CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 29


JEUXDE L'AMOUR... OU DU HASARD...

Mes amants  ... Mes amours  ... Ah ! Oui ;parlons-en !

En ai-je eu, sous la main, des occasions de ceque tant d'autres appelleraient le bonheur ! Des adorateurs de tous les âges,de toutes les classes sociales, de tous les milieux, tous follement riches, laplupart résolus à m'épouser... Eh bien, il y avait toujours quelque chose quime rebutait, qui manquait plutôt : si nécessaire dans la vie d'une femme, etque j'ai toujours si vainement espéré ! Je sais que beaucoup m'ont blâmée dedédaigner certains avantages ; d'autres m'en blâmeront encore : "Que luifaut-il donc ?" dira-t-on.

Ce qu'il me fallait ? Oh ! bien peu de chose  !... un point d'appui infaillible ; sans cela je me sens incapable de vivreavec qui que ce soit, s'agît-il du nabab le plus généreux. Là-dessus, je n'aijamais pu modifier mon tempérament, pas plus qu'en ce qui concerne mon goût del'indépendance... Et pourtant, quelque défense que j'ai opposée auxassaillants, j'ai été plus esclave ? Oh ! bien malgré moi ! ? que la dernièredes petites bourgeoises.

Comment s'y prenaient ceux qui constituèrentces rares exceptions ?

Sans doute y eût-il chaque fois unecirconstance imprévue qui leur devenait favorable. Toujours est-il qu'une foisdans la place, ils s'y cramponnaient ; quand je décidais de réagir, il étaittrop tard. Alors, je m'efforçais de me persuader qu'ils répondaient tout demême à mon idéal...

Le premier, James Mildeton, aux Ambassadeurs,fort beau, très riche. Il ne connaissait de moi que les légendes répandues parla rumeur publique ; quelle stupéfaction fut la sienne ! Mon cas lui parutinvraisemblable, parce qu'il était trop vrai ; il y a là-dessus un verscélèbre. La réflexion qu'il m'en fit, me parut douce :

- Pourquoi ne pas m'avoir prévenu ?

- Vous ne m'auriez pas crue ! rétorquai-je...Suis-je plus innocente, avec toutes ces apparences qui m'accusent  ... Quevoulez-vous, la chronique, depuis mes débuts, vous a donné déjà tant deprédécesseurs qu'il faut, quand même, vous consoler de ce qui n'a pas été !

L'éclat de rire dont je ponctuai ces mots mefut douloureux comme un coup de poignard... James, très épris, ne tarda pas,naturellement, à se montrer terriblement despote ; il me poursuivait comme unenragé. Dès que je n'étais plus auprès de lui, sous son contrôle, ils'exaspérait dans une furieuse jalousie :

- Ah ! disait-il, cet affreux métier decabotine !... Tous ces hommes à qui vous donnez le droit de vous regarder, devous faire la cour, de vous frôler... Je ne doute pas de vous, certes, mais jene puis avoir confiance en eux !... Si cela doit continuer, je ferai un malheur  !

Le plus grave c'est qu'il était bien capable,emporté comme il l'était, de se laisser aller à quelque déplorable esclandre.Je m'efforçais de l'apaiser :

- Nous nous aimons, disai-je, rien ne peut doncnous empêcher d'être parfaitement heureux : je suis sûre maintenant de réussirdans ma carrière.. Quant à vous, avec votre fortune, vous gardez une situationenviable... A quoi bon, dès lors, s'acharner à ne voir que le mauvais côté deschoses ?

Mes raisonnements les plus affectueux, lapersuasion que je mettais en œuvre, rien ne pouvait chasser cette sorte decauchemar qui le hantait. De plus en plus exaspéré, il résolut un jour dem'emmener dans le Midi, loin de Paris, loin de la scène. Il m'eût fallu, à sonultimatum, abandonner mon premier contact aux Ambass' ; il tombait mal : j'aitoujours eu le respect de mes engagements. Mais je le connaissais assez pour nepas le heurter. Je ne lui en demandais pas moins de patienter un peu :

- Partez devant, puisque vous souffrez tantici... Laissez-moi achever la série de représentations que je dois à mondirecteur... Je vous rejoindrai aussitôt...

- Et vous quitterez définitivement ce métier decabotine ?

Je ne voulus pas promettre, car je n'ai jamaissu mentir ; je lui assurai seulement que tout s'arrangerait s'il s'en allaitd'abord. Je l'accompagnai à la gare :

- A bientôt, lui dis-je... A tout de suite...

J'avais senti qu'avec ce caractère intraitable,il n'y avait rien à faire. Pourtant, j'aurais souhaité que cette aventure fûtla seule de ma vie ; ayant accepté un homme dans ma liberté, je voulais qu'iln'y en eût jamais d'autre... Hélas ! il s'y était mal pris ; au lieu de l'appuique je rêvais, il ne m'offrait que sa tyrannie. De Monaco il m'envoyait dix télégrammespar jour ; je répondais en lui demandant de patienter. D'ici la fin de moncontrat, pensais-je, il sera peut-être devenu plus raisonnable... Pendant cetemps, à Monte-Carlo, il jouait comme d'autres boivent... Il se ruina et unsoir, en sortant du Casino, il fat terrassé par une subite crise de démence quil'emporta en quelques jours... Naturellement on me rendit responsable de cettefin tragique... Et pourtant !... Ayant été le premier, il n'eût tenu qu'à luid'être le dernier... Mais il n'avait pas compris !

Entre le premier et son successeur, de menusdrames, des aventures invraisemblables. Un ami, B., gendre de St-M...,propriétaire d'une célèbre marque de champagne me présenta un soir, dans maloge, Sienkiewicz, proche parent de l'auteur de Quo Vadis, qui devintrapidement des plus pressant. Bien qu'il fût charmant, je lui ôtai bien vitetout espoir.

J'avais perçu trop jeune les pires choses de lavie, et j'en demeurai meurtrie, avec un mélange de dégoût et de chagrin : je nevoulais plus rien savoir. Sienkiewicz se fit plus tendre, plus persuasif ; iltémoigna même d'une générosité à toute épreuve, qui restait désintéressée. Ilse résigna à comprendre que tous ses efforts ne parviendraient pas à mefléchir. Dans un mouvement de dépit, il s'engagea pour la guerre du Transvaal ;fait prisonnier peu de temps après son arrivée, on l'expédia à Sainte-Hélène,d'où il m'envoyait des fleurs, cueillies sur la tombe de Napoléon... Ilm'avait, lors de son départ, légué tout ce qu'il possédait à Paris : desmeubles merveilleux, souvenirs de famille. J'en ai, d'ailleurs, conservé un, cechef-d'œuvre de l'art persan, miraculeusement arraché aux griffes du Fisc...Pauvre Sienkiewicz, que n'était-il pas venu plus tôt dans ma vie ! Maintenantn'eût-il pas lui aussi, terriblement changé, après ? Sait-on jamais !...Toutefois je me suis réjouie d'apprendre, par la suite, qu'il avait fait untrès heureux mariage. Je l'ai rencontré, du reste, quelque temps après, au"Perroquet", que Léon Volterra venait d'inaugurer. Je lui rendis le gentilsourire qu'il m'adressa, et tout finit ainsi... De ces soupirants, j'en aiconnu des centaines, vous dis-je ; c'est de ceux-là, à qui je n'ai rienaccordé, que je garde le meilleur souvenir...

Parmi tant d'autres encore, je ne puis pas nepas vous parler de Pierre !..., ne serait-ce que pour les soucis qu'il mecausa. Son père avait lancé une marque de liqueur, fort en vogue alors, quidécupla une fortune déjà considérable ; tous les intérêts de cette affaireétaient en Argentine, où se récoltaient la plupart des matières premièresentrant dans la formule de distillation dit B...-S... La mère, avait depuislongtemps abandonné époux et enfants ; Pierre !... avait deux sœurs mariées,l'une au comte de R..., l'autre au comte d'H... M. L. avait remarquablementélevé ses enfants ; c'était un excellent homme, fort sympathique. Je lerencontrais souvent, dans les milieux parisiens de l'époque, et je ne pense pasqu'il ait pu voir en moi autre chose qu'une artiste connue. Détail charmant : ilse promenait avec un immense parapluie dont, hiver comme été, il ne se séparaitjamais.

Bien que relativement très jeune, Pierre L...avait déjà beaucoup vécu : les alcôves des demi-mondaines n'avaient plus aucunsecret pour lui. Mes six ans de caf'-conc' se terminaient à la Scala quand onme le présenta, un soir ; ce fut le coup de foudre ; dès ce moment, rienn'exista plus pour lui. S'il avait pu charger sur ses épaules le magnifiquehôtel qu'il habitait avec son père, avenue Kléber, je crois bien qu'il me l'eûtapporté... Un jour, je le vis arriver avec une demi-douzaine de cartons d'unluxueux magasin :

- Je viens de jouer un bon tour à papa !m'annonça-t-il en riant... On livrait ceci à la maison au moment où je partais.Le secrétaire a payé une facture de 12.000 francs sans même s'inquiéter de cequ'on lui remettait... Mais moi, j'ai été plus curieux, j'ai voulu voir... soieet dentelles anciennes... Eh bien, si papa s'imagine qu'il va pouvoir offrirces fanfreluches à sa maîtresse, la comtesse de M..., il y a maldonne ! J'aitout emporté, en me disant : "Voilà qui ira bien mieux à ma Po-po !"

Sur ce point, il se trompait : dans chaquechemise ou culotte, il y avait au moins place pour quatre femmes comme moi.

En effet, la Comtesse de M... avait bien laparticule !

Ma réflexion, où je n'avais pourtant mis aucunearrière-pensée, le plongea dans une joie frénétique... A quelque temps de là,un nommé P... associé aux affaires de M L... écrivit à celui-ci pour luirappeler qu'il serait peut-être temps d'envoyer Pierre en Argentine, afin qu'ilse familiarisât avec les multiples questions relatives à la fabrication duB...-S... Ce départ, obligatoire et rapidement décidé, fut un déchirement pourle pauvre garçon ; il pleura jusqu'à la dernière minute, comme un enfant. Willyassista à l'une de ces crises de désespoir ; il le sermonna, l'adjurant d'êtreraisonnable. De mon côté, je l'encourageai de mon mieux :

- Si l'on vous laisse trop longtemps là-bas,assurai-je, j'irai vous retrouver...

A vrai dire, je n'en envisageais même pasl'éventualité, certaine qu'un pareil déplacement ne me serait pas possible.Pourtant, ma faiblesse me joua encore un de ses tours ; malgré tous les tracasque devait me causer ce voyage, je fus contrainte à m'y résoudre. L'exilém'accablait en effet de télégrammes quotidiens, qui lui coûtaient un argentfou, et qui devenaient chaque jour plus inquiétants : il ne parlait de rienmoins que de se suicider ! très peu pour moi : je ne tenais pas du tout à cegenre de publicité ! De toutes façons j'avais cependant encore trois semainesde représentation à assurer ; pour rien au monde je ne les eusse abandonnées.Redoutant que Pierre ne fît quelque éclat, je lui envoyai donc un ambassadeur,Cappon, dont nous reparlerons, car c'était un type inouï. C'était ce que l'onpeut appeler, dans le meilleur sens, le type à tout faire. Je le fis venir, unmatin, à mon appartement des Champs-Elysées :

- Cappon, lui dis-je, vous allez partir tout desuite pour Buenos-Ayres ; vous verrez Pierre, et lui promettrez de ma part queje le rejoindrai sitôt mon contrat terminé. Raisonnez-le du mieux que vouspourrez ; expliquez-lui que son père commence à se faire vieux, et qu'il n'estpas très bien portant... Il doit donc éviter de lui causer du chagrin... qu'ilpatiente, et qu'il ne fasse pas de sottises.

En invoquant le mauvais état de santé de M.L..., je m'étais un peu avancée : je ne connaissais le brave homme que de vue,et je n'avais naturellement pas de ses nouvelles. Cependant j'avais, sans m'endouter, prédit le triste événement qui suivit. Lorsque, mon engagement ayantpris fin, je pus m'embarquer, j'en avisai mon pauvre exilé, pour lui rendrequelque espoir. A Dakar, où le navire faisait escale après cinq jours detraversée, je reçus ce télégramme : Père décédé. Je rentre Paris.Attendez-moi Dakar. Sur le moment, je me refusais à croire au douloureuxmessage ; je pensai que la famille de Pierre, ayant eu connaissance de mondépart, cherchait à m'empêcher d'aller en Argentine. Je demandai donc au capitainesi j'aurais le temps de rejoindre à Rio le bateau qui venait de Buenos-Ayres ;sur sa réponse affirmative, je poursuivis mon voyage. En arrivant à Rio, dontla rade magnifique m'enchanta, je me disposais à m'enquérir de Pierre sur lebateau qui l'avait amené, quand je l'aperçus sur les quais il était en granddeuil ; accompagné de Cappon il s'apprêtait à regagner son bord. Ne s'attendantpas, d'après leur télégramme à me rencontrer là, ils furent stupéfaits de m'yvoir. J'expliquai les doutes qui m'avaient envahie, en dépit de ma précautionde voyager sous mon nom de famille.

Nous nous rembarquâmes ensemble ; pour évitertoute complication, je me tins à l'écart, avec ma bonne mère Goetz, qui m'avaitaccompagnée dans mon voyage et ne me quittait pas. La plupart des passagers dela Cordillère n'en connurent pas moins, en un clin d'œil, la présence dePolaire, ce qui m'incita à plus de circonspection encore. J'évitai de parler àPierre autrement que pour des relations habituelles de passagers, mais Cappon,que je voyais plus librement, nous servait de messager. Le lendemain du départ,il s'approcha de moi, mystérieux et riant aux éclats:

- C'est épatant, me dit-il, nous n'étions pasencore à bord que tout le monde savait que Polaire était là. Les gens del'équipage m'ont dit : "Montrez-nous donc la fameuse Polaire... on nous aassurés qu'elle était descendue d'un bateau à Rio pour monter ici... Or, nousavons cherché parmi toutes les vieilles passagères, nous n'avons pas pu ladécouvrir !... car elle ne doit pas avoir loin de 60 ans, n'est-ce pas ?"

Il se tordait littéralement en me racontantcela : avec son pittoresque accent bulgare, il poursuivit :

- Ma foi, j'en ai profité pour leur proposer unpetit pari : je leur ai offert de tenir deux mille francs contre dix mille quevous n'avez même pas vingt-trois ans (Il pouvait, accepter la gageure: il meconnaissait assez pour ne pas ignorer que j'avais débuté six ans avant, et qu'àce moment, je ne comptais pas encore tout à fait quinze ans.)

- Alors, continua-t-il, ils ont tous tenu lepari... les voilà qui viennent constater par eux-mêmes.

Je me trouvais sur le pont, avec ma fidèle mèreGoetz ; Cappon alla vers eux et, nous désignant leur dit :

- Eh bien, regardez voici Polaire !

- Ah ! oui, fit l'un, la dame âgée qui est aveccette petite ?

- Non ! triompha-t-il : la petite qui est avecla dame âgée !

Cappon me les présenta ; ils m'offrirentaussitôt leurs excuses, que j'acceptai de grand cœur. La plupart de ces bravesgens ne connaissaient la vie de théâtre que par les journaux. J'étais parvenueà ma popularité à l'âge où tant d'autres débutent à peine, si bien que de lameilleure foi du monde on pouvait supposer que j'avais, moi aussi, dû attendreau moins la quarantaine pour arriver à la célébrité. Depuis ce jour-là, jen'eus plus d'âge ; je dois être plus que centenaire !...

Ces détails, parmi tant d'autres, contribuèrentà me rendre amusant un voyage très pénible puisque je venais de fairequarante-deux jours de mer...

La mort de M. L... fut un véritable désastrepour Pierre et pour ses sœurs ; ils retrouvèrent leur mère à cette occasion,mais je ne crois pas qu'elle leur fut de bien bon conseil. La marque duB...-S... fut revendue par l'associé, dont Pierre n'eut pas davantage à selouer...

Et voici H..., propriétaire des grands magasinsdu L..., frère d'une célèbre yachtwoman, récemment décédée ; quatre annéesinfernales ! il représentait cependant tout ce qui peut contribuer au bonheurd'une femme, mais il faisait preuve d'un exclusivisme qui hurlait avec manature indépendante. Il ne parlait que de mariage, et mettait tout en œuvrepour me faire d'abord, abandonner le théâtre. Vous vous rendez compte : aliénerma liberté, moi qui en étais si farouchement éprise ! Renoncer à la scène, aumoment où, y ayant réussi, je m'y donnais avec tout mon fougueux enthousiasme !que de choses inconciliables !

Il partit au Maroc, et je pus croire quel'aventure en resterait là, mais il m'accabla bientôt de messages tout à tourimpérieux, menaçants, ou suppliants, avec un tel acharnement que je finis paraller le rejoindre. Fait curieux : là-bas, les gens nous trouvèrent uneressemblance extrême, que je n'avais jamais remarquée, et beaucoups'obstinèrent à nous croire frère et sœur... Quand nous revînmes à Paris, lahorde féminine qui le harcelait sans cesse se referma autour de lui ; il n'yétait pas question de tendresse, mais d'argent : un homme aussi immensémentriche attirait les belles comme un gâteau les mouches ! Ces attaques merappelaient le pauvre Max !..., qui en perdit toutes les illusions de sa pauvrejeunesse, trop tôt blasé... Que de femmes ont la passion de jeter leur dévolusur l'homme qui les délaisse pour une autre : imitation, jalousie, ouméchanceté ? Pour moi, lasse de tous ces appétits cyniquement étalés, je leurabandonnai la proie qu'elles convoitaient, avec le même écœurement, la mêmepitié méprisante que dans Montmartre quand, à la fin du troisième acte,je jetais aux filles mon collier de perles : "allez ! allez, les poules, tenez  : voilà des graines !"

Le plus amusant, c'est que ces avidités durentse trouver cruellement déçues : Il... non seulement évitait de faire lemoindre cadeau, mais il goûtait une joie un peu sadique à s'en faire offrir. Cemultimillionnaire était très fier de montrer une petite épingle de cravate, unebreloque, un bibelot, en déclarant : "C'est Mme X... qui m'a donné cela !""Peut-être, justement, est-ce parce que je ne lui demandais jamais rien, qu'ilse montra plus particulièrement généreux. C'est lui qui me fit faire chezCartier, la fameuse ceinture de brillants qui entourait ma taille le soir del'aventure du théâtre de Belleville... Bien que j'eusse la sensation que jebrisais peut-être ma vie, sa munificence ne m'a pas empêchée de l'abandonner àson entourage de quémandeuses et de mendiantes. Quel besoin ont donc certainesfemmes de convoiter l'homme qu'elles savent être épris d'une autre ? Je neprétends pourtant pas être une exception.

Je n'ai plus guère, depuis longtemps, eu denouvelles de ce que pouvait faire H... Je crois qu'il habite Vienne : un de sesamis qui l'y a rencontré m'a rapporté que j'étais la seule qui lui eût laissél'illusion de ne pas en vouloir à sa seule fortune. Cet hommage tardif meconsola d'un petit sacrilège que je fus forcée de subir. Dans un de ses joursd'exaltation, H... s'étant fait tatouer mon nom sur le bras, m'imposa de mefaire tatouer le sien sur le bras gauche !... Heureusement, j'ai la peauassez foncée pour que nulle trace ne subsiste de cette folie...

Et cet autre, comment s'était-il faufilé chezmoi, installé dans ma vie, au point que j'eus toutes les peines du monde à m'endébarrasser ! Il m'avait d'abord apitoyée : je crus à sa fable de pauvre bougreincompris, digne d'une réussite à laquelle mille obstacles s'opposaient sanscesse, avec cet instinct qui pousse certaines femmes à se dévouer. Ah ! le misérable  ! il ne dessaoulait pas sous ses apparences raffinées, c'était une gouappe ! Aubout de trois jours, je dus le mettre à la porte de mon hôtel de la rue LordByron, que j'habitais alors. Mais il avait conservé les clefs d'un petitpavillon y attenant ; il y rentrait toutes les nuits, quasi ivre-mort. Pourm'obliger à lui ouvrir mes portes, il faisait un vacarme épouvantable, brisantles vitres, cassant tout en hurlant comme un forcené les pires menaces et lesjurons les plus obscènes à la bouche !... C'était un vrai cauchemar ! Pour enfinir, je décidai, un jour, de faire démolir le pavillon. Ce qui fut fait encinq sec.

Quand l'indésirable se présenta, au milieu dela nuit, il manifesta devant cette ruine, une violente surprise. Il crût s'êtretrompé d'immeuble et disparut. Ouf !... c'est quelque temps après cetteaventure que je cédai l'hôtel à Jane !... pour le désastreux résultat que l'onsait...

*
* *

Il faut que je finisse de vous parler deCappon, bohème mondain. Juif bulgare, il était venu très jeune chez nous, ets'était fait, naturaliser Français. Joueur comme les cartes, il laissait sur letapis vert tout l'argent qu'il pouvait gagner, le Cercle des Méridionaux, surles boulevards, fut longtemps son quartier général. Il connaissait tout ce quicomptait dans le théâtre, les lettres, les arts, la finance, voire dans lahaute galanterie. Il était toujours prêt à rendre le service qu'on lui demandait.Ce garçon, incapable de faire le mal, ne le soupçonnait pas davantage, ce quilui conférait une sorte d'ingénuité. Un jour, rue Lord Byron, il me dit :

- Je suis très pressé : Bolo Pacha m'attenddans sa voiture...

Il en était très fier, quand il prononçait cesdeux mots, si curieusement associés. Je pouvais avoir besoin de lui, il lâchaittout pour accourir à mon premier appel. Parfois, quand je ne jouais pas lesoir, je le retenais quelques heures, que nous passions à faire des parties dejacquet, qu'il gagnait régulièrement. Je m'en réjouissais pour lui, car je lesavais peu fortuné ; mais dès qu'il me quittait, il courait à son club,reperdre allégrement les quelques écus qu'il glanait ainsi. Malgrél'incohérence de sa vie, il était d'une scrupuleuse honnêteté, et j'avais enlui la plus entière confiance : il eût pu facilement abuser de la bienveillanceque je lui témoignais, mais il se confina dans une discrète correction. Rien,pourtant, n'était jamais fermé à clef chez moi ; il est vrai que j'avais mabonne mère Goetz, mais elle était aussi peu méfiante que moi...

Quand Cappon se trouvait par trop "décavé", cequi lui arrivait souvent, il prenait un taxi et courait chez un intime pour luiemprunter quelque argent : il était marié et avait deux enfants, et c'est àleur subsistance qu'il pensait d'abord à pourvoir. Si l'ami espéré ne setrouvait pas chez lui, il courait chez un autre, ayant gardé prudemment lavoiture, qu'il n'eût d'ailleurs pas su comment payer par ses seuls moyens.Aussi lui arrivait-il parfois de rouler toute la journée sans parvenir à nerencontrer personne ; le problème du taxi devenait alors tragique, mais toutfinissait par s'arranger... Il s'amusait lui-même comme un gosse à me raconterses circuits dont il était le premier à rire, aussi bien que de ses autresaventures, même les plus pénibles. Lorsqu'il était arrivé, par exemple, de sonpays natal, il parlait très peu le français. Avec ses ressources plus quemodestes, il ne se risquait qu'en de très humbles restaurants ; dans sanaïveté, il s'imaginait que le prix du repas demeurait en rapport strict avecla quantité d'aliments absorbée. Un soir, on lui servit une côtelette ; ellelui parut énorme et, par économie, il se résigna à n'en manger que la moitié,Il laissa même la noix, qui lui en parut le plus beau morceau : aussi fut-ilsurpris quand le garçon, ayant enlevé son assiette, mêla à d'autres déchets sesreliefs :

- Et il mé l'a quand même fait payer tout"entier" ! soupirait-il.

Il lisait assez difficilement les menus ; sedéfiant d'autre part, de sa déplorable prononciation, il ne se compromettaitpas dans ses commandes :

- Donnez-moi cé qué vous voulez !

Ainsi se trouva-t-il un jour en présence d'unartichaut, pour la première fois de sa vie. Il guetta autour de lui pourdécouvrir de quelle façon on pouvait se comporter ; malheureusement, au boutd'une demi-heure, nul n'avait encore demandé d'artichaut. Il se décida donc àentamer le sien, tel qu'il se présentait : il en suça gravement les feuillespar le haut, s'y piquant chaque fois la langue, et finit par conclure :

- Jé né vois pas cé qué les Français ilstrouvent de bon là-dedans : ça n'a pas dé goût !

Bien que je ne me prisse pas pour une reine, jepuis dire qu'avec Cappon j'avais un véritable bouffon, joyeux et sympathique ; ?j'ai souvent préféré sa compagnie bon enfant àcelle de tant de ces snobs qui semblent toujours en représentation dans la vie.Par exemple, je lui trouvais un terrible défaut : il n'était pas soigné, oh !mais pas du tout ! Souvent, quand il venait de franchir la porte cochère de monhôtel, je me mettais vivement au balcon, et lui jetais deux ou trois œufs crussur la tête, pour qu'il fût obligé de faire tout de même un brin de toilette.Ma mère Goetz me reprochait toujours ces prodigalités :

- Tu n'es pas folle de gaspiller ainsi les œufs  ! Tu ne sais donc pas qu'ils coûtent cher !

Un des gros chagrins de Cappon était de n'avoirpas la Légion d'honneur ; il s'en étonnait naïvement :

- Pourtant, cé n'est pas les rélations qui mémanquent.

Quant là moi, ce détail n'ôtait rien à ma vivesympathie pour lui : j'avoue que ce petit ruban écarlate à une boutonnière nem'impressionne aucunement quand j'en ignore l'origine. A-t-il été vraimentgagné  ... Ne vous paraît-il pas qu'on prodigue aujourd'hui cette distinctionun peu à la légère  ... Elle ne devrait, à mon sens, récompenser que ceux qui,à un titre quelconque, ont authentiquement fait le bien, ou accompli une actiond'éclat... En est-il toujours ainsi ? Certains écrivains dignes de ce nom, lessavants, les inventeurs, ceux qui améliorent les conditions de la vie ou de lasanté des humains, et surtout ceux qui affrontent les dangers pour arracher uneexistence à la mort, voilà des titres ! Par exemple : quand Oscar Dufrenne futdécoré, on a dit ou écrit bien des choses. Certes, c'est un de nos meilleursdirecteurs, et un être charmant ; il a fait beaucoup de bien autour de lui,notamment parmi les artistes, et c'est lui qui obtint, pendant la guerre, qu'onrouvrît les théâtres... Mais il a sauvé trois petits enfants sur le point de senoyer ! Je ne sais pas si c'est spécialement pour cela qu'il a reçu son ruban,mais moi, en dehors de toutes ses bonnes actions, c'est pour le sauvetage deces trois petits qu'au fond de mon cœur, je le décore !

Le pauvre Cappon, lui, n'aura pas eu cellesuprême satisfaction ; auxiliaire pendant la guerre, il fut relégué dans unmagasin d'habillement, et mourut obscurément quelque temps avant l'armistice.Cœur dévoué, personnage burlesque, c'était un de ces êtres en marge de lavie...

J'arrive à la fin de ce chapitre "Jeux del'amour... ou du hasard..." Pendant et après la guerre, je continuai à jouer,de ci, de là déjà, le théâtre évoluait. J'interprétai des skteches dramatiquesau Concert Mayol et des comédies dans de petits music-halls de quartier. Cette Sauvageonne,par exemple, que j'avais créée aux Bouffes, je la donnai rue Brochant, dansl'établissement tenu par Marjal qui le dirigeait avec autant de soin que degoût : de Max, Gémier, Véra Sergine, Aimée Tessandier, Andrée Mégard, Noté,Séverin Mars, et tant d'autres brillants artistes y défilèrent. A l'époque oùj'y fus, je me sentais désemparée par une situation sentimentale asseztroublante ; j'avais rencontré, à Londres, M. Alfred M..., homme charmant, desolide situation, très connu et fort estimé dans le nord de la France. L'amitiéseule, nous rapprocha, mais vive, profonde et sincère. Je sentis bientôt que,chez tous deux, ce sentiment évoluait vers l'amour, et je devinai qu'avant peunous ne pourrions plus nous en défendre. Alfred M... était marié et avaitplusieurs enfants ; c'était suffisant pour m'éloigner de lui : je n'ai jamais,le bonheur que j'ai vainement cherché eût-il été à ce prix, consenti àdésorganiser un foyer. Je quittai Londres dès que mon engagement me le permit :Alfred M... me suivit à Paris, et je le revis au music-hall de la rue Brochant.M..., tout, en dirigeant son établissement, s'y produisait comme chanteur ; ilavait un nom populaire dans la romance qu'il défaillait parfaitement, d'unevoix chaleureuse. Son charme, qui était réel, séduisait aussi bien le titi et1a midinette du "poulailler" que les high-life, qui se pressaient à sesspectacles. Il était très recherché, ce qui eût contribué à ne pas nousrapprocher : je n'aime guère ce qu'on appelle l'homme à succès, le miroir àcatins... Alfred M..., en même temps que M..., me pressait de prendre ladécision qu'il attendait de moi... Je sentais bien que ma vie était là. Je merefusai à détruire un foyer... Pour ne pas me laisser aller à céder à AlfredM... je me jetai dans les bras de M...

Pourquoi les êtres, vers lesquels vous a pousséla fatalité, se révèlent bientôt néfastes ? On veut s'en éloigner, ilsreviennent, vous reprennent, malgré vous ! Mektoub ? Pourtant, quand, seule,on met son âme à nu, on s'étonne de ne pas leur en vouloir... Et l'onregrettera jusqu'à la mort de n'avoir pas pu les aimer comme on eût, vouluaimer...


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