CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 25


LESBÊTES... ET LES HUMAINS

J'ai toujours adoré les bêtes : joie oudouleur, elles ont été pour moi une source infinie d'émotions. Et ellesconsolent, parfois, de tant de choses, dites humaines. Alors que je marchais àpeine, à Rovigo, on m'avait envoyée, avec mon frère et, ma sœur, noyer dansl'oued notre petite chienne Finette, atteinte d'un mal incurable que mesparents craignaient de voir se communiquer aux enfants ; une corde solide,portant une lourde pierre, avait été nouée au cou de la pauvre bête... Pleurantdès le départ de la maison, c'est en sanglotant que nous arrivâmes à larivière... Notre triste besogne accomplie, nous nous enfuîmes, comme si nousvenions de commettre un crime... N'en était-ce pas un  ... J'aurais voulu, demes petits bras, arracher le pavé qui devait entraîner Finette dans la mort ;le torrent s'en chargea. Mal fixée, sans doute, la pierre coula à pic ;sautant, s'ébrouant en nous aspergeant d'eau, notre petite chienne se précipitavers nous, avec des jappements de joie ; pas le moindre reproche dans sesregards affectueux : de notre part, elle n'attendait rien de mal ! Bouleversée,je la pris dans mes bras et, la serrant bien fort contre moi, je l'emportai àla maison, où je suppliai que l'horrible tentative ne fût pas renouvelée...

Je n'ai jamais pu supporter la vue d'oiseaux encage et, surtout, de fauves derrière des barreaux. Comment peut-on ainsicontraindre à l'esclavage des animaux uniquement nés pour bondir à travers lesespaces. Ceux qui osent de tels sacrilèges me semblent cruellementinconscients... Dans les vieilles rues de la haute Alger, des Arabes, jadis,promenaient, en faisant la quête, d'infortunés lions qu'ils avaient aveuglés,après leur avoir arraché les crocs et les griffes. Quelle lâcheté ! Touteenfant je m'en révoltais... Les chevaux ont de tout temps excité ma pitié,surtout à Paris, qu'on a pu en d'autres temps, appeler si justement leur enfer.J'ai pratiqué l'équitation ; j'adorais ce sport, et j'aurais aimé être jockey,si l'usage en avait été admis. Les courses m'ont toujours plongée dans uneexaltation frénétique ; j'y jouais, naturellement, d'abord parce que j'aimaiscela, mais aussi à cause de cette fièvre que donnent l'émoi de l'arrivée. Quandles concurrents, approchant du but, se groupaient en vue de la lutte suprême,je ne me connaissais plus : je poussais mille cris, encourageant mon favori dugeste et de la voix... Et quand je gagnais, par hasard, c'était du délire !...Un Jour que je me trouvais en auto, sur les boulevards, je vis, près duVaudeville, un cocher qui rouait son chenal de coups de manche de fouet ; horsde moi, je sautai de ma voiture : à coups de poings je rossai à mon tour labrute, en l'accablant d'injures...

Plus tard, à ma villa d'Agay, outre mes poules,mes canards et mes chèvres, j'ai eu jusqu'à dix-huit chiens ! Ils portaientpresque tous des noms de mes chers villages d'Algérie ; naturellement, j'ai un"Rovigo". J'ai choyé aussi une guenon, et même un boa ; je vous jure que tousces animaux comprennent, ressentent et souffrent ; pour moi, quand les bêtesdeviennent méchantes, c'est que les gens se sont montrés pour elles cruels ouinjustes, et elles le savent bien ! Sans doute faut-il compter, cependant, avecles instincts mauvais ; mais alors, et les humains ? J'ai une horreur particulièrepour ces numéros de cirque qui exhibent des chiens savants, des ours dressés,et autres martyrs. Quelle âme sans pitié ne faut-il pas pour préparer cesmonstruosités !

En parlant de boa, il me revient à l'esprit unpénible incident qui m'arriva à 1'"Union des Artistes". Ce groupement donnechaque année un gala au Cirque d'Hiver ; un des organisateurs vint un jour medemander, pour la fête qu'on préparait, de faire un numéro avec un serpent ;j'acceptai doublement, à cause du caractère de mutualité de la manifestation.Ce n'est que plus tard que d'appris qu'une artiste célèbre, pressentie avantmoi, avait dû abandonner ce même projet, parce qu'elle n'avait pu se faire aucontact du reptile. Celui-ci campait dans un jardin, aux environs de la place Blanche; sa belle maîtresse, Sarah, le nourrissait et le dressait : langoureux, ils'étirait autour d'elle, délaçait lentement ses anneaux à la phraseenveloppante d'une valse lente. Je répétais chaque jour avec Sarah ; quand leschoses semblaient au point, nous sautions en auto, emportant le boa, etcourions renouveler nos essais au cirque. Sarah, majestueuse, déposait sonserpent au centre de la piste ; elle décrivait autour de lui des cercles enmarchant, lentement d'abord, puis en accélérant le pas... Paraissant alors, enfille sauvage, je prenais l'animal à pleins bras, le motif musical nous portait; le boa dressait sa petite tête triangulaire et, se balançant en cadences'enroulait progressivement autour de ma taille. Une fois vaincu le premiercontact de ce corps glissant et, froid, je jouais, de tout mon cœur, lacharmeuse de serpent.

Je suis sûre que ce numéro, si amoureusementmis au point, eût obtenu un vif succès ; mes camarades eux-mêmes me lepersuadaient, m'aidant de leurs encouragements... J'interprétais alors, au Concert Mayol, Nocturne, de Nozière ; le soir du gala, toute fiévreuse,je m'apprêtais à me rendre au Cirque d'Hiver quand je reçus une énorme gerbe,accompagnée d'un mot où l'on m'informait que, le boa étant malade, laprésentation projetée ne pourrait figurer au programme... Quelques instantsplus tard, la belle Sarah, à qui j'avais téléphoné, m'apprenait que son reptilene s'était jamais mieux porté et elle m'avoua qu'après mon départ de ladernière répétition, un conciliabule s'était tenu à la suite duquel on luiavait demandé de renoncer à notre numéro ! Soulevée d'indignation, je bondis àla Porte Saint-Martin, où je savais pouvoir rencontrer quelques-uns desintéressés : ils étaient déjà partis pour leur gala. D'autres comédiens, lareprésentation terminée, se démaquillaient, prêts à s'en aller aussi. Je leursignifiai ma douloureuse surprise, criant à ces gens stupéfaits :

- L'Union, ça  ... Ah ! là là !... Moi quim'étais donnée de tout mon cœur à la préparation de ce travail si peu fait pourmoi !.. J'avais été jusqu'à surmonter la répugnance instinctive que me causaitl'étreinte d'un boa !... Et simplement pour mes camarades moins fortunés !

Exaspérée (Oh ! oui, j'étais bien, alors, la"bête exaspérée" dont parlait Catulle Mendès) j'écrivis sur-le-champ à cellequi ? la trop naïve Sarah me l'avait révélé ? avait dû être l'âme de cettevilenie :

Au moment où, après mon accident d'auto,j'étais au lit, tu m'avais déjà enlevé un rôle ; tu savais pourtant que monunique espoir était de créer cette pièce de Nozière, que je venais detravailler pendant quatre mois avec lui !... Pourquoi, de nouveau,m'accables-tu  ... "Union"... un groupement où la jalousie sévit à un tel point   ... Et pourtant, j'avais tant d'admiration pour toi !...

De la même impulsion de mon cœur blessé,adressai encore les lignes suivantes au grand comédien qui était venu mesolliciter :

Tu m'aurais demandé d'entrer dans la cage auxtigres pour ton "Union", que je l'aurais fait de tout mon cœur !... N'y aurait-ildonc plus d'Union  ... Ah ! non, vraiment, je ne méritais pas cela !

Il me répondit :

Tu as en effet raison, ma chère Polaire. Viensvendredi à notre déjeuner annuel, je t'expliquerai cela... Nous avons hésité àla dernière minute ; malgré, la belle crânerie, un accident aurait put'arriver avec ce boa... Viens !

Je n'y allai pas.

Ah ! Seigneur ! Moi qui suis restée lasauvageonne toute simple, spontanée, telle que j'étais jaillie de mon gourbi,je n'ai jamais pu m'expliquer toutes ces complications, ces mesquineries, cettesorte de farouche lutte au couteau... Pourquoi donc  ... Je suis si heureuse,moi, quand une belle artiste triomphe, quand un couple harmonieux s'aime... Ah  ! on ne m'a fichtre pas rendu la pareille !...


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