PAGES ANNEXES
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Discographie
En marge du 50ème anniversaire de Pathé Biographie





Charlus


SOUVENIRS DE CHARLUS


Note

Les "Souvenirs" de Charlus, publiés au début des années cinquante par "Le progrès de l'Oise", se présentent sous la forme d'un petit volume de 50 pages, mesurant 23 cm. par 15 cm., et intitulé "J'ai chanté- Souvenirs de Charlus".- Le texte en a été recueilli par J.-M. Gilbert.- Ces mémoires sont précédées d'une introduction de Maxime-Léry et contiennent un témoignage de Gabaroche.

Nous en présentons ici le texte intégral, précédé de l'introduction de Maxime-Léry.

Le témoignage de Gabaroche a été, quant à lui, retiré pour être inscrit dans une page annexe de même qu'un texte additionnel de Charlus intitulé "En marge du cinquantenaire de Pathé", ceci afin de rendre l'ensemble plus facile à consulter.

Les liens (en gras et en couleur) - non dans le texte original - renvoie à des pages de ce site qui, elles-mêmes, contiennent divers liens vers celle-ci.

Enfin, nous remercions Monsieur Philippe Desnain qui a bien voulu nous communiquer ces souvenirs de son arrière-arrière-arrière-grand-oncle.


Dédicace

Les souvenirs de Charlus sont "Cordialement dédiés à M.René Firmin, Conseiller Général de l'Oise et Maire de Verberie".

J'AI CHANTÉ...

Souvenirs de Charlus


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION
J'AI CHANTÉ
CAF' CONC'
JE VAUX PAULUS
SUR LES TRACES DE PAULUS
LE DISEUR CHARLUS
LES ARTISTES QUE J'AI CONNUS
MAYOL
IN TERMINIS

TEXTES EN ANNEXE

Gabaroche parle de la chanson

En marge du cinquantenaire de Pathé


INTRODUCTION

(Maxime-Léry)

Quelques Mots sur CHARLUS

Charlus, le chanteur populaire, est à présent chargé d'années, il a atteint allègrement ses quatre-vingt-dix. A Verberie, en Ile-de-France, il termine son humble vie, dans la prière et la méditation, réconforté par Dieu qui lui donna la grâce.

Charlus est un homme sympathique. Il n'a jamais rien eu, d'un cabotin.

De cette voix puissante, qu'il possède encore, et juste ! il chantait sans effort des six heures d'affilée, enregistrant cent fois de suite le même refrain sur les premiers rouleaux de phonographe.

Il a créé quantité de chansons, dont certaines sont restées fameuses.

Vous souvient-il, sexagénaires, quinquagénaires, de : "C'est pas moi, c'est pas moi, c'est mon frère!", de : "Adèle, t'es belle"...

Tel fut le genre naïf du répertoire Charlus, après qu'il eût longtemps repris celui plus éclatant du célèbre Paulus.

Charlus fut l'interprète-type de la chanson de café-concert, de ce café-concert joyeux qu'il ne faut pas confondre avec le concert, le music-hall, le cabaret, le café-chantant et le beuglant.

Le concert proprement dit n'est composé que de musique, ou vocale, ou instrumentale. On n'y boit point au cours des auditions.

Le music-hall offre de grands spectacles : revues brillantes aux décors luxueux, aux éblouissants éclairages, agrémentés de danses, de ballets, d'attractions, avec un orchestre complet,
Exemple: les Folies Bergère.

Le cabaret, né à Montmartre, est une salle exiguëoù des chansonniers de talent, cultivés, "littéraires" raillent d'un esprit caustique ou bon enfant (suivant la nature de chacun), les événements d'actualité; ils y fustigent les personnalités en vue, les hommes d'État, ceux qui croient l'être, les mœurs, les scandales, les potins. Les vedettes du théâtre et de la politique sont leurs têtes de turcs ordinaires. Et là, rien que des airs connus; la musique et les voix y sont fort secondaires. C'est leur intelligence aiguë , leur verve critique, frondeuse, et leur gaîté française qui priment. On y présente aussi de savoureuses revuettes. L'ancêtre de ces cabarets fut le Chat Noir de Rodolphe Salis. Depuis, les cabarets de chansonniers foisonnent. Détail qui peut sembler bizarre, étant donné le nom qu'ils portent, on n'y consomme rien tout le long du programme. Ils sont devenus en quelque sorte de véritables théâtres satiriques.

Le café-chantant, lui, n'est qu'un adroit prétexte pour vendre à des prix majorés le plus de consommations possible. Il est en général une brasserie assez vaste pourvue d'un orchestre quelconque, où pendant les heures d'affluence, quelques artistes des deux sexes font applaudir leur grâce ou leur talent de chanteurs.

Quant au beuglant, où jadis on permettait la quête (la manche ! comme on disait alors), c'est un café-concert de basse catégorie. Il en existe peut-être encore en de petites villes de garnison.

La radio fait grosse concurrence à toutes ces salles de spectacles, mais elle ne les étouffera point. Rien ne remplace la "présence", le contact direct de l'artiste avec un auditoire vibrant.

N'épiloguons pas, voulez-vous, sur les charmes réels du vieux café-concert.

Nous sommes tous d'accord là-dessus.

Et passons la parole à notre ami Charlus.

MAXIME-LERY


J'AI CHANTÉ...

Mes mémoires ? Non. Je n'ai pas la prétention d'avoir vécu des jours qui méritent de fournir la matière à des mémoires.

Des souvenirs ? Quelques souvenirs ?

Il est possible que vous puissiez aimer à connaître certains faits de mon existence, ô lecteurs indulgents, parce que j'ai passé dans la vie en chantant. Et vous prendrez peut-être plaisir à savoir que j'ai chanté; qui sait, à reprendre un refrain avec moi !

Comme le bon Béranger, j'ai obéi à ce commandement :

Le Bon Dieu me dit chante
Chante pauvre petit.

Alors, pourquoi ne me contenterais-je pas de ce titre pour les quelques pages que je présente ici: J'AI CHANTÉ...

Oui, j'ai vécu pour et par la chanson, "métier qui peu avance", pendant une cinquantaine d'années.

J'ai chanté... d'autres ont chanté, et il m'est permis de penser, me semble-t-il, qu'en rappelant qui étaient ceux qui ont exercé le métier de chanteur en même temps que moi, en disant aussi ce que fut notre condition et ce que nous avons chanté, j'apporte quelques "éléments d'information" à l'histoire de la Chanson sous notre troisième République.

Éléments d'information bien menus ? Certes. Puissent-ils néanmoins donner à d'autres qui en auront le goût et le talent l'idée d'écrire cette petite histoire qui retracera mieux que bien d'autres documents, une époque aujourd'hui révolue, mais que nous venons de vivre avec intensité.

C'est la grâce que je souhaite aux lignes qui vont suivre.

En tout cas, là se borne mon ambition.

Pour ma récompense, je ne désire qu'une chose, c'est que l'on voie dans mes propos, tels qu'ils sont reproduits, les confidences, et en quelque sorte la confession, d'un homme qui, pour qu'il lui soit beaucoup pardonné, peut assurer qu'il aura toujours pu dire comme le poète mourant :

Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie.


CAF' CONC'

J'ai chanté... mais comment, de mon temps, se trouvait-on un beau soir sur une scène de caf' conc' en train de "vendre sa salade" pour gagner quelques francsj'allais écrire quelques sousce n'était pas après des études spéciales faites dans un conservatoire.

Et pourtant, à cette époque plus que jamais, le caf' conc' eut à jouer un rôle d'importance et demanda à être bien servi. C'est de quoi l'on conviendra si l'on considère que c'est là que "le samedi soir après l'turbin", l'ouvrier venait avec "poupoule" faire son éducation artistique... politique et sociale. Mais oui.

Or, le café-concert fut bien servi, on peut le croire.

Qu'est-il devenu ?

Pour bien parler, il n'existe plus. Tout au moins comme je l'ai connu.

Si l'on devait se dire qu'il est à jamais remplacé par le cinéma et la T.S.F., comme il faudrait le regretter !

Certes, il y a toujours des chanteurs et si chanter est devenu une profession qui nourrit dignement ceux qui l'exercent, comment refuserait-on de s'en réjouir ?

Faites-vous l'idée en effet, que du temps que je vais évoquer, il fallait, dans beaucoup de cafés où l'on chantait, en province, que les artistes demandassent à la "manche", quête qu'ils faisaient après leur tour de chant, les quelques décimes avec quoi ils s'arrangeaient pour vivre mal d'amour et... d'alcool. Il est vrai que ces "mauvais lieux" étaient plus près du "beuglant" que du café-concert.

J'ai pu éviter cette pratiquec'est de celle de la quête que je veux parlerdont la suppression fut décidée par Clémenceau lorsqu'il fut pour la première fois ministre de l'Intérieur.

Mais j'ai connu plusieurs "confrères" arrivés pourtant à la grande renommée, qui durent à leurs débuts en passer par là.

Donc, constatons qu'il y a toujours des chanteurs et qui vivent mieux qu'au temps passé, mais disons qu'à ces chanteurs les salles de café-concert sont restées nécessaires, parce qu'elles leur assurent un contact direct avec le public, ce dont ils ne peuvent se passer pour "créer". Et le sort d'une chanson dépend pour beaucoup de la création qui en est faite. En tout cas, et pour dire comme l'on parle aujourd'hui, le succès "préfabriqué" ne dure pas.

Le café-concert est indéniablement le "laboratoire" d'où peut le mieux sortir la chanson qui apporte à la foule humaine la joie quotidienne et qui poétise ses amours ; chanson qui, en vérité, a un rôle social à jouer et dont on peut dire ce que Marcel Proust a dit de la musique populaire, qu'"elle a reçu le trésor de milliers d'âmes" et qu'"elle garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prêtes".

Cela, on le comprendra mieux quand le répertoire d'hier sera définitivement usé, ou que tout au moins, il ne pourra plus, à lui seul, suffire pour composer la pluralité des programmes quotidiens.

Je conclurai en disant que, pour l'amour de la chanson, du fond du cœur, je souhaite qu'il y ait toujours des salles de café-concert.

Mais le chanteur de caf' conc', qui était-il ?

Pour se le présenter il faut se faire l'idée que bien souvent, "en ce temps-là", monter sur les tréteaux était l'aboutissement d'une vie un peu en dehors de la normale, mais que rapprochait des joies et des misères populaires et les faisait mieux comprendre.

Comment cela m'est-il arrivé ?

Laissez-moi me présenter à vous et vous le saurez. Vous pourrez même vous faire l'idée, par mon exemple, de la façon que cela à pu arriver à la plupart de ceux qui ont chanté au caf' conc' pendant les quelques lustres où j'y ai moi-même chanté, car je ne suis pas une exception.


JE VAUX PAULUS... MAIS PAS PLUS !

Je suis né en 1860 au pays du cidre, à Aumale.

Mon père était plombier. Je perdis ma mère alors que j'étais tout jeune et c'est ma sœur qui m'éleva.

Grâce à elle, je fis des études dans un collège ecclésiastique jusqu'à l'âge de quinze ans. Puis, après avoir été commis chez l'agent-voyer [agent de l'administration des Ponts et Chaussées - merci Monsieur Caradec† !] de la ville pendant deux ans, je vins à Paris où je fis plusieurs places dans la "nouveauté".

À la vérité, j'avais une idée de derrière la tête en allant à Paris. Je m'imaginais que là, il me serait possible de réaliser mon rêve : devenir un chanteur et vivre de cette profession.

Je me rendais compte que j'avais de la voix. Je ne sais si, grâce à, des études spéciales, j'aurais pu devenir un as du si bémol, mais ce dont je suis certain, c'est que j'ai toujours fait preuve d'une "résistance" peu banale. Les performances (mais oui, le mot est bien à sa place) que j'ai accomplies au studio d'enregistrement comme je le relaterai plus loin, montrent que je dispose d'un organe vocal hors série.

Mes patrons successifs, qui n'avaient pas besoin des services d'un chanteur, me gardèrent peu de temps chez eux ; car ils s'aperçurent bien vite que j'étais mieux à mon aise quand j'interprétais pour la joie de mes collègues, la chanson à la mode, que lorsqu'il me fallait auner de l'étoffe.

Et puis, livré à moi-même et sans aucune surveillance, je laisse à penser la vie que je pouvais mener.

Je m'étais mis en ménage avec la caissière de l'une des maisons qui m'occupa un moment. Ma maîtresse avait trente-six ans. J'en avais dix-huit.

Mère de trois enfants, elle était d'une jalousie inconcevable.

Elle me rendit la vie insupportable.

Et pourtant, notre collage dure quinze ans !

Ce qui est certain, c'est que ce fut sans regret que je partis pour le régiment, cela me donna un moment de répit.

J'ai accompli mon service militaire à Saint-Nicolas-de-Port [Meurthe-et-Moselle], au 4o chasseurs à pied. Incorporé en 1881, je fus libéré en septembre 1885.

J'arrivai au grade de sergent-major.

Rentré à Paris, je me mis à la recherche d'un emploi dans le commerce. C'est ainsi que je fis la place pour une maison de passementerie.

Mais le croirait-on, je ne pouvais "encaisser" les plaisanteries qui m'accueillaient chez les couturières que je visitais.

Je plaquais donc cet emploi et pris enfin la résolution définitive, moi, le jeune homme timide, d'affronter le public du caf' conc'. Car je chantais toujours ; si bien, que de nouveau, l'idée m'était venue de gagner ma vie en chantant.

Oui, chanter, telle était bien, je le répète, ma destinée !

Et la Providence me fit retrouver à point nommé, à l'heure de l'apéritif, au café de l'Eldorado, un artiste que j'avais connu au casino de Nancy pendant que j'accomplissais mon service militaire de cette ville.

Ainsi s'enchaînèrent les faits qui me conduisirent à la scène du café-concert.

Je dois bien avouer que je savais qu'en fréquentant les cafés proches de la Porte Saint-Martin, j'avais chance de nouer des relations avec des artistes de concert. De mon temps, c'est au "Globe" que se retrouvaient la plupart de ceux-ci. C'est là que se contractaient les engagements.

On appelait le lie "Club des Pieds Gelés", parce que bon nombre d'artistes n'ayant pas en poche de quoi prendre une consommation, restaient devant le café et, l'hiver, battaient la semelle tout en rêvant à la gloire... future.

Plus tard, le café Batifol toujours dans les paragesfut un café d'artistes dont il convient également de faire mention.

***

Chose curieuse à constater : la carrière de chanteur qui présentait bien des risques, n'était pourtant pas ouverte à tous ceux qui possédaient un minimum de talent et était même, on peut le dire, d'un accès assez difficile.

Est-ce encore le cas aujourd'hui ? Il faudrait, pour le savoir, recevoir les confidences des aspirants chanteurs. Ou en juger par soi-même, d'après les émissions radiophoniques.

En possession des renseignements qui m'avaient été donnés au cours de la rencontre fortuite que je viens d'évoquer, j'arrivai à me faire recevoir par le grand artiste Villé (des Villé-Dora).

Mais celui-ci me déconseilla de donner suite à mon projet.

Je ne l'écoutai pas et sollicitai une "audition" au concert de l'Époque, boulevard Beaumarchais.

Là, le directeur voulut bien accueillir favorablement ma demande.

Hélas, cette audition fut un désastre !

Je renonce à vous le conter dans ses détails, sachez seulement que j'eus une telle frousse que le ventre m'en faisait encore mal trois semaines plus tard !

Quand je fus remis de ma terrible... émotion, je retournai au concert de l'Époque, où le directeur, en me voyant arriver, partit d'un grand éclat de rire.

Il me dit : "Je ne peux m'empêcher de rire en pensant à votre audition. Mais vous avez une tête qui me plaît, vous m'êtes sympathique. Faites, un nouvel essai avec une autre chanson et nous verrons".

Dieu soit loué, la deuxième fois, cela marcha.

Je fus applaudi, assez chaudement même.

Je dois dire qu'entre les deux auditions, j'avais compris que le hasard venait à mon aide : j'avais le faciès de Paulus, le roi du café-concert à cette époque. Nous étions en 1886.

Étant âgé de quinze ou vingt ans de moins que lui, j'aurais pu passer pour son fils.

J'avais aussi son timbre de voix et prenais facilement ses attitudes. Pourquoi, me dis-je alors, ne l'imiterais-je pas ?

Ici, il faut faire un petit arrêt sur la personnalité de Paulus.

La popularité incroyable qu'il connut pour un chanteur de café-concert, était due non seulement à son réel talent, mais aussi, pour une bonne part, au rôle qu'il tint dans la propagande boulangiste.

Toute la France, on peut le dire, car il faut bien reconnaître que pendant un moment le pays dans sa grande majorité fit confiance au brave général et à son cheval noir, chanta après le roi du caf' conc' : "En revenant de la R'vue".

Paulus et ses imitateurs firent chez nous à eux seuls, en ce temps-là, ce que devaient, hélas ! se charger de faire pour le malheur de l'humanité, une soixantaine d'années plus tard, la T.S.F. et le Cinéma employés à des fins de propagande politique par des dictateurs autrement plus dangereux que notre guerrier d'opérette.

La seule T.S.F. en faisant pénétrer les ondes partout, ne constitue-t-elle pas un moyen de publicité politique"atomique", si je puis direqui dépasse formidablement, en volume tout au moins, ce que peut faire un chanteur sur scène ?

Je ne peux pas me flatter d'avoir connu personnellement Paulus. Je ne fus jamais de ses familiers. J'allais à son cours pour apprendre ses chansons, mais quand on me disait qu'il assistait à la répétition, je n'entrais pas dans la salle. J'attendais en face, dans un couloir, qu'il sortit entouré, comme il disait, de son état-major.

Je suis arrivé à chanter toutes les chansons de son répertoire : "En revenant de la R'vue", "Le Père de la Victoire", "L'Amant de la Tour Eiffel", "Aventures Espagnoles", "Comica Sérénada", "Le Pantomimiste", "La Boîteuse", "Le terrible Méridional", "Le Pompier de Service", "Un Drame à Falaise", "Le Cheval du Municipal" et trente ou quarante autres œuvres. Je ne dus renoncer qu'à une seule : "La Chasse aux Cerfs", pour laquelle il fallait une étendue de voix que possédait Paulus mais qui était au-dessus de mes moyens, à ce que j'estimai.

On a dit de lui, qu'il fut le roi des "gambilleurs". Mais il est juste de reconnaître aussi qu'il avait de la voix, et qu'il savait s'en servir.

Quant à moi, je gambillais de mon mieux quand la chanson le demandait. C'était le cas, par exemple, quand je chantais "Derrière l'omnibus".

Malgré l'aveu que je viens de faire à propos de "La Chasse aux Cerfs", étant enclin à la galéjade, je remis à l'impresario de mon maître une photo dans une pause à la Paulus, avec cette dédicace :

Je vaux Paulus,
Mais, pas plus.
Charlus

Je relaterai un fait pénible concernant celui qui avait été l'idole du public. Il finit ses jours dans un état voisin de la misère. Je dois ajouter qu'il le supporta avec une grande dignité.

On a rapporté à ce propos l'anecdote suivante : Vers 1900, Paulus habitait au septième étage d'un immeuble sis Boulevard Montmartre. Il fallait gravir 130 marches pour le trouver dans un très modeste logement composé de deux pièces.

Les meubles rares donnaient une idée de la situation pénible où se trouvait alors le grand artiste. Mais lui, assurait que tout son mobilier de valeur était dans son château en Dordogne et s'excusait de recevoir le visiteur dans un "pied-à-terre".

Hélas ! le château était en Espagne.


SUR LES TRACES DE PAULUS

Et maintenant j'en Reviens ! à mes débuts au Concert.

Le directeur de l'Époque eut dessein de monter une revue pour la saison.

Ma deuxième audition ayant eu, comme je viens de la rapporter, un heureux résultat, il me dit : "J'ai compris où vous vouliez en venir, et, ma foi, je vous vois très bien dans la prochaine revue, faire une imitation de Paulus. Pour mettre votre rôle au point, allez l'écouter plusieurs soirs à la Scala. Vous pourrez ensuite faire quelque chose que, je crois, vous mettra en valeur".

Je suivis le conseil qui m'était donné. Je n'eus pas de mal à me faire la tête du célèbre chanteur et à copier ses gestes.

J'étais emballé.

Je n'en dormais plus de joie. J'aurais payé pour chanter... si je l'avais pu !

La première de la revue arriva enfin et j'y rempotai un succès fort convenable dont j'avais vraiment lieu d'être heureux.

Après le spectacle, le directeur me félicita et me dit (tenez vous bien): je vais vous donner deux francs par soirée pour commencer et je vous augmenterai bientôt.

En effet, quelques semaines après, il me donnait cent francs par mois.

On me dit dans mon entourage que c'était très bien. Comment, dans ces conditions, aurais-je pu me montrer mécontent!

La saison achevée et comme j'avais été signalé au directeur des Folies-Belleville par un agent lyriqueon opérait ainsi à cette époque pour le placement des artistes et cela se passe encore de la même façon aujourd'huicet autre directeur me proposa deux cent quarante francs par mois.

À ce prix, je pouvais me considérer comme "quelqu'un" dans le monde du café-concert.

Je fis donc une saison aux Folies-Belleville. La saison qui suivit, je chantai au Concert Parisien

maintenant Concert Mayol. Là, mes appointements mensuels étaient de trois cents francs.

Le concert ne m'a jamais fait gagner à Paris plus de cinq ou six cents francs par mois.

Mais que de promesses ai-je encaissées !

Tout en conservant la modestie qui me convient, je puis dire pourtant que j'y ai connu de beaux succès et que je peux me souvenir d'eux avec satisfaction.

Palais de Cristal mais c'est à Marseille dès mon premier engagement, je ne chantais jamais moins de cinq à six chansons par séance. Je crois bien que si j'avais cédé à la demande du public, je serais encore sur la scène ! Et vous savez, collègues, que je ne suis pas ce ceux qui exagèrent.

C'était alors, il est vrai, le répertoire Paulus qui triomphait partout.

Deux ans après y être passé pour la première fois, je fus rengagé au Concert Parisien. J'étais sur l'affiche avec Yvette Guilbert.

Un soir, celle-ci dit à ma caissière : "Mais pourquoi Charlus ne sort-il pas de l'imitation de Paulus? Pourquoi ne se crée-t-il pas un genre ? Il a une excellente diction. Je suis certaine qu'il réussirait".

Je suivis son conseil et adoptai ce costume un peu 1830 qui est resté le mien, puis je me fis une tête qui n'était plus celle de Paulus. On m'annonçait ainsi : CHARLUS, DISEUR.

Cela se passait en 1889.

Je dis ici relater un fait qui contribua à affermir la décision que je venais de prendre de me créer un genre personnel.

Peu de temps auparavant, j'avais été engagé par un music-hall de Londres, lequel, pour faire pièce à un établissement concurrent, "Le Trocadéro" si j'ai bonne mémoire, avait eu recours à la supercherie que voici.

Paulus ayant le "fromage" au programme d'ouverture du Trocadéro, le music-hall où je chantais imagina de faire figurer sur son affiche mon numéro d'imitation dans les mêmes caractères que ceux qui avaient été employés pour Paulus sur l'affiche concurrente.

Mais... alors qu'il faisait imprimer le nom de celui-ci en très gros caractères, le mien suivait en petits.

Voici ce que cela donnait :

PAULUS

Imité par CHARLUS

dans

"Le Père la Victoire"
"Derrière la Musique Militaire"
"La Boiteuse"
"Le Pantomimiste"

enfin tous les grands succès du répertoire Paulus

On eut beau me donner deux mille francs pour deux semaines, le procédé ne me plut pas. Et comme je viens de la dire, l'aventure qui m'arrivait là me décoda définitivement à me créer un genre bien à moi


LE DISEUR CHARLUS

Ainsi, après mes passages au Concert de l'Époque qui devait par la suite prendre le nom de Concerts Pacra aux Folies-Belleville et au Concert Parisien, après quelques cachets en province et à l'étranger, je cessai de faire du Paulus pour m'établir à mon compte, si je puis dire, dans le genre Charlus.

On put entendre LE DISEUR CHARLUS, à Paris : au Café de la Presse, rue Montmartre, à l'Européen, au Libre Échange, au Concert Casalta, au Camp de Mars, au Kursaal, au Concert de la Fourche.

À ce dernier établissement, le ténor Vaguet figurait sur l'affiche en même temps que moi. Peu de temps après, il était à l'Opéra.

Le cas d'un chanteur allant des tréteaux du caf' conc' à la scène d'un subventionné est assez rare pour qu'on le signale. On sait que le grand ténor Vaguet fut un docteur Faust parfait.

Je ne vois à rappeler qu'un autre du même genre, celui du "pousseur" de tyroliennes, Charlesky, lequel termina sa carrière artistique à l'Opéra-Comique dans les rôles de ténor du répertoire.

Je me fis encore entendre au Concert Hamel, à Bobino, à l'Alcazar, à la Gaîté-Montparnasse aujourd'hui Théâtre Agnès Capri et au Petit Casino. À ces deux derniers concerts, moyennant un très léger supplément au prix de la place, le spectateur avait droit à six cerises à l'eau de vie ou à un bock. Ils n'étaient pas les seuls, au reste, où cet usage avait cours. Et j'ai chanté à bien d'autres concerts dont j'ai oublié les noms.

En certains de ces établissements on chantait, après la soirée, au sous-sol.

Je me souviens parmi ceux-ci, des Folies Saint-Martin, genre La Presse, du Casino Saint-Martin, dirigé par Zélie Weil et du Divan Japonais, en haut de la rue des Martyrs et qui appartenait à Sarazin, le poète aux olives.

Beaucoup d'étudiants venaient en ces salles un peu spéciales se faire entendre dans leurs œuvres.

Je puis citer parmi les interprètes "irréguliers" de ces lieux, Xanrof (Fourneau de son nom de famille) alors à ses débuts.

En province, j'ai chanté un peu partout ; je veux dire dans toutes les villes où il y avait un café-concert digne de ce nom.

À Lyon, à la Scala et au Casino Rasimi ; à Marseille, à Toulon, à Cannes, à Nice, à Dijon, à Grenoble, à Besançon, à Clermont-Ferrand.

Que sont devenues ces salles ?

À Paris, à l'exception de l'Européen, de Bobino et du Concert Mayol, celles que j'ai citées ont dû laisser la place au cinéma ou disparaître. Il y en a il est vrai de nouvelles mais si peu comme l'A.B.C. et le Central de la Chanson.

Enfin, j'ai fait des cachets à l'étranger : à Bruxelles plusieurs fois, à Genève, à Ostende.


LES ARTISTES QUE J'AI CONNUS

Qui ai-je connu comme artistes ?

Mais à peu près tous ceux qui, appartenant à mon époque, ont laissé un nom aux annales du café-concert.

J'ai entendu Thérésa, mais à son déclin. Ses créations : "Rien n'est sacré pour un sapeur" et "Les Canards Tyroliens" (qu'elle chanta dans une opérette au Châtelet) étaient devenues quasiment des scies pour la génération qui me précéda.

Puis voici Libert, créateur de "L'Amant d'Amanda", le désopilant Brunin, à la maigreur squelettique ; le monologuiste Clovis ; Ouvrard, le créateur du genre tourlourou. Ce sont là mes aînés, mais de peu.

Maintenant, je vais parler de mes "copains" au fur et à mesure qu'ils se présenteront à mon esprit.

Le premier qui me revient à la mémoire est Fragson, de son nom Pot, qui s'accompagnait au piano et que rendit populaire un succès : "Les Blondes". Il chantait aussi "Les Jaloux", autre grand succès.

Je l'avais fait enregistrer le jour qu'il fut tué par son père (je m'occupais alors de l'enregistrement chez Pathé, pour le répertoire du café-concert).

On a dit que le mobile du drame avait été la jalousie.

J'ai pu suivre la carrière d'Esther Lekain dès ses débuts. Ses parents, du nom de Nickel, tenaient un commerce de ganterie, parfumerie et colifichets, à Saint-Nicolas-du-Port, près de Nancy, alors que j'étais en garnison dans cette ville.

Il me souvient que nous nous y fournissions, mes camarades sous-officiers et moi, trouvant là le prétexte de voir les sœurs d'Esther, deux très jolies filles.

Esther pouvait avoir alors quatorze ans.

Elle débuta à Nancy, au Casino tenu par Armand Bel, lui-même artiste.

Nous allâmes faire une ovation à notre jeune amie.

Esther Lekain fut une interprète d'une finesse et d'une sensibilité très grandes. Je croix l'entendre encore quand elle lançait "La Petite Tonkinoise" et "L'Amour Malin" !

Mais j'ai tort de parler d'elle au passé. Ne vient-elle pas, il y a peu, de chanter à la radio pour le ravissement de ceux qui l'ont écoutée ! Elle vient aussi d'ouvrir un cours. Que ses élèves sachent bien qu'ils auront avec elle un bon professeur.

Parmi les autres artistes de mon époque, j'ai connu, j'ai dit dans quelles circonstances, Yvette Guilbert.

La noble que c'était !

Elle eut des débuts fort pénibles dans la vie et l'on peut dire que cela explique en grande partie l'artiste qu'elle fut.

Cette grande fille pâle, au long cou, aux yeux petits et mordorés, au gros nez et aux lèvres épaisses, fit une véritable révolution au caf' conc', où elle livra bataille au public, auquel elle apportait du nouveau. Et l'on peut dire que si elle ne les avait pas précédées sur scène, certaines chanteuses n'auraient pas connu, plus tard, le succès qu'elles trouvèrent dans le genre réaliste.

Le public n'aurait pas "mordu".

Elle voulut avoir un répertoire qui, sous une forme parfois grivoise, pour faire passer la pilule, fustigerait les vices de ses contemporains.

Avec elle, la chanson s'éleva jusqu'à la satire.

Je conseille à ceux qui veulent bien comprendre ce que fut la chanteuse aux interminables gants noirs montant jusqu'aux épaules, de lire La Chanson de ma vie, éditée par Bernard Grasset, en 1927.

Elle était venue au café-concert en passant par le théâtre où elle tint de petits rôles. Elle joua aux Variétés et fit des tournées avec Baron.

Enfin l'idée lui vint de faire du concert.

Pour ses débuts, au Casino de Lyon, elle se fit magistralement emboîter. Pendant qu'elle faisait son numéro, la salle, composée en grande partie d'étudiants, se mit à scander sur l'air des lampions : "Où sont ses té-tons... où sont ses té-tons...". Ce public chahuteur jugeait malhonnête qu'une chanteuse "plate" parut en scène. Il n'en avait pas pour son argent.

À Paris, à l'Eldorado, même insuccès. Tout le monde lui conseillait de retourner au théâtre.

Or, un jour, sur les quais, elle trouve à l'éventaire d'un bouquiniste, "Les Chansons Sans-Gêne" de Xanrof.

Elle y cueillit "Le Fiacre", "Les 4 z'Étudiants", "L'Hôtel du n° 3". Avec "La Pocharde", dont elle était la parolière, elle en composa son programme.

Et ce fut le succès, le grand succès !

Elle interpréta aussi le répertoire d'Aristide Bruant qu'elle comprenait si bien et dont l'œuvre généreuse, au reste, ne périra jamais.

Mise en vedette par les littérateurs : Jean Lorrain, Séverine, Pierre Loti, Hugues Le Roux, Maurice Donnay, enfin tous ceux qui à cette époque eurent un nom dans la littérature, elle fit les beaux jours de l'Éden-Concert, sis boulevard Sébastopol, du Concert Parisien, de la Scala, des Ambassadeurs, et même du Moulin Rouge, dirigé par son ami Zidler, qui fut toujours pour elle un excellent conseil. Elle chanta aussi à l'Horloge, le Concert des Champs-Élysées, et au Divan Japonais. C'est à ce dernier concert qu'elle lança "Les Vieux Messieurs" et "Les vierges". Cette dernière chanson lui valut des démêlés avec la censure.

J'ai peut-être parlé un peu longuement de ma vieille et regrettée amie Yvette Guilbert, mais évoquant le caf' conc' de "mon temps", je ne pouvais faire autrement. Elle en fut la plus grande figure. Quand je fis sa connaissance, elle était au Concert Parisien. Elle révolutionnait Paris. On l'écoutait dans un silence religieux. Elle était toujours louée pour huit jours.

Elle n'était pas satisfaite du souffleur et comme je passais immédiatement avant elle, elle avait pensé que je lui soufflerais bien et me demanda de lui rendre ce service. J'acceptais, mais elle m'emballait tant, que je la contemplais et ne lui soufflais plus. Je "badais" positivement devant elle.

Je dois aussi citer Anna Judic, Anna Thibaud et Paulette Darty, la reine de la valse lente.

Et se souvient-on de Louise France, une chanteuse réaliste au talent indéniable ?

Qu'arriva-t-il à la pauvre femme, je ne le sais, mais elle tomba dans la misère après avoir quitté la scène.

Je la retrouvai un soir devant la terrasse d'un grand café de la Porte-Maillot ; elle y chantait une sorte de mélopée tirée de "La Terre", de Zola, et "La Soularde", de Jules Jouy.

Je ne pus me retenir de lui dire : "Mais vous êtes bien Louise France?""Vous vous trompez, Monsieur", me répondit-elle.

Hélas, un clignement d'œil me faisait comprendre la triste vérité.

Un cas aussi navrant fut celui de La Goulue. Celle-ci ne fut pas une chanteuse, mais une "chahuteuse" bien connue du Tout-Paris qui s'amusait environ 1889. C'est elle qui, en dansant le quadrille au Jardin de Paris, enleva avec son pied le gibus du Prince de Galles, futur Édouard VII.

La pauvre femme, après avoir été dompteuse dans une ménagerie de fêtes foraines, finit misérablement en vendant pour vivre des légumes à la sauvette.

Un jour que je la rencontrai sur le boulevard Rochechouart, après avoir déposé une thune dans son panier, je lui offris une consommation. Elle prit une "purée". L'absinthe, c'était son vice. Elle n'était malheureusement pas la seule, dans le monde des amuseurs, à en subir les dégradants effets.

Hélas ! aujourd'hui encore, on pourrait citer des déchéances aussi tristes à constater. Passons !

J'ai aussi conservé le souvenir de Jeanne Bloch, qui pesait plus de cent kilos ; de Paula Brébion, de Gabrielle Chalon, de Polaire, d'Henriette Leblond, d'Eugénie Buffet, qui, au profit de nos soldats, lors de l'expédition de Madagascar, chantait dans les cours la "Sérénade du Pavé".

Voici encore parmi les vedettes féminines : Gaudet, au répertoire un peu vert, avec laquelle j'ai chanté à la Gaîté-Rochechouart ; Baldy, Carmen Vildez, et, plus tard, la grande et regrettée Yvonne George, qui, d'une chanson comme "Pars", faisait une véritable tragédie.

Et puis, je pense à d'autres "confrères", mes camarades de scène : Fursy, mort assassiné, peut-on dire, pour s'être montré trop "rosse" dans l'une de ses chansons ; Raimu, à ses débuts à
Toulon ; Plessis, Jacquet, Claudius, Mansuelle, qui sonnait si bien du clairon ; Kam-Hill, frère de Jean Périer ; Max Dearlynous étions ensemble au Jardin de Paris, alors sous la direction de ZidlerReschal, Bergeret (voir à Chansons tyroliennes), qui, à lui seul, pouvait assurer la composition d'un programme ; Dona, Dalbret, Maréchal, qui détaillait si finement ses chansons ; Fortugé, mort trop tôt pour avoir donné toute sa mesure ; Gaston Haberkorn, Marcel Legay, plus près du cabaret que du café-concert ; Montéhus, que l'on vient de décorer de la Légion d'Honneur, et qui, en tenue de disciplinaire, eut tant d'imitateurs dans les "beuglants" de province. Il convient aussi de citer le Montmartrois Yon-Lug, bien qu'il doive lui aussi plutôt être considéré comme un artiste de cabaret.

Sa "Ballade des Agents" et ses "Idioties", dont je fis des créations à succès, je puis le dire, ne purent lui épargner la misère.

Je vois encore à rappeler : le long Montel, Morton, Sulbac, Joanyd, qui tient aujourd'hui un petit commerce de musique et phonos, Karl-Ditan, Jean Flor, Yvonneck, Plébins, le tourlourou Dufleuve, Vorelli.

Il ne me faut pas oublier mon ami Vilbert, l'inoubliable créateur de "Mon Curé chez les Riches".

C'est lui qui me fit prendre une "buche" à Lyon où j'étais en vedette au Casino. Le lendemain de ses débuts à ce même Casino, il prit, en effet, ma place à l'affiche, et je me crus obligé de résilier.

Nous n'en restâmes pas moins de très bons amis et je le priai de me dédicacer ainsi sa photo que je mis à la vitrine de la succursale du Pathéphone à Marseille, quand je la dirigeai : "À Charlus, en souvenir de la "pelle" que je lui fit prendre à Lyon. Souviens-toi du passé !! Ton ami : Vilbert".

Mais je remplirai encore plusieurs pages à rappeler tous les artistes que j'ai eus pour compagnons au caf' conc'.

Bien entendu, je n'ai parlé que de ceux qui étaient sur les planches du temps que j'y étais moi-même.

J'en terminerai donc en citant encore Antony, Georgel, l'ami d'enfance de Chevalier, Marjal, qui par souci de bien dire, en était arrivé à désarticuler chaque mot en débitant ses chansons ; Lucien Boyer, Chavat et Girier, Bruet et Rivière, morts à Pont-aux-Dames [maison de retraite], Georges Flateau, qui avait beaucoup de talent et qui, je le souhaite, vit encore, les frères Mévisto, Marcelly, Bérard, le petit chanteur à la grande... voix, et Mercadier.

Je peux parler un peu plus longuement de ces deux derniers. Bérard était un chanteur-amateur qui prêtait gracieusement son concours dans des soirées données par des sociétés à Marseille. Car Bérard était Marseillais.

C'est ainsi qu'un agent lyrique appartenant à l'une de ces sociétés l'entendit. Il lui conseilla vivement de faire du concert.

Pour que ce put servir en quelque sorte de référence à Bérard, cet agent-lyrique me demanda de mettre son protégé au programme d'un "bénéfice" organisé à mon profit à l'Alcazar de Marseille. Ce que je fis.

Cela permit à Bérard de trouver son premier engagement à Paris.

Il connut, une dizaine d'années avant la guerre de 1914, de véritables triomphes à l'Eldo.

Ses nombreuses créations furent aussi retentissantes que sa voix. Entre bien d'autres, je puis rappeler : "Chargez", "Je serai là", "Le Soleil", etc...

C'est le bon compositeur-éditeur Borel-Clerc qui lui fournissait à peu près tout son répertoire.

Quant à Mercadier, sa popularité fut grande et bien méritée. On chante encore aujourd'hui la plupart de ses créations : "Je suis le Passeur du Printemps", "Dites-moi si vous avez un Cœur", "C'était un Rêve", etc...

Voici à son propos une touchante anecdote qui a été rapportée par Maurice Hamel.

Mercadier était alors sur le déclin, mais sa voix chaude et tendre du baryton-martin, était encore ravissante... Les ans dont il commençait à sentir l'amer fardeau n'affaiblissait point la grâce de son talent. En 1913, il songea à prendre sa retraite, qu'il ne prit effectivement qu'après la guerre.

Ayant commencé sa tournée d'adieu par Marseille où il était adoré, il devait chanter ce jour-là au Cristal, en matinée et en soirée. Il chanta en matinée, et de revoir ses habitués, une émotion le gagnait peu à peu qui l'empêcha d'achever sa chanson dont les dernières notes se brisèrent dans les larmes. Les auditeurs étaient, ma foi, aussi émus que lui. Le soir, il chanta pour la dernière fois, mais il sut demeurer maître de lui.

À la fin du spectacle, un brave homme vient à lui et lui dit : "Ah ! Monsieur Mercadier, moi qui étais venu pour vous voir pleurer: pourquoi n'avez-vous pas pleuré ?"

***

Enfin, je veux faire une mention spéciale en faveur de deux grands artistes, créateurs au sens le plus complet du mot : Dranem et Polin.

Leurs succès sont encore dans toutes les mémoires. Mais chacun de ces succès dit par tout autre qu'eux-mêmes, qu'était-ce ?

N'y avait-il rien de plus lamentable qu'un mauvais imitateur de Dranem ou qu'un insipide tourlourou s'efforçant à atteindre la veine de Polin ?

Or, avec ces mêmes œuvres, Dranem et Polin s'élevèrent au comique de grande classe.

J'ai été assez heureux pour les décider à chanter pour le phonographe.

Si je passais sous silence le nom de certaines illustrations du café-concert, on s'en étonnerait à bon droit. Je veux parler ici tout d'abord, de Chevalier et de Mistinguett.

Mais celui-là est encore sur la brèche, en pleine possession de ses moyens qui en ont fait une vedette internationale, et celle-ci, ma foi, pourrait bien se remettre à chanter ! Rien ne doit étonner d'elle. À vrai dire, je ne l'ai pas assez connue pour en parler comme il conviendrait.

Toutefois, je puis déclarer qu'elle fut une animatrice comme on en vit rarement.

Je m'arrêterai donc ici. Ce n'est pas que d'autres nomsbeaucoup d'autres noms et qui sont ceux de bons artistesne me viennent à l'esprit ; je n'ignore pas, qu'on en soit persuadé, ce que la chanson doit, par exemple, à Damia, qui fut modèle avant d'être chanteuse, à Marie Dubas, de son vrai nom Maroussia, à Emma Liébel qui chantait avec tant d'âme les œuvres du fonds du regretté Bénech, à Georgius, à Bach, à Jean Lumière, l'un des plus fins diseurs, que j'ai connus et dont la voix est une vraie caresse, à Marino.

Je ne dis rien de Gabaroche ; j'aime mieux lui donner la parole dans un moment. [Voirannexe]

Tous ces artistes, je les ai connus et j'ai suivi leur carrière ; mais ce sont des "bleus" pour moi, et qui n'ont pas tous fini de chanter. Souhaitons-le, tout au moins. Aussi, je ne veux pas sembler les mettre prématurément à la retraite.

***

Mais contrairement à ce que je viens d'écrire, je ne puis terminer ce chapitre sur les lignes qui précèdent.

Il ferait beau voir que je ne dise rien de trois artistesde vrais artistes dans des genres différents (puisque l'un d'eux est avant tout artiste en bonté)avec lesquels je suis encore en relations amicales. Il s'agit de Louis Lynel, Blon-Dhin et Reda Caire.

***

Je fis connaissance de LYNEL au Casino Saint-Martin, direction Zélie Weil. C'était son premier engagement dans la Capitale. Il avait un trac fou ! Je l'encourageai du mieux que je pus. Je lui dis : "Tu as une belle voix (je l'avais entendu répéter), tu as la gueule sympathique et tu es bien balancé ! Je parie une tournée pour toute la logedames comprisesque tu vas avoir un beau succès". Il fut plus que beau. Il n'avait apporté que deux chansons. Il salua plusieurs fois, mais le public insistait pour d'autres chansons. Il fit une annonce, prétextant modestement et intelligemment qu'il ne s'attendait pas à un accueil aussi chaleureux.

J'étais à ce moment chef de l'enregistrement du Café-Concert chez Pathé. Je lui dis : "Viens demain vers 11 heures avec une ou deux chansons que tu tiens bien, je te présenterai à M. Émile, et tu feras un essai". Cet essai fut concluant. Il plut à M. Pathé qui me dit : "Faites-lui un répertoire de cinq disques (dix chansons) et nous verrons comment il se vend". Il y avait au catalogue, à ce moment, Maréchal et Marcelly qui se vendaient énormément. Ce fut un concurrent pour eux. Il fut de la maison ; il possédait un répertoire des plus heureux : "Bonjour Suzon", "Les Deux Ménétriers", "Paysage", "La Chanson des Blés d'Or", et dans le domaine extra-populaire "Les Nuits de Chine", "Les Jardins de l'Alhambra", qui ont atteint de l'aveu de la publicité Pathé, les records de la vente. Il enregistra "La Chanson de Murger", que chantait dans une autre maison, avec quel talent, Yvette Guilbert. Cependant il fit mieux, à mon avis, que la célèbre divette. Un jour, je rencontrai dans le salon de vente, le maître Reynaldo Hahn. Il me
dit : "Vous avez un artiste que je ne connais pas, mais dont j'admire la voix et la diction, Lynel. Je voudrais bien qu'il m'enregistre quelque chose". Je signalais "Paysage" à Lynel qui le chanta et le mit à son répertoire. Je l'ai entendu au Palais de Cristal de Marseille dans "Chevauchée" de Richepin et "Paysage" de Reynaldo, deux morceaux bien différents pourtant. Il faisait un malheur ! sans exagération. Lynel a quitté la scène il y a trois ans. Sa voix est toujours aussi fraîche. Il ne doit pas avoir 60 ans. C'est un modèle de "chanteur à voix".

***

M. Blon-Dhin, directeur de la maison de retraite des artistes de Ris-Orangis, est un administrateur qui a droit à la reconnaissance de tous. C'est un mutualiste d'envergure. Fondateur de la Journée des Artistes, du "Sabot de Noël" qui, cette année, a produit près de treize millions et fera vivre Ris-Orangis et Pont-aux-Dames.

En ce qui concerne la vie des pensionnaires pendant la dernière guerre, Blon-Dhin a eu bien des tribulations dont il sut triompher. Le Château a été occupé par les Allemands, des Russes blancs et finalement par des réfugiés hollandais. Les pensionnaires ont vécu tant bien que mal dans deux villas de Ris. Enfin, en 1945, ils ont pu réintégrer le Château. Ils goûtent maintenant une existence fort enviable et ne manquent de rien. Je le tiens de deux ou trois artistes de mon époque, avec lesquels je corresponds de temps en temps. Je voulais que tout cela fut connu, mon admiration pour Blon-Dhin étant sans bornes, et je lui crie de tous mes poumons encore solides : "Bravo ! Bravo ! Bravo !... Blon-Dhin ! Hip, hip, hip, hourra !!!..."

***

Le troisième pour lequel je fais une mention d'amitié est Reda Caire. Reda pour ses familiers.

Je fis connaissance de Reda Caire au Cours de Gabaroche où j'allais moi-même choisir des chansons. Il n'avait pas encore débuté. Il répétait. Je fus arrêté par le charme de sa voix et déjà de sa prononciation. Nous causâmes et je compris qu'il était cultivé. Il avait fait ses études jusqu'à la rhétorique. Il était Égyptien par son père, Haut Fonctionnaire du Gouvernement Égyptien (Gandour Bey) et Belge par sa mère, qui appartenait à une des plus anciennes familles belges : Berner-Renoz de Walden. Il a donc un titre de Comte à sa disposition.

Reda Caire ne tarda pas à venir à Marseille et nos relations s'affirmèrent. Il vint déjeuner chez moi avec Gabaroche. Convive très agréable, charmeur dans sa conversation, pianiste, parlant l'arabe et aussi l'anglais. Je lui dis : "Je vais vous présenter à Franck, directeur des Variétés". Nous y allâmes le lendemain avec Gabaroche. Il chanta le "Chaland" en s'accompagnant au piano. Franck me fit un petit signe qui disait : "très bien", et lui demanda de venir le lendemain pour causer. Il y alla et en sortit avec un contrat de 3 ans, car Franck o oublié d'être bête. Il l'a prouvé. C'est un des meilleurs directeurs de théâtre que je connaisse. Reda (on l'appelle le plus communément ainsi) fit son chemin. Il a fait un "Danilo" de "La Veuve Joyeuse", sans pareil.

Dans son tour de chant aux Variétés de Marseille établissement avec pourtour j'ai assisté un soir à une chose que je n'avais encore jamais vue : Réda chantant dans un silence religieux "Ses yeux perdus", presque un cantique, où se trouve ce vers : "O vierge qui régnez sur mes prières !". Ce silence était impressionnant et ce soir là, il dût recommencer la chanson. C'est le plus fort souvenir de ma carrière d'artiste.

La confiance que Réda m'a toujours témoignée m'autorise à dire, sans effaroucher sa modestie, que nombreuses furent et sont encore ses admiratrices et que de ce fait, il connut maintes aventures dont certaines ne manquèrent pas de saveur.

Reda Caire est, à mon avis, le type accompli du chanteur de charme. Et comme tel, il restera dans l'histoire du café-concert.


MAYOL

En ai-je vraiment fini ?

Mais non, car j'ai réservé un chapitre spécial à un artiste prestigieux entre tous, Mayol, qui eut au concert une carrière hors série et qui fut pour moimalgré une période de brouille que nous regrettâmes tous deux bien sincèrementun ami très cher.

Comment ai-je connu Mayol ?

Chantant à Toulon, je vis venir chez moi un petit jeune homme qui me tint ces propos :

"Monsieur Charlus, je suis un de vos admirateurs.- Je ne manque pas un soir, d'aller vous écouter.- Ah ! Monsieur Charlus, je voudrais tant devenir moi aussi un artiste !- Voulez-vous me dire ce que je dois faire pour cela?- Je suis actuellement apprenti-cuisinier, mais ça ne me plaît pas. Que je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien vous occuper de moi".

Je lui indiquai ce qu'il avait à faire pour réaliser son rêve et lui donnai les adresses de plusieurs compositeurs et éditeurs. Mais surtout, je lui conseillai vivement d'aller faire un tour à Paris.

Je fus 2 ans sans revoir mon "admirateur", quand un jour que j'étais chez le compositeur Gaston Maquis, je vis venir à moi quelqu'un qui me dit : "Monsieur Charlus, me remettez-vous ? C'est moi qui suis allé vous trouver à Toulon pour vous demander quelle était la marche à suivre pour entrer dans la carrière artistique. J'ai suivi vos conseils. Depuis que je vous ai vu, j'ai chanté en province sous le nom du "Petit Ludovic", puis, trouvant que j'avais fait des progrès, je me suis enhardi à venir tenter ma chance à Paris où je vais reprendre mon nom de famille : Mayol.- J'ai souvent demandé de vos nouvelles ; on me répondait que vous étiez en tournée.- On m'a dit aussi que vous aviez quitté votre femme et que celle-ci tenait pension d'artistes. J'y suis allé. Elle se souvint de moi et me proposa d'entrer chez elle comme pensionnaire. Ce que je fis".

Le jeune Mayol me dit ensuite qu'il était engagé au Concert Parisien, alors sous la direction de Dorfeuil, et qu'il voudrait bien que je l'entendisse pour lui dire ce que pensais de lui.

Son interprétation de"La Paimpolaise", du bon Botrel, l'avait lancé.

J'allai l'entendre et le trouvai très bien. Déjà, il jouait dans une pièce après son tour de chant.

Il loua à Paris un petit logement et fit venir sa cousine Henriette. "Cousine, Cousine, t'es fraîche comme une praline..."

Son succès fut rapide et augmenta de jour en jour, d'une incroyable façon.

Il disait mal, mais il avait l'art suprême d'habiller une chanson et ses gestes faisaient oublier sa mauvaise diction.

Dans "Les Mains de Femmes", il atteignait la perfection. Il était inégalable.

Ce fut bientôt pour lui l'Eldorado, la Scala, puis le Concert Parisien de nouveau, qu'il acheta et qui prit son nom. C'est celui qu'il a encore.

On peut dire que son ascension fut vertigineuse.

Il soutint un procès contre Rip et cela, loin de lui faire tort, servi sa publicité.

Ses gestes efféminés emballaient les femmes. Je lui disais : "Tu as des gestes extraordinaires, mais tu dis mal ; tu coupes tes phrases en deux".

Bah ! Il se souciait bien peu de mes remarques et il faut croire qu'il avait raison, puisque c'est lui qui arriva.

Puis, comme je l'ai dit, vint une période de brouille.

La maladie obligea Mayol à quitter la scène ; il se retira alors à Toulon dans son Clos. Sa vieille cousine Henriette ne l'abandonna pas.

Quand je le sus malade, je priai Gabaroche, notre ami commun, de lui demander s'il serait content de recevoir un mot de moi. Il me fit répondre affirmativement. Nous correspondîmes.

"Merci, Charlus, me dit-il, tes lettres me réconfortent". J'ai conservé les siennes. J'aime à les relire. Elles aussi me réconfortent.

Il m'écrivait ce qui suit en novembre 1940 : "Ta lettre m'a surpris très agréablement et les coupures de journaux m'ont rappelé mon adolescence, car j'ai été un élève de la maîtrise de Saint-Louis de Toulon. Je suis dans mon genre un petit chanteur de la croix de bois ; c'est-à-dire que j'ai conservé la croyance et la foi. Tu peux me classer parmi les artistes qui font leur signe de croix avant d'entrer en scène et je ne manque pas d'aller à l'Église Saint-Georges qui est celle de mon quartier.- À présent, que je suis cloué dans mon fauteuil, ce sont les curés de cette Église qui viennent me rendre visite et nous bavardons longuement ensemble".

Dans une autre lettre qu'il m'envoyait à la fin de 1940, il s'exprimait ainsi :

"Mon cher ami, j'ai bien reçu ta jolie prière et je la lis chaque soir. J'espère la dire bientôt à genoux car mes forces reviennent. J'ai fait installer dans ma chambre une petite chapelle avec la statue de la Sainte-Vierge. On a mis des candélabres, des cierges, des fleurs et le soir de Noël, nous écouterons tous en famille la messe de minuit annoncée par la Radio, car je ne peux pas encore aller à pied vers l'Église Saint-Georges, à côté.- Mais quand je serai guéri, je ferai dire une messe à laquelle assistera toute la famille et j'irai à pied.- Ta lettre m'a réconforté".

***

Une de ses dernières lettres me faisait connaître ses espoirs.

"Comme tu le dis, la vie est dure ! Mais il y a encore plus malheureux que moi, car ici, à la campagne, nous avons la chance d'avoir des légumes : petits pois, fèves, artichauts, pommes de terre nouvelles, fraises.- Et voici bientôt les cerises et tous les fruits qui vont venir. Avec ça, la récolte de vin a été belle l'été passé et Henriette se débrouille avec ses poules et ses lapins.- Espérons des jours meilleurs, surtout le retour de nos prisonniers : mes deux neveux et mon jardinier.- Ci-joint trois brins de muguet qui ont poussé dans mon jardin et qui portent bonheur plus que les autres. Cette année, il a bien fleuri. Espérons que ça nous amènera la paix".

On le voit, Mayol croyait au muguet porte-bonheur !

Cette lettre a été écrite en mai 1941. Mayol mourut dans le mois d'octobre qui suivit.


IN TERMINIS...

Tous mes papotages sur le café-concert et le phonographe nous ont conduits à 1914.

Au début de la guerre, j'étais à Marseille.

Je venais de louer une villa à Mourepiane et je comptais y prendre un peu de repos.

Dame, j'étais sur la brèche depuis 1886.

Je veux dire que j'étais au service de la chanson, disons au service actif, depuis cette date. On comprendra que je pouvais aspirer à passer dans la réserve, voire dans la territoriale.

Mais cette terrible chose qu'est la guerre, dont le nom seul devrait en donner de l'horreur, devait changer mon sort.

Par un concours de circonstances dues à la guerre, mais dont le rappel sortirait du sujet que je me suis promis de traiter en retraçant quelques faits de mon passé d'artiste, je fus amené à prendre la direction de la succursale que venait d'établir à Marseille la Société de Pathéphone.

Et puis, cette direction que je croyais n'exercer que pendant quelques mois, je la gardai... dix ans.

Cela tient peut-être un peu à ce que j'ai toujours aimé Marseille. Et les Marseillais m'ont bien rendu la sympathie que j'avaiset que j'ai encorepour eux.

J'ai relaté les succès d'artiste que j'avais obtenus sur les scènes marseillaises chaque fois que je m'y étais fait entendre. On fit également un succès au commerçant.

Il faut dire que je m'employais à conduire l'affaire à la "marseillaise", avec une gaieté communicative.

Il me souvient qu'un jour, j'avais exposé en vitrine la photographie de six artistes qui tenaient les rôles principaux de la revue de l'Alcazar. Au bas de la photographie figurait cette mention : "Toute personne qui pourra donner les noms de ces artistes touchera un billet de cent francs".

Seul Chevalier, qui avait fait une grimace, n'était peut-être pas reconnaissable à première vue.

La succursale du Pathéphone étant située sur la Canebière, tout Marseille défila devant la vitrine où figurait mon offre alléchante, et nombreux furent les "collègues" qui pénétrèrent dans le magasin pour donner la réponse à la question posée.

Quand ils étaient devant moi, je leur présentais un billet de cent francs et s'ils faisaient un geste pour s'en emparer, je leur disais en souriant : "Ah ! non, ne l'empochez pas ; touchez-le, c'est tout ce que j'ai promis.".

Eh bien, l'aventure se terminait par un éclat de rire.

Les écriteaux de même farine se succédèrent, grâce à Ouvière et Bonfort, les deux maîtres photographes marseillais, les meilleurs amis des artistes.

Bien entendu, j'avais conservé le contact avec le café-concert et pour en revenir à celui-ci, je vais dire comment je fis la connaissance de Tino Rossi.

Esther Lekain était en représentation à l'Alcazar. Quand j'allai la saluer elle me dit : "Charlus, vous allez entendre un débutant épatant. Une voix ! Un charme ! Je n'ai jamais connu son pareil.- Il va passer, allons l'écouter dans la salle".

À mon tour, je fus emballé.

Son numéro fini, j'allai le voir dans sa loge pour lui faire mes compliments.

Je le revis le lendemain à l'apéritif et lui dis que je pouvais lui donner un mot de recommandation pour la Compagnie Pathé.

Il me répondit qu'après un rapide voyage en Corse, où il est né, il comptait bien aller à Paris, mais qu'il avait déjà une lettre d'introduction pour les Sociétés Parlophone et Columbia.

Je l'invitai à venir prendre le café chez moi. Ce qu'il fit. Justement, Gabaroche se trouvait là.

Tino Rossi nous chanta "Adieu notre petite table", "Le temps des cerises", "Pourquoi me réveiller", de Werther, tout cela en demi-teinte et avec un charme qui nous émerveilla.

Un ami nous photographia sur ma terrasse et nous nous séparâmes en fort bons termes après que nous eûmes, Gabaroche et moi, offert au jeune chanteur l'appui que nous pouvions lui donner pour ses débuts à Paris.

Tino Rossi n'eut pas besoin de moi, faut-il le dire, pour connaître rapidement de grands succès.

Eh bien, il ne s'en montra pas moins reconnaissant à mon égard de l'amitié que je lui avais témoignée et sut me le prouver généreusement.

Puisque j'en suis à rappeler les témoignages de reconnaissance dont le souvenir allège le faix des ans qui pèse sur moi, je dois citer ici, à ce propos, mon ami Alibert.

Alibert, c'est Marseille qui chante.

J'aime beaucoup son talent.

Alors que je ne le connaissais pas encore intimement, et que je dirigeais le magasin du Pathéphone, à Marseille, Alibert me fut présenté par un ami commun : Scotto, qui occupe une si grande place dans l'histoire de la chanson française.

Je lui donnai une lettre de recommandation pour la Compagnie Pathé qui lui fit un essai, lequel fut concluant. Il partit avec un contrat qui lui assurait 30.000 fr. minimum par an. Il parvint à toucher plus 60.000 fr.

C'est tout. Mais Alibert m'en garda une vive gratitude.

***

Et maintenant, voici les dernières lignes de mes souvenirs.

En 1930, je fus une ultime fois enregistré chez Pathé où l'on voulait que mon nom figurât au catalogue de disques à aiguille.

Je demande qu'on ait la charité de ne pas rechercher l'âge que je pouvais alors avoir.

Et puis, je l'ai dit, j'ai un organe vocal hors série. Je crois bien que je pourrais encore me tenir passable devant le micro.

Et vous savez qu'avec la mention passable on est reçu aux examens !

Mais la fatigue est toutefois venue m'interdisant tout effort.

Je me suis retiré chez ma nièce à Verberie, dans l'Oise. Car, comme vous pouvez le penser, avec le franc actuel, je suis plus près de la condition du père Job que de celle d'un nabab !

Je ne terminerai pourtant pas mes souvenirs sur cette triste constatation.

Je veux que ces dernières lignes fassent connaître le suprême bonheur qui était réservé à ma fin d'existence.

Ce suprême bonheur, je le trouve dans ma foi, dans ma foi intransigeante.

"Plus près de toi, ô, mon Dieu", c'est ma prière de tous les instants.

Qu'on n'imagine pas que cela fait de moi une sorte de phénomène dans le monde des artistes.

À vivre la vie de théâtre, nous côtoyons l'enfer et cela nous avertit peut-être de bien des choses qui passent inaperçues de ceux qui ont une existence plus calme.

Pour s'en convaincre, il n'est que d'assister à la messe de l'Union Catholique du Théâtre, fondée à Paris par le Révérend Père Gillet.

Les propos que je tiens là pourront surprendre ceux qui me connaissant mal seraient enclins à me rappeler certaines pièces de mon répertoire à ne pas faire entendre aux enfants.

J'ai été un amuseur. À Dieu seul je reconnais autorité pour me juger. Car Lui me jugera sur mes intentions et Lui seul connaît ma pensée profonde.

Quant à mes erreurs de jeunesse, je les ai confessées en toute sincérité; car je n'ignore pas que le Dieu des hommes est un Dieu de miséricorde.

***

Oui, j'ai été un amuseur et je veux rester tel jusqu'à mon dernier souffle.

Aussi, avant que j'aie posé le point final à ces quelques souvenirs, je vois invite, chers lecteurs, à mettre les paroles qui suivent sur l'air des "Idioties", un de mes derniers enregistrements :

Lecteur sans ironie,
Suivez bien mon conseil.
C'est d'être encore en vie
Demain à not' réveil.
Trala la, trala la, trala la...

En écrivant ces lignes, je fredonne le couplet.

Ainsi puis-je confirmer ce que j'ai écrit au début de ces souvenirs. Et l'on pourra dire que dans ma vie... jusqu'au bout :

J'AI CHANTÉ !


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