu'avez-vous en tête ?

- Une excellente idée... Je suis pacifiste detoute mon âme, et rien au monde ne m'emballecomme de rapprocher les séparés et de créer du pai- sible amour, c'est une telle joie pour mon cœur devaincre la difficulté que je vais m'y employercorps, cœur et âme...

- Entendu, Madame, mais... avez-vous un plan ?

- Oui, le voici : Faire un concert à l'Université, présidé par l'ambassade de France, voilà.

Un grand silence et tous :

- Impossible.

- Pourquoi, Messieurs ?

- D'abord parce que jamais ne fut donnée àaucune artiste la possibilité de s'y produire, ensuite .parce que l'ambassade ne peut s'annoncer,là où ellen'est point sollicitée d'être.

- Mais on l'invitera, Messieurs !

Et tous de rire.

- Ah ! vous en avez ün optimisme, Madame,pour croire que tout s'arrange parce qu'on ledésire

Poursuivant mon idée :

- Pouvez-vous, Monsieur Lefèvre-Pontalis, mefaire indiquer le nom d'un philologue qui s'occupede littérature française à l'Université ?

- Oui, le professeur Kuchler.

- Avez-vous confiance en mon tact et désirez- vous loyalement, et pour le bien de notre cause,payer de votre présence une fête où l'on vousinviterait en tout protocole ?

- Mais, absolument, Madame.

- Eh bien, Messieurs, je vous jure que je vousaurai comme auditeurs à l'Université de Vienne.

Et l'on se sépara.

J'ai oublié de dire qu'à la même époque, 1924, jédonnais chaque soir des récitals à Vienne, mon nométait donc dans tous les journaux et ma présenceà Vienne connue de tout le monde, de sorte quelorsque je ils part au professeur Kuchler de mon désir do, lui parler, ne fut-il pas tellement sur- pris.

Je lui écrivis à peu près ceci:

"Cher Monsieur, m'occupant beaucoup et depuislongtemps de littérature médiévale, j'ai demandéà l'ambassade de France quel était, à l'Université,.le professeur le plus distingué pour faire une conférence sur les troubadours, illustrée de leurs chansons.Si mon idée vous chante, voulez-vous venir en parleravec moi, jeudi prochain, 2 heures ?"

Réponse :

"Oui, Madame, cela m'enchante."

Et le professeur vint. Idée, programme, tout luiplut.

- Mais, où ferons-nous la conférence, dit-il ?Dans une salle de théâtre ou de concert ?

- Je désire, Monsieur, un endroit distingué etassez' vaste pour mettre les prix à la portée despauvres bourses, car je ne veux, pas faire de profits,mais faire connaître des choses rares à une élite...,est-ce possible cela, Monsieur ?

- Certainement, Madame. En quelle langue,la conférence.

- En allemand, Monsieur, en allemand ! lesFrançais rendent justice aux Allemands qui découvrirent les premiers notre moyen âge, et c'est unhommage que je tiens à rendre en -toute loyauté àvos compatriotes. Vous disserterez en allemand etmoi je chanterai les testes français dont vousparlerez.

- Il y a une grave question au milieu de cetintéressant projet : la date. Nous sommes filfévrier, Madame, et, à Vienne, pour réunir uneélite, il faudrait deux semaines, donc, si vers le15 mars vous pouvez être libre, je suis à vous.

-Très bien, Monsieur, je reviendrai à temps deBudapest. Concluons seulement aujourd'hui quevotre collaboration m'est assurée et réfléchissonsdes deux côtés au programme exact et dites-moi,d'ici deux ou trois jours, quand nous pourronsnous rencontrer à nouveau, avant mon prochaindépart pour la Hongrie.

On se serra les mains et il me quitta. C'étaitles premiers pas, il fallait faire le reste.

Je reçus une invitation à venir prendre le théchez le professeur et sa femme, "une Française",afin de fixer la marche du conférencier et de lachanteuse. Jamais je n'oublierai cette visite-là.Je ne préparai rien, laissant le hasard et monceeur me guider selon les possibilités de l'entrevue.

Le professeur tout rond, tout gentil, les cheveux.roux, les yeux, clairs, la main boulotte, habitait avec sa charmante femme les faubourgs deVienne.

En sa qualité de Française, Mme Kuchler montratant de grâce à me recevoir que tout mon cœuralla vers elle ; leur gentille fillette prépara le thé.Personne d'autre que la famille et moi.

La conversation roula d'abord sur la littératuredu moyen âge et sur la,musique, puis, enfin, sur cequi nous- occupait.

- Cher Monsieur, combien je vous sais gré devous associer à mes efforts, mais, bien entendu,votre dérangement sera rétribué par ce que vous me demanderez.

- Je voudrais bien être riche, me dit tout à coup Kuchler, pour offrir tous les livres, tous les ouvrages dont a besoin notre "département de langue romane" à l'Université. Nous sommes dans un état de détresse à cet égard, c'est navrant !

- Comment, dis-je, c'est vrai ? Mais alors, offrons toute notre recette à votre Université, c'est très simple !

- Oh non ! oh ! non ! se récrie Kuchler, je neveux pas... Je ne peux pas accepter cela, Madame...,je n'ai pas le droit de vous demander cela...

- Mais c'est une joie pour moi de vous l'offriret je vous l'offre ! c'est dit, c'est fait, vous aurezl'argent pour votre Université, cher Monsieur, etvoilà !

Sa femme, sa fille, lui, ont des éclairs de joiedans les yeux.

- Mais vous aurez des frais énormes, Madame,qu'on vous remboursera, bien entendu.

- Non, je ne veux rien, que vous donnertout ce que nous recevrons. Si vous, professeur,vous pouvez naturellement me trouver une salleà prix réduit..., ce sera magnifique..., et puisque,moi, je vous donne mon concours et la recette, àvous de m'aider si vous le pouvez à trouver lasalle gratuitement, si possible. Ça va?

- Ça va, dit Kuchler heureux.

On servit le thé dans une atmosphère oit déjàla tendresse amoureuse se manifestait. Cet hommeétait joyeux à l'idée de la bibliothèque enrichie,et je me dis : "C'est le moment pour lui de serendre à mon secret désir

- Qu'est-ce que vous penseriez de faire cela àl'Université même, Monsieur Kuchler ? Ce seraitune économie ?

- Impossible ! Jamais "une représentation"ne fut donnée là... oh ! non ça, non !

- Représentation ? vous appelez "représen- tation" une leçon d'histoire littéraire avec"exemples" ?

- Mais vous chantez, Madame ?

- Professeur, comment pouvez-vous parler destrouvères et des 'troubadours sans illustrer leursœuvres en totalité, c'est-à-dire avec leurs musiquesqui ne peuvent se séparer des textes ?

- Tiens..., mais c'est vrai cela, dit Kuchler,c'est vrai...

- Et puis, ajouta Mme Kuchler, si vous vousattachez à un programme sévèremment universitaire, le côté "science" primera et effacera lecôté "divertissement" ?

Je m'écriai :

- Votre femme a raison ! Nous ajouterions,et je voùs les apporterai, des thèmes grégorienssur lesquels, plus tard, on mit des paroles enlangue vulgaire; je chanterai d'abord les texteslatins et, après, les autres...

- Ça... c'est magnifique, dit Kuchler ! Vouschanteriez du latin ?

- Mais oui, professeur, allons, ayez-moi lasalle de l'Université... cela me ferait une telleéconomie.

- Bien sûr... Mais voudra-t-on la donner ?c'est que, vous ne pouvez savoir, Madame, com- bien cette guerre a changé les cœurs ici... Nousavons tant souffert..., la rancune est là..., et uneFrançaise..., chantant en français..., dans l'Uni- versité même... Moi, parbleu, dit Kuchler, moi, jene demanderais qu'à faire la paix..., mais...

- Professeur, êtes-vous sincère, êtes-vous loyal dans vos dires pacifistes ? Et je le regardai bien.

- Ah ! Madame, s'écria tout à coup Mme Kuchler, moi Française et, lui Allemand, mais nous ensentons trop l'absolu devoir ! j'ai tant souffert pendant cette guerre ! et lui, donc !

- Eh bien, dis-je, profitant de cette belleémotion que je sentais crever leurs cœurs, eh bien,soyons trois à unir nos amours et faisons une fêtede la paix ? Vous allez voir voire recteur, vous luidirez la possibilité que je lui offre pour sa bibliothèque, vous lui demanderez d'avoir une compréhension et une attitude exceptionnelles à monégard, en permettant à une artiste de se joindre auprofesseur dans sa grave Université. On fera cettemanifestation devant vos professeurs et vos étudiants, votre public, et vous inviterez l'ambassadeur de France.

A ces mots Kuchler bondit !

- Mais il ne viendra pas, Madame, cria Kuchler,avec violence, il ne viendra pas, voilà le malheur !

- Qu'en savons-nous, Kuchler ?

- Mais non..., c'est toujours la même chose,pas un ne va au-devant de l'autre..., ah! bien sûr...,s'il venait..., mais il ne viendra pas !...

Nerveux, le petit homme arpentait sa chambre,les bras derrière le dos.

- Eh bien, mais..., on peut le tâter..., il ne fautpas douter des miracles, mais les appeler...

- Oui..., bien sûr, mais il refusera, Madame !

- Voyons, écoutez-moi, nous sommes ici troisbraves gens, agissons en toute loyauté pour lebien de nos pays. Moi, je veux rapprocher levôtre du mien, vous, le mien du vôtre, n'est-ce pas ?

- Oui, certainement, Madame...

- Eh bien, allons-y mes enfants ! Voyez votrerecteur; quand j'aurai sa réponse, avec sa promesseabsolue de faire de cette fête celle de l'ententecordiale, présidée par mon ambassade, je verrai àapprocher mon ambassadeur et s'il me refuse...,eh bien 1 nous nous passerons de lui. Ça va ?

- Ça va, répéta Kuchler.

Et je l'embrassai ainsi que sa femme.

Et, le 16 mars, M. Lefèvre-Pontalis, l'ambassadeur de France, était reçu à l'Université partoutle corps enseignant, et Yvette y chantait des Kyriede six sortes, avec, au fond de son cœur transporté,des tas d'Alleluia !

Si l'ambassadeur lui envoya de chauds remer- ciements, Dieu lui en adressa de plus tendres...

L'amour n'est souvent pas une question decœur... Mais le cceur oblige toujours l'amourr à semanifester.

Après cette fameuse matinée, rentrant au Bristol,j'écrivis ma joie de cette réception à l'ambassadeur, car le lendemain matin, à la première heure, je partais pour la Pologne, où une lettre de l'ambassadeur m'arriva le 20 mars:

"Chère Madame,

".J'ai eu le tort de laisser passer un jour sansvenir vous trouver, pour vous apporter à la fois mesremerciements bien sincères et mes chaleureusesfélicitations.

"Et voilà que vous êtes déjà envolée, non sansm'avoir adressé un gracieux billet dont je vous suisextrêmement reconnaissant.

"Il me prouve que vous aviez bien compris tout ce que,nous aussi, avons compris, goûté et appréciéen celle belle chambrée où vous vous êtes si généreusement dépensée, pour une très belle cause.

"Vous avez raison, si chacun savait comme vousfaire offrande de son cœur et de son bon vouloir(quand il ne peut apporter le talent dont vous êtesprodigue), peut-être les choses iraient-elles mieuxen celte triste époque que nous traversons.

"Je n'en veux croire que l'accueil sincère qui vousa été fait, en un milieu étranger aux misérablesspéculateurs contre le franc.

"Vous avez été au-dessus de tout cela et vousavez fait une bonne action ! Qu'il me soit permis devous en remercier en exprimant le souhait de vousrevoir ici bientôt.

"Veuillez croire, chère Madame, à l'expression demes sentiments bien dévoués.
"Pierre LEFÈVRE-PONTALIS."

Déjà, le 23 février, j'avais reçu le billet suivant,en réponse à ma communication :

"Madame,

"C'est avec une grande satisfaction que j'aiappris le choix de la date du 16 mars pour votreconférence dont nous attendons tous grand plaisir etgrand avantage pour cette cause du rapprochementà laquelle vous consacrez si généreusement vos effortset votre talent.

"Je serai à 5 heures, lundi, à la Légation, fidèleà votre rendez-vous.

"Agréez, je vous prie, tous mes hommages.

"Pierre LEFÈVRE-PONTALIS."

En Autriche, j'ai chanté peu de temps dans lesmusic-halls, mais beaucoup dans les salles deconcerts et sur les scènes des théâtres, facilementlouables.

Au Carl théâtre, j'amenais la Société des instruments anciens de Paris.

Au théâtre, Au der Wien, ma troupe de "Montmartre en ballade".

Je me fis entendre seule dans la classique GrosserMusikverein Saal. Puis je donnai deux concertsavec le grand et célèbre orchestre Tonkustler Verein, sous la direction d'Alex Birnbaum.

Que diraient les critiques de Paris La Routinesi avec le concert Lamoureux je donnais un récital?

- Grands classiques et chansons populaires? Là-bas,on loua l'effort. Et quelle salle ! Des galas d'Opéra,ceux de Paris lie montrent pas plus d'élégance,'plus d'atmosphère de fête, que ces centaines dejolies Viennoises tiarées de perles, de diamants,assistant à ces récitals d'avant-guerre. Deux centsdomestiques chamarrés, dorés, sur les gradins dugrand escalier de sortie et des centaines d'équipagesà grands laquais... C'était magnifique, c'étaitmagnifique !

Tout avant la guerre, je me fis entendre à laMittlerer Saal, et j'y revins le 24 novembre 1927.Le succès fut tel qu'il fallut redonner deux autresrécitals, le 27 et le 30, combles tous deux.

Des étudiants de l'Université me demandèrentsi je ne voulais pas revenir "chez eux" et je ne pusle faire, étant attendue à Berlin pour mon dernier concert.

Un tout petit événement significatif Le 10 mars, quelques jours avant de faire laconférence à l'Université de Vienne, j'avais étépriée chez une amie à prendre une tasse de thé.Elle avait invité la femme de l'intendant des théâtres royaux, Mme V...

Depuis le changement de régime, son mari,importante personnalité viennoise, s'occupait desbeaux-arts. Ce fut lui qui vint à Paris aumoment de l'exposition présider à la magnifiqueinstallation du pavillon autrichien dont Paris,admira les jolies porcelaines, les bibelots d'artmoderne exquis. A ce thé, tout se passait bienquand tout à coup Mme V..., parlant de l'étatde tristesse de la ville, eut des paroles plus queviolentes à l'égard de "ma France" et la figuredécomposée de douleur, toute blémie aux sou- venirs qu'elle mêlait à ses 'insultes, elle éclataen sanglots. Vous vous imaginez mon émoi,ma gêne 2... Notre hôtesse éperdue regardaitterrifiée cette femme assise à côté de moi, sanglo- tant. "Ah!... nous avez-vous assez affamés...ah 1... avez-vous assez serré vos mains autour denos cous... ah 1 nous avez-vous assez affamés !ah 1 nos enfants, nos vieillards, crevés de misère etde faim... ah ! ces processions de petits enfants, devieillards, de nous tous, en décembre, dans la neigeet la glace, pour avoir une tranche de pain pour lasemaine 1... Ces êtres qui, par votre faute, votrecruauté, mouraient dans les rues, chez eux, sur lesbancs, sur leurs chaises 1" et, toujours pleurant,vingt fois, trente fois, revenait la phrase : "Ah !comme vous nous avez affamés !"

Ses sanglots me gagnaient, notre hôtesse, atrocement gênée, la regardait, me regardait, alors, j'allai doucement, tendrement, vers la haineuse et,passant mon bras autour de son cou, je l'embrassai,j'essuyai ses pauvres yeux qui ne tarissaient pas...

- Madame, Madame, calmez-vous... Moi J'aiaussi mon cimetière autour de moi... Nous sommestoutes en deuil, mais au lieu de nous haïr soyonsnobles, Madame, croyez-moi, ayons pitié l'une del'autre, Madame, embrassons-nous... et mettonsen accord nos douleurs et nos cœurs !...

Alors, la voilà qui fond dans mes bras, détendue, attendrie, et alors c'est à moi, à présent,qu'arrive l'émotion qui étrangle. Et nous voilàtoutes les deux, mains dans les mains, le nez rouge,les joues inondées, et comme je lui fais boire unpeu de thé pour la remettre, elle sourit :

- Vous êtes une "bonne" Française, Madame !

En partant, je lui tends les bras :

- Au revoir, mon ennemie, lui dis-je. Chère Vienne, généreuse et aimablè, vous avezfleuri de votre bonté l'atelier de l'ouvrière d'artque je suis.

Mes efforts furent toujours accueillispar vous avec tant de grâce chaude et bonne !

De 1892 à ces jours de novembre dernier, 1927,ce furent des fêtes, "mes fêtes" que de venirvous voir et revoir ! Quelle compréhension del'esprit de mon pays 1 et ma jeunesse envoléesemble vous faire souvenir que si elle a quitté monvisage c'est que je l'ai éparpillée chez vous.

Félix Salten, Raoul Avernheimer, Paul Zifferer,Karpath et vous, Dr Kurt-Sonnenfeld, de quelssoutiens généreux m'aidèrent vos plumes autorisées !. et comment oublier ce Dr Singer, mort,mais autrefois directeur du Wiener-Tage blait, etdont le journal était. "le mien", m'écrivait-il,et qui, venant à Paris, m'y visitait. Une exquisejardinière d'argent que j'ai sur ma table merappelle chaque jour son envoi de Noël pour meremercier d'un conte qu'il nie demanda d'écrirepour un "Christmas" d'autrefois.

M. le Dr Gruneberger, alors ministre des Affairesétrangères à Vienne, eut ma visite en 1925, quandje désirais créer là une école pareille à celle quej'avais fondée à New-York. Mais c'était encorel'époque d'après guerre, l'argent était rare, et delà l'impossibilité de réaliser mon projet. Aujourd'hui, M. Gruneberger est ambassadeur à Paris,et qui sait si, un jour, l'ayant en mon voisinage,je n'en abuserai pas pour tenter encore, auprèsde lui et avec son appui, de vous apporter, chersViennois, le meilleur de moi : la vie de mon travail,l'esprit de mon pays.

Chère Vienne, devenue pauvre, et restée géné- reuse, c'est à cela que la qualité des âmes se dévoile.Tu ne peux plus faire d'économies, pourtant tu visen faisant vivre. Rien ne peut être plus agréableà Dieu.

Un soir de 1925, à Vienne, je me trouvais assiseau banquet du Pen-Club. Pourquoi étais-je là ?

Aucun but ne m'attirait là. Seul un grand sentiment m'y transporta.

Un sentiment pareil au mien réunissait autourdes tables une soixantaine d'êtres humains.

Un sentiment que la barbarie. des temps, quela naissante civilisation du Xxe siècle nous obligeait encore à expliquer, tant il paraissait en cette .soirée inattendu et exceptionnel, je veux parler dela Fraternité.

Ce soir-là, le Pen-Club recevait Paul Géraldy, lepoète, et Mme Lubin, de l'Opéra de Paris, quivenait de triompher à Vienne en chantant Lohengrin en allemand, et les amis du Pen-Club voulurent bien me mêler aux saluts adressés aux visiteurs français.

Paul Géraldy, avec une éloquence faite de tendresse et de bon sens, mit en clarté lumineuse savolonté de poète pacifiste, venu ici prêcher lapaix entre les hommes, mettant loyalement soncœur entre ses mains, il le leur offrit. Une émotionsoulevait chacun de nous..., moi je surveillais mesyeux qui luttèrent ferme pour ne point pleurer."Je vous aime, vous entendez ; je - vous - aime",scandait et répétait Géraldy, et ces soixante Autrichiens palpitaient sous les syllabes divines. "Unsentiment" sacré montait du verbe du poète, et jeregardais ces hommes, leurs yeux fixés, heureux,sur celui qui parlait... et je me rappelai, soudain,une antique table à nappe blanche autour delaquelle s'assirent douze hommes extasiés devantLUI qui leur parlait d'amour... et de fraternité.

Ce soir-là au Pen-Club, parmi les apôtres,étaient Raoul Auernheimer, Arthur Schnitzler,Siegfried Trebtisch, Jacob Wassermann, Dr Benedikt, éditeur de la Neue Freie Presse, tous gensde plume, de réputation et de cœur.


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