Thérésa


ARTICLES DE PRESSE


Deux articles parus dans la presse :

  • en 1904 dans Paris Qui Chante, de M. Chabert de la Gaîté, à propos de la retraite de Thérésa. Voir également le numéro consacré à Thérésa en 1906
  • en 1913 dans Illustration, à la rubrique nécrologique lors de son décès.

25 septembre 1904

Thérésa ! Les annales du concert n'ont pas de nom plus justement célèbre. La génération qu'elle enthousiasme, conserve, ineffaçable, le souvenir des soirées qui consacrèrent la plus populaire des divettes et qui firent sa renommée si rapidement européenne. Et ceux qui, plus jeunes, n'assistèrent pas à ces triomphes, savent, du moins qu'elle fut, en quelque sorte, pour leurs aînés, la Muse même du concert.

Après avoir connu les ivresses de la popularité, Thérésa a volontairement abrégé une carrière où l'attendaient encore de nombreux succès et elle est venue chercher dans son pays natal le calme et la paix. Non loin de Mamers, à peu de distance de la pittoresque forêt de Perseigné, dans le village de Neufchâtel-en-Saosnois, elle a fait construire le joli chalet des Lauriers, qui met, au milieu d'une nature un peu fruste, une note si inattendue et si pittoresque de banlieue parisienne. Si Thérésa a cherché le calme, il n'était pas en son pouvoir de trouver l'oubli. Beaucoup de ceux qui l'ont applaudie, connaissent sa retraite, et tous ceux qui se croient autorisés à lui adresser leurs hommages sont accueillis de la façon la plus charmante.

M. Chabert, l'artiste bien connu de la Gaîté, appelé dans la région par les obligations de son service militaire, ne pouvait oublier de faire une visite à la Reine de la Chanson, et il a tenu à réserver à Paris qui chante son intéressant interview.

"Ah ! tu vas faire tes 28 jours à Mamers ? me disait il y a deux mois, M. Péricaud, dans le cabinet directorial de M. Hertz, à la Gaîté ; tu me feras le plaisir d'aller faire visite à Thérésa.

- Thérésa. .. La grande chanteuse populaire ? Celle qui fut la mère de la Chanson ?

- Oui, jeune homme, tu lui diras mes bonnes amitiés.

- Et les miennes aussi, reprit M. Cadet qui venait de terminer sa répétition de "Cadet Roussel", de Jacques Richepin."

Il était cinq heures, entre la répétition et le dîner, on dispose d'une heure reposante, et, ma foi, ce jour-là, on l'employa en bavardages, en anecdotes sur Thérésa. Que d'histoires ! que de souvenirs ! que d'inoubliables soirées passées !...

"Vous la rappelez-vous dans la Chatte Blanche" ; disait Cadet, et Péricaud reprenait "Eh bien, et "La Terre", quelle émotion à écouter, quels frémissements de "La Nature", "La Femme à Barbe" et "La Famille Trouillat" ..."

Cadet : "Et le Puits qui chante à Déjazet ?"

Puis Péricaud : "Une bien bonne qui lui est arrivée : C'était pendant une représentation de la Poule aux œufs d'or, le comédien Laurent lui demandait en scène : Enfin, comment ça t'a t'y pris d'aimer trois jeunes gens à la fois ? Et, à chaque représentation, très consciencieusement, Thérésa répondait : Mais, comme la foudre! Un soir, emportée par la situation, distraite, elle répondit : Mais comme une envie de faire... Le public ne lui laissa pas achever sa phrase, car il avait deviné.

Un rire formidable éclata de l'orchestre au paradis, les pudibonds étaient scandalisés... Thérésa, suffoquée de son étourderie par trop réaliste, tomba évanouie : la crise passée, elle voulut faire des excuses, mais déjà le public avait oublié l'incident et réclamait la continuation du spectacle..."

Ces histoires, l'enthousiasme de ces artistes, tout cela me donnait une envie folle de partir de suite de la caserne, et profiter de ma première permission pour accomplir cette visite, me disant qu'à mon tour, moi aussi, j'aurai vu cette artiste, petite fille de Rabelais.

Deux semaine après, j'arrivais aux premières maisons de Neufchâtel-en-Saosnois.

"Pardon, monsieur, la maison de Mme Thérésa ?

- La Thérésa ? tout en haut de la côte, à droite, la plus belle maison, celle qui a une grille... Demandez la ferme des Lauriers..., c'est celle-là..."

Cinq minutes de montée, et j'entrais dans une cour pleine de fleurs.

"Madame Thérésa ?
- Madame Thérésa est en promenade, mais asseyez-vous, voici l'heure de son retour... tenez, la voilà!"

Sur la route, à deux cents mètres, en effet, traversant le village à petits pas, arrivait vers nous une femme, grande de silhouette, bien campée, coiffée d'un béret légèrement sur l'oreille et qui lui donnait un air aussi crâne que martial. Un peu ému, je me présente aux noms de mes amis qui sont aussi les siens, et, avec une voix, celle dont tout le monde parle encore : "C'est bien à vous de venir voir l'amie de tous les vôtres ; d'abord, vous allez dîner avec nous ; nous recauserons de notre bon Paris que je revois chaque hiver, mais pas assez... je l'aime tant encore..."

Elle ferme légèrement les yeux, comme pour revivre un rêve, et je vois glisser sur les joues de ce masque gravement beau deux larmes qu'elle essuie presque avec étonnement. Pauvre femme !.. pour ne plus être étonné, même de ces deux larmes que le hasard de ma visite a fait couler, que de moments semblables a-t-elle dû vivre ?

"Par exemple, avant de nous mettre à table, il vous faut gagner votre dîner, aussi vous ne couperez pas au tour du propriétaire... Regardez d'abord ma salle à manger, un peu triste avec le crépuscule, mais lorsque le soleil se joue dedans, et cela dix heures par jour, c'est très gentil. Voici le portrait de Gounod, c'est ma plus belle décoration.

- Tiens, mais c'est Judic, de l'autre côté !...

- Vous me flattez, enfant, c'est moi ; Judic est dans le salon que voici... très simple... ; on s'y repose fort bien, chaque bibelot qui le meuble a son histoire. Ces histoires font la mienne, souvent, seule, au milieu de toutes ces choses qui me sont si chères, lorsque ma pensée chevauchait vers ces souvenirs d'antan, les heures étaient plus tristes que gaies. Aujourd'hui, le temps, celui qui insensibilise les cœurs, a passé, recouvrant de son grand voile transparent toutes ces réalités, qui, maintenant, à mes yeux, à ma mémoire, revivent avec plus de sérénité." Suivons... Des chambres d'amis... il y en a partout; même de l'autre côté de la rue. "Tenez, là c'est la demeure des Péricaud.. Ici, Jean Coquelin un soir s'y reposa... Cette chambre fut à Magnier qui peut venir encore aux Lauriers, dites-le-lui... Et le jardin  ... ah ! ah ! que dites-vous de ça ...

- C'est un paradis magnifiquement cultivé... Quel est ce clocher, là-bas, tout au fond de cette plaine admirable ?

- La cathédrale du Mans.

- Et sur l'extrême gauche ?

- La forêt de Perseigné, avec sa tonnelle qui s'étend, durant un kilomètre, et sous laquelle je fais ma promenade quotidienne lorsque je ne suis pas malade. L'hiver dernier, je fus obligée de garder le lit pendant deux mois, mais aujourd'hui, je suis d'attaque."

Le dîner fut charmant, on parla théâtre, concert... "Oui, Polin m'amuse beaucoup... quel type ce Dranem. Je l'ai entendu à un bénéfice... Au concert, je n'y vais plus ; au théâtre, encore un petit peu. J'avais revu Germinie avec Réjane, que j'aime beaucoup. Et Coq comment va-t-il ? Et Cadet ?

- Ils vont bien ?

- Leurs monologues ? En savez-vous ? Dites-m'en..."

Je m'exécute, je lui dis du Rostand, deux contes de Paul Bilhaud, puis à son tour et à ma prière, elle nous chante "La Terre". Combien je remerciais à cet instant, ceux auxquels je devais ces moments inoubliables !...

Thérésa, après avoir chanté "La Terre", nous récita des vers de Pierre Dupont. Sa voix, d'une ampleur, d'une sonorité parfaite, était pénétrante et nous donnait le frisson ; pas celui de la petite mort, le frisson qu'on éprouve devant un chef-d'œuvre classique...

Une invitée me disait : "Je sais des gens qui allaient lui entendre dire une phrase."

Je le crois, et si mon indiscrétion n'avait de limites, je demanderais la réédition de ce que je viens d'entendre pour quadrupler mon plaisir...

"Mais il faut partir, il est peut-être dix heures et demie...

- Voyons... Oh !.. Plus de minuit..., mon pauvre enfant, comment allez-vous rentrer au quartier ?

- Soyez tranquille, chère madame, j'ai ma bécane et la permission de la nuit. Allons, au revoir, ... merci et à bientôt.

- Bonjour aux trois Coqs... Ah !.. Aussi..."

Mais déjà j'étais loin sur la route d'Alençon, regardant Mamers sous un ciel étoilé que le calme de la nuit, sur cette grande route, rendait plus beau, avec une brise qui murmurait encore à mon oreille : "J'ai trois grands bœufs dans mon étable ..." " [*]

M. Chabert


[*] M. Chabert était sans doute enivrée par la brise, car on sait qu'il n'existait que deux bœufs dans l'étable. (Note de l'éditeur)



UNE REINE DE LA CHANSON

Article nécrologique de L'illustration du 17 mai 1913

On vient d'enterrer, au Père-Lachaise, la grande artiste qui, de 1865 à 188o, personnifia la chanson. Elle est morte, septuagénaire, dans la Sarthe, près de Mamers, en son castel des "Lauriers", confortable retraite où nous l'avons connue heureuse, souriante et faisant le bien ; Thérésa ne venait plus à Paris que rarement. "Je le trouve trop neuf et je m'y sens trop vieille !". disait-elle.

Ce n'est pas que la créatrice de "La Femme à barbe" eût perdu, comme Alfred de Musset, "et ses amis et sa gaité". Elle a conservé jusqu'à la fin sa verve familière, son esprit endiablé, sa mémoire prodigieuse. Au hasard des souvenirs, la diva se plaisait à évoquer le passé, les personnalités qu'elle avait rencontrées, au concert, au théâtre et dans le monde, depuis la princesse de Metternich, la marquise de Gallifet, Offenbach, George Sand, Alphonse Allais, le Chat Noir et Paulus.

Son père jouait du violon dans les bals, la mort le prit trop vite. La mère abandonna la fillette, quitte à la revendiquer bruyamment plus tard et à signer des réclames de cartomanciennes, faubourg Montmartre : "Femme Valladon, mère de Thérésa", alors que celle-ci attirait tout Paris à l'Alcazar. Ce que cette marâtre n'avait pu deviner, le succès de sa fille, Desbarolles l'avait prédit. Nous tenons la chose de Thérésa elle-même. Cette anecdote - et bien d'autres encore - figurera dans Les Souvenirs recueillis auprès d'elle par notre confrère J.L. Croze, d'elle approuvés, et qu'on lira bientôt. En attendant, voici l'histoire racontée par l'héroïne :

"Je me trouvais un jour chez Arsène Gaubert, directeur de l'Alcazar, qui me donnait généreusement cinq francs par soir pour chanter la romance sentimentale. J'étais aussi pauvre que maigre, en deux mots, à plat ! Un monsieur se trouvait là qui me prit la main sans crainte de se faire mal.

- Mademoiselle, me dit-il après m'avoir examinée sous toutes les lignes, vous réussirez, vous gagnerez de l'argent, vous mourrez riche après avoir eu une grande réputation."

Je pensais, en remerciant ce prophète de bonheur: Il est fou ! Le monsieur sortit, je demandai son nom à Gaubert.

"- Comment, s'exclama-t-il, tu ne le connais pas ? C'est Desbarolles !

- Pas d'évangile ! ajoutai-je en risquant un calembour.

- Bien sûr, riposta mon directeur qui devait, trois mois plus tard, m'octroyer un cachet quotidien de 300 francs, la vedette, et mes premières économies !"

La cigale chanta pendant bien des étés aux Champs-Élysées, à l'Alcazar, à l'Eldorado, près de Darcier son maître, qu'elle égala par l'expression dramatique. Puis ce furent les brillants engagements à la Gaîté, à la Porte-Saint-Martin, au Châtelet et Thérésa se fit fourmi, thésaurisante et sage. Aussi, la vieillesse venue, avait-elle "de quoi"; de quoi recevoir en bonne châtelaine, possédant pignon sur plaine, basse-cour nombreuse, jardin fleuri, verger fruitier.

Elle aimait ce bourg pittoresque de Neufchâtel en Saosnois, voisin de l'adorable forêt de Perseigne, sous les ombrages de laquelle on la voyait, il y a six ans encore, conduire un élégant équipage, attelé de chevaux noirs. Parmi tout ce luxe, ce confort et ce calme, un chagrin l'obsédait : la perte totale, absolue, de sa voix.

"J'aurais tant voulu donner des leçons de Marseillaise aux gamins... et à leurs pères, disait-elle désolée, chanter aux hôtes des Lauriers Le Bon Gîte, ou simplement pouvoir, d'une berceuse sans parole, endormir ma petite fille ! Mais rien, plus rien là..." Et la grande artiste montrait sa gorge... Alors que tout est là encore !.. Et la noble femme montrait son cou !

En parlant ainsi, Thérésa pleurait.

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