CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre quatre

À Dinan-La-Jolie


Je viens de donner audition de mes œuvrettes nouvelles à Dinan-la-Jolie. C'est vous dire que j'y ai pu faire - au début d'une longue randonnée -- une bonne provision d'air natal ; j'y ai, surtout, rempli mes yeux, une fois encore, de sa douce vision dont je ne me lasserai jamais. Qui n'y séjourne pas habituellement ne la voit guère qu'en été, pimpante et coquette et comme ragaillardie au gai soleil d'août ; mais, qui ne l'a pas contemplée, de Lanvallay, par un pâle matin d'automne, ignorera toujours son incomparable splendeur.

Émergeant des douces brumes bleutées de la Rance, qui l'enveloppent et l'estompent, la ville médiévale apparaît, de là, comme agrandie, lointaine et presque irréelle : oui, telle une cité de Rêve qu'un enchanteur aurait fait surgir soudainement, sous nos yeux, du vieux fleuve qui lui baise amoureusement les pieds. Robuste châtelaine corsetée de granit, elle s'accoude, nonchalante, à ses remparts inviolés, hiératique et souveraine, richement drapée dans l'or rouge et le cuivre éclatant de ses frondaisons automnales, couronnée qu'elle est par sa tour de Saint-Malo, son clocher de Saint-Sauveur et l'aiguille de sa Vieille Horloge qui vont se perdre, ainsi que trois prières, dans le doux ciel d'Arvor aux jolis tons d'ardoise.

Ah ! Dinannais, mes bien-aimés compatriotes, nous pouvons être fiers de nous dire les fils d'une aussi jolie maman !

Car je suis né à Dinan. Le saviez-vous, chers lecteurs ? Quelques-uns de vous, peut-être ; mais pas tous. Ecoutez plutôt cette anecdote.

J'avais chanté à Cancale, l'autre soir, et, en montant dans l'autobus qui devait me ramener à la vedette de Saint-Malo, le chauffeur me dit gentiment?

- Monsieur Botrel, je viens de faire le pari avec ces Messieurs que moi seul, de nous trois, connais vraiment le lieu de votre naissance. Vous êtes de Saint-Méen-le-Grand, pas vrai ?

- Non, mon ami : j'y ai bien passé mon enfance, mais je n'y suis pas né.

- Parbleu ! dit le voisin de droite, c'est moi qui avais raison : vous êtes des environs de Tréguier, hein ?

- Non, Monsieur. J'ai vécu vingt années de ma belle jeunesse au Port-Blanc, au cœur du pays trégorrois, c'est vrai ; mais je n'y suis pas né.

- Quand je vous le disais ! s'écria, alors, triomphalement, le voisin d'en face; quand je vous le disais, moi, que Botrel est de Pont-Aven !

- Vous faisiez erreur comme les autres, cher Monsieur. J'ai bien ancré, il est vrai, ma petite barque à l'endroit même où l'Aven devient navigable, mais je ne suis pas né au "pays des moulins".

- Alors  ..

- Je suis né natif", comme dit la chanson, des Côtes du-Nord

A Dinan j'ai reçu le jour.

Si ce récit tombe sous les yeux d'un de mes détracteurs - qui n'en a pas ? - il ne va pas manquer d'insinuer que je veux essayer de me faire passer près de vous:, chers lecteurs, pour un type dans le genre du grand rhapsode "dont sept villes se disputaient le berceau". Oh ! mon Dieu, non ! Je veux simplement fixer ici, une fois pour toutes, un petit point d'histoire locale, de peu d'importance, je le sais, mais qui intéressera tout de même quelques-uns de mes amis : car, des amis, j'en ai aussi.

Au reste, ce que je révèle ici, en prose, ne l'ai-je pas dit, déjà, en vers, dans une de mes bluettes qui se chante sur l'air des "Sabots de la Duchesse-Anne"  ?

C'est à Dinan-la-Jolie
Que j'ai vu le jour,
Ruelle de la Mittrie
Dans le vieux faubourg
Ne pouvant passer ma vie
Dans ce doux séjour,
C'est à Dinan-la-Jolie
Que je viendrai dormir un jour...

...Dormir dans le beau cimetière, si pieusement fleuri en tous temps, où mes "vieux" m'espèrent déjà sous un menhir celtique anté de la croix chrétienne. Mais un barde toujours errant a-t-il jamais le droit de faire des projets ?

Je savais donc que j'étais né rue de la Mittrie : rien de plus ; car les Botrel, n'étant pas de Dinan, n'y ont aucune maison familiale. Ma grand-mère, elle, était une Joubaux ; et ceux-ci -- braves gens estimés entre tous - y furent, y sont encore nombreux. Mais mon aïeul paternel et, vraisemblablement, tous nos rustiques ancêtres étaient natifs de Broons et, tous, forgerons depuis des siècles, de père en fils.

Mon père, donc, comme tous ses frères - et ils étaient sept enfants dans la modeste forge - y trima, sa petite "masse à frapper devant" à la main, dès ses huit à neuf ans ; c'est dire que jamais il n'eut le loisir d'aller à l'école et je fus, plus tard, le premier des Botrel à savoir lire et écrire. Oh ! fort succinctement, du reste, puisque dès onze ans et demi j'étais déjà, moi-même, "sur le trimard".

Plutôt mal sustenté, demeuré de ce fait un peu débile, mon pauvre papa tomba malade à l'entour de ses quinze ans et dut abandonner le rude métier. Un médecin du pays "l'engagea" pour conduire sa voiture et soigner ses chevaux ; à seize ans, il le céda à Guiblin, tenancier de la célèbre auberge de -Saint Méen, si richement achalandée au temps des diligences et des joyeux rouliers. Devait-il y en avoir, alors, dans la "Grande Maison" et tout au long du jour et de la nuit, des chevaux à referrer !

C'est là qu'un beau jour, M. Flaud, le maire de Dinan, trouva le jeune Jean-Baptiste Botrel, s'intéressa à lui à son tour et le prit à son service. Quelle reconnaissance ne lui en a-t-on pas gardé (ainsi qu'à "Monsieur Alfred") dans notre humble ménage, où les photographies de ces deux bienfaiteurs d'autrefois demeurèrent, toujours, à la place d'honneur l... Songez que M. Flaud, quand son jeune protégé se maria, daigna mener, lui-même, à l'autel, la blanche épousée orpheline ! ... "Ça - comme dit le refrain populaire - c'est des choses qu'une femme n'oublie pas !"

Et voilà comment nous devînmes citoyens de Dinan : et comment, un an plus tard, j'y "vis le jour" (si j'ose dire) dans la nuit du 14 septembre 1868... à minuit un quart... Oui, un quart d'heure plus, tôt et je faisais mon entrée en ce monde un treize et un vendredi ! Quelle catastrophe c'eût été, grands dieux ! Ma pauvre maman, très superstitieuse, en frémissait encore, rétrospectivement, bien des années après. C'est du reste pour cela que j'ai retenu ce bien mince détail.

Je savais donc que j'étais né à Dinan, dans la curieuse petite rue de la Mittrie, qui, du Marchix, mène à la place des Cordeliers : mais, dans quelle maison exactement ? Je n'avais jamais eu la curiosité de m'en enquérir, tout ce qui concernait mon passé et mon humble personnalité me laissant, alors, indifférent : si je m'en soucie un peu plus, aujourd'hui, c'est parce que de bons amis m'en ont prié; et, aussi parce que - je l'ai dit quelque, part -?

Plus l'homme marche vers sa tombe

Et plus il songe à son berceau.

Or, en juillet 1902, la veille de l'inauguration du monument de Duguesclin - ce chef-d'œuvre de Frémiet - je sortais de chez mon frère, libraire au coin de ma rue natale ; face aux Porches, je fus abordé par l'une des charmantes filles de M. Jouannin, le maire actuel de Dinan -- celle qui épousa, depuis, le Docteur S... - Elle voulait me demander, pour les siens, je ne sais plus quel renseignement sur la cérémonie, quand, alors que nous remontions tout en jasant vers le Marchix, une averse soudaine s'abattit sur la ville ; ce n'était que l'avant-coureuse de celles du jour suivant, demeurées si légendaires, celles-là, qu'à Dinan, lorsqu'il pleut à torrent, on -dit encore aujourd'hui : "Oh 1 c'est tout comme à Duguesclin !"

Mais n'anticipons pas.

- Entrons ici, vite ! s'écria ma jolie interlocutrice craignant fort pour sa claire toilette estivale. Et nous entrâmes, en coup de vent, dans une petite boutique qui se trouvait à notre droite et qui était, alors, la boulangerie Pancrau.

Une vieille dame nous y accueillit avec un bon sourire et, demeurée debout derrière son comptoir, ne cessa de me dévisager attentivement, durant qu'après nous être excusés de l'envahissement intempestif nous continuions notre conversation. Trois minutes plus tard, le soleil réapparaissait déjà et nous allions sortir après avoir remercié notre hôtesse, quand elle me dit doucement

- Oh ! ce n'est pas la première fois que vous entrez ici, monsieur Botrel !

- Ah !... Je ne crois pas, cependant, me souvenir...

- Non, non : vous étiez trop jeune pour cela... car c'est

tout au plus si vous aviez deux ou trois heures d'existence.

- Hein  ... je...

- Mais oui, monsieur; vous n'avez pas l'air de vous douter que c'est au-dessus de ce magasin, au premier étage de cette maison, que vous êtes né ... et je puis l'affirmer car je vous ai quasiment vu naître.

- Quoi ! Vous seriez donc...

- Une des demoiselles Homery, à qui appartenait le logement sous-loué à votre maman.

- En effet, elle m'a bien des fois cité votre nom.

- Et vous a-t-elle dit aussi que vous étiez un si robuste poupon que la sage-femme, toute fiérotte, voulut absolument vous peser ? Alors, on vous descendit dans la boulangera e et l'on vous mit dans la balance : sur celle-là, tenez, car c'est la même, toujours. Et c'est moi qui vous remontai en vùùus embrassant bien fort pour vous consoler; car vous pleuriez ! vous pleuriez ! ...

Si je devais pleurer, parbleu, pauvre gosse ! Moi qui n'ai jamais pu supporter les balançoires !

Et voilà de quelle façon, bien inattendue, je repérai ma maison natale. Elle est occupée, aujourd'hui, par un jeune ménage de mes amis, les Moreau-Leforestier ; allez les voir en passant et visitez leur arrière-magasin : il en vaut la peine. C'est une sorte de salle de gardes, ou d'ancienne courette moyen-âgeuse au lourd plafond montant jusqu'au deuxième étage, avec de curieuses colonnettes qui en font tout le tour et un charmant escalier apparent, qui mène à la petite chambre... d'où l'on me descendit nouveau-né, braillant ma première chanson, pour me mener à la pesée !

Je m'empressai de rendre à la bonne dame le bon baiser qu'elle m'avait donné trente-quatre ans plus tôt... et je sortis avec ma blonde compatriote qui, maintenant, s'écriait, radieuse "-- Je vous l'avais bien dit : ce n'était qu'un "grain". Vous verrez que nous aurons un temps superbe, demain, pour les fêtes !"

Un temps superbe ? Oyez plutôt : dès le matin, à l'arrivée du fameux général André, alors ministre de la Guerre, le ciel ouvrit ses cataractes toutes grandes, pour ne plus les refermer de la journée. Jamais certainement il ne plut et il ne pleuvra aussi dru et aussi longtemps à Dinan. A tel point que l'inauguration du monument, qui fait aujourd'hui notre orgueil, ne put avoir lieu "coram populo". Les autorités s'étaient bien aventurées sur l'estrade installée place du Champ, mais personne n'osa s'y asseoir, et pour cause !... Quel déluge !... Je vois encore M. le député Jacquemin, presque agonisant - il devait mourir à quelques jours de là -, une couverture de laine sur les épaules et tenant stoïquement tête à la bourrasque ; le ministre, maigre et long comme un jour sans pain et qui ressemblait à un héron mélancolique, son bicorne aux plumes lamentablement trempées ajoutant encore à la ressemblance avec son allure de long bec noir fureteur, un peu grotesque. A côté d'eux, M. Roujon, le directeur des Beaux-Arts, abritait de son mieux le bon maître Frémiet?

- Pour conserver un génial artiste à la France ! disait-il.

- Et surtout - ajoutaient les méchantes langues - pour se conserver, à lui-même, la "voix" prépondérante du vieux statuaire qui peu après, en effet, le fit nommer membre de l'Institut.

Jusqu'au pauvre Connétable qui, ruisselant comme nous autres, semblait la trouver bien mauvaise et accentuait sa terrible lippe tout en tenant, bien droit, son épée... de la manière exactement avec laquelle on tiendrait un parapluie.

- Il est furieux - me dit à l'oreille mon malicieux confrère Jules Heurtel - parce que le vent ne lui en a laissé que le manche !

Bref, après une heure d'attente, la pluie ne faisant que redoubler, on dut lâcher pied tout de même et se réfugier dans le Palais de Justice proche, où l'on put palabrer à l'aise... et à sec. Tant et si bien que, si quelques "officiels" manquèrent mourir d'une fluxion de poitrine, nul du moins ne mourut de son discours rentré.

Et la pluie, au-dehors, la pluie tombait toujours ! A la sortie du Palais, nous la retrouvâmes, rageuse et triomphante ; pendant le banquet, elle alla "crescendo" ; durant le concert de gala, elle tambourina si fort sur le toit du Casino que, par instants, je ne m'entendais, plus chanter !

Mais l'heure arrivée cependant du train qui devait le ramener à Paris, le général André dut quitter son fauteuil confortable et se diriger vers le landeau, qui - ouvert en grand ! - l'attendait à la sortie. Il y monte : "floc ! floc !" quel bain de pieds ! Il s'y assied : "bjii !", quel bain de siège !

Dix minutes encore et c'est enfin la gare, et le train, et la fin du supplice.

- Ouf !... dit-il au préfet et au sous-préfet qui l'escortaient, navrés, et en s'écroulant sur la banquette grise ; ouf !... me voici désormais à l'abri des averses ! ...

A l'abri des averses  ... Pas pour longtemps, pauvre homme. Car l'heure était proche où - les écluses du Grand-Orient ouvertes par Bidegain et Guyot de Villeneuve - il allait pleuvoir, "pleuvoir sur le Temple" les plus lancinantes averses ; pleuvoir, aussi, sur les joues blêmes de l'homme aux fiches infâmes, pleuvoir les retentissantes gifles de Gabriel Syveton, gifles vengeresses dont il ne devait pas se relever.

Quelle époque ! ... Et quelles lamentables maeurs, que l'on croyait disparues à jamais, mais dont on nous prédit - douce perspective ! - la résurrection imminente.

Ah ! comme ce serait dommage ! Bravant les horreurs de la guerre et les désillusions de la Paix, il nous était si doux de vivre, cependant, unis tous fraternellement, comme nous l'étions depuis Août Quatorze... et comme devraient l'être, toujours, de bons et loyaux enfants "nés natifs" de la même Maman !


Suite : Première partie, chapitre cinq - Un intersigne

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