CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre trente

Au Port-Blanc


Je chantai donc, durant quelque mois, chaque soir, au "Tréteau de Tabarin", tout en continuant à me faire entendre également au "Chien Noir".

Sentant confusément que l'heure, souriante, mais fragile, de la "Veine" exaltée par Capus, était venue pour moi, je travaillais farouchement à l'aider de toute ma bonne volonté, de toutes mes forces. Je composais, chaque jour, des œuvres nouvelles et, sitôt sorti de mon Administration, je courais les éditeurs, les graveurs, les lithographes, les clicheurs, les imprimeurs, au lieu de prendre un peu de repos avant mes auditions épuisantes du soir. Bref, je soumis ma pauvre carcasse maladive à un tel surmenage qu'elle finit par en craquer. Une fièvre que rien ne pouvait juguler me minait sourdement ; j'eus deux ou trois petites crises d'hémophtisie et le docteur Robin, le dévoué médecin du P. L. M., ne laissa pas de se montrer fort inquiet à mon sujet, ne sachant plus quelles drogues reconstituantes me conseiller.

C'est alors que parvint à mes oreilles le nom du docteur Burlureaux, encore un médecin-major au Val-de-Grâce, dont je vous ai parlé déjà, chers lecteurs. Ah ! dès qu'il m'eut reçu dans le petit appartement de la rue de Rennes qu'il habitait alors, dès qu'il m'eut ausculté et décrit, lui-même, comme un vrai devin, tout ce que je ressentais, il n'y alla pas par quatre chemins :

- Voulez-vous vraiment guérir ? me demanda-t-il presque brutalement.

- Certes !

- Alors, confiez-vous à moi aveuglément et suivez toutes mes prescriptions sans vous laisser jamais influencer par les critiques inévitables de vos proches. Votre organisme est si délabré qu'il va falloir le reconstituer entièrement. Commençons par l'estomac, et le reste ira tout seul ensuite, car, lorsque l'estomac va, "tout va". Supprimez, dès aujourd'hui, et pour quelques semaines, le pain, la viande, le vin, de votre alimentation.

- Entendu.

- Dès que rentré chez vous, tout à l'heure, après vous être bien couvert, ouvrez en grand votre fenêtre, et, désormais, ne la fermez plus ni de nuit ni de jour.

- Bien.

- Chaque matin, au réveil, enveloppez-vous dans un drap trempé dans de l'eau bien salée, à défaut d'eau de mer, et recouchez-vous jusqu'à ce qu'il soit à peu près séché, et vous réchauffé. Ce sera fait ?

- Ce sera fait !

- C'est juré ?

- Foi de Breton !

- D'où êtes-vous ?

- De Dinan.

- Parfait. Demandez trois ou quatre mois de congé à votre Compagnie et filez sur votre ville natale. Vous y passerez votre premier mois tout entier, car affronter la mer en cette saison serait dangereux pour vos poumons. Mais, dès le mois prochain, gagnez une modeste plage du littoral et vivez de la vie frugale et quasi végétative des pêcheurs du pays. Adieu et bonne chance !

Huit jours plus tard, ma dévouée compagne, affolée mais confiante, me faisait transporter, roulé dans des couvertures, à la gare Montparnasse et, dès le soir même, nous arrivions en Bretagne où, comme Antée, j'allais renaître, après avoir frappé de mon talon la bonne terre natale.

Au bout de quelques semaines de traitement, fièvre débilitante, étouffements anxieux, suées épuisantes, phobies neurasthéniques, insomnies nerveuses, tout s'était atténué grandement et je commençai à prendre si bon goût à la vie et y avais gagné déjà si belle mine, que, la Société chorale dinannaise "la Typhaine" m'ayant demandé de chanter à son profit, j'acceptai. On insista même tant et tant pour que la bonne Léna se fit entendre à mes côtés qu'elle finit par y consentir. Ce fut là son tout premier début dans l'interprétation de mes humbles couplets et son succès, d'emblée, fut considérable.

Au banquet de la Sainte-Cécile qui suivit, je fis connaissance avec mon jeune compatriote Jules Heurtel, qui, à mon exemple, commençait à s'essayer, lui aussi, dans la Chanson Bretonne ; je l'encourageai fraternellement, de mon mieux, à persévérer dans cette voie ; et il y a acquis une jolie notoriété... pas assez grande cependant, à mon avis, étant donné son réel et original mérite.

Pour nous remercier de notre concours, le Président de la "Typhaine", M. Boscher des Ardillets, mit à notre disposition Ker-Bruc, le modeste cottage estival qu'il venait de faire construire au Port-Blanc de Tréguier, petite crique encore inconnue mais où, cependant, Anatole Le Braz, alors professeur à Quimper, passait déjà, lui aussi, ses vacances. J'étais, comme tous les artistes bretons, si enthousiastes de l'auteur du Pays des Pardons et si désireux de suivre, points par points, les prescriptions de mon Docteur, que j'acceptai la belle offre généreuse, sans plus de cérémonie. Et quelques jours plus tard, par une glaciale soirée de décembre, la vieille patache de Pontrieux nous amena, transis, un peu angoissés, dans la Cité de Saint-Yves... et de Renan, d'où, dès le lendemain, nous mîmes le cap sur le mystérieux Port-Blanc.

De Tréguier à la mer, par Plouguiel et Penvénan, la route, longue de six kilomètres environ, encaissée presque constamment entre deux hauts talus d'ajonc (qui, séché, est le seul combustible du pays) est plutôt monotone et sempiternelle ; mais, soudain, arrivés au sommet de la côte du sémaphore, un horizon marin si grandiose, si inattendu, se déroule à vos yeux, que, sidérés, suffoqués, on ne peut retenir un cri d'admiration. Imaginez plus de soixante kilomètres de grand Large, allant des Héaux de Bréhat aux Triagoz, sur lequel, au loin, flotte l'archipel des Sept-Iles semblables à sept monstres préhistoriques. Rouzik-le-Mammouth en tête. Aux premiers plans, d'exquis petits îlots : Groagué (l'île des femmes), Bruc (l'île des bruyères), le Château, Saint-Gildas et son joli bois de pins, que Le Braz a si justement baptisée "la Salamine bretonne", Marquer et, enfin, Illiec qu'habita Ambroise Thomas, le père de Mignon.

Port-Blanc si coquet, si envahi aujourd'hui, n'était alors qu'une petite crique sauvage : au pied de son rocher "La Sentinelle", deux ou trois auberges, la maison du syndic et celle qui allait devenir le "Kastellic" de Le Braz... - c'était tout. La population marine habitait les "creac'hs" Baradoz, Avel, etc, (buttes du Paradis, du Vent), un peu plus loin, vers l'Ouest, en d'humbles "ti-plouz" (maisons de paille)... toutes couvertes à présent de belles ardoises bleues.

Imaginez de plus, planant, bénisseuse, entre le port et les creac'hs, une vénérable chapelle dont le toit touche le sol, escortée de son grand calvaire de granit, et vous aurez vu tout Port-Blanc ; ce Port-Blanc tant aimé où nous ne devions passer que trois mois, mais dont l'enchantement fut tel que, vingt ans plus tard, nous y étions encore !

Dès lors, escorté de Jobic Mainguy, un jeune mousse avec lequel je me liai vite d'amitié, je me mis à explorer toutes les landes, les garennes, tous les chemins creux de la côte, toutes les îles, toutes les criques de la baie ; à pied, vers l'Orient, nous poussions jusqu'au Trévoux et à Trélévern, en passant par la blanche grève de Trestel et par le Bois-Riou aux trois étangs superposés ; vers l'Occident, jusqu'à Plougrescant (où villégiaturait un jeune Angevin de nos amis qui devait être, quelques années plus tard, le héros-martyr des Légations de Pékin : Paul Henry), par Pellinec, que surmontait le château de l'amiral de Cuverville, Buguelez (le village des enfants) et Saint-Gonéry au curieux clocheton de plomb tout de guingois, comme un bonnet de vieux mire incliné sur l'oreille ; en mer, sur ma petite barque "La Paimpolaise" ou sur les côstres, massifs, mais fendant bien la vague, de mes rudes amis, les fins marins Bitous, Gouriec, Olivier, Cloarec, Le Gars, etc., nous bourlinguions depuis les Sept-Iles et Tomé jusqu'à l'Ile d'Er, à l'entrée de la rivière de Tréguier.

Je chassais et pêchais tour à tour, défiant le vent d'hiver, et la pluie, et l'embrun, toujours en route, mangeant en plein air, y couchant parfois même lorsque la marée manquée nous y obligeait ; et nous ne vivions guère que du produit de ces chasses et de ces pêches... - et pour cause, puisque, venu là en congé sans solde, mon petit budget d'artiste ne devait pas dépasser plus de cent francs par mois !

Mais, à ce régime spartiate et sain, je gagnai, vite, si robuste appétit, si bon sommeil et mine si hâlée, si cuite, si rougeaude, que lorsque je rentrai à Paris, l'hiver finissant, camarades et parents eurent peine à me reconnaître.

Pour prendre contact avec la population du pays, je lui donnai quelques petites veillées familiales dans le grenier de l'auberge Le Roux où le jeune Poulneau m'accompagnait à l'accordéon. Anatole Le Braz, qu'il faut toujours citer quand on parle de la Bretagne et, surtout, du Port-Blanc, a si magistralement décrit un de ces rustiques concerts dans la préface de mes Chansons de chez nous que je n'y reviendrai pas. Ces braves gens qui devinèrent, vite, que je les adorais pour eux-mêmes et non par intérêt, ne tardèrent pas à me vouer, à leur tour, une amitié qui ne s'est jamais démentie.

Au cours de ce premier et inoubliable séjour, je ne quittai Port-Blanc qu'une seule fois : le onze février, pour assister "au Grand Pardon des Islandais" qui précède de quelques jours, à Paimpol, le départ des vaillants morûtiers pour les mers hyperborées. Nos amis Daniel Guézennec, de Tréguier, nous y conduisirent en voiture et nous présentèrent aux armateurs du pays : les Gicquel, les Duval et les Savin particulièrement. M. Jules Gicquel et sa charmante compagne, qui venaient de construire leur joli "Poulgoïc", nous firent fête et demeurèrent, dès lors, pour nous, les amis les plus fidèlement dévoués. Pendant quinze années, ils furent mes désintéressés pourvoyeurs, chaque hiver, d'une huile de foie de morue puisée à même les tonneaux rapportés d'Islande, et cet "élixir de longue vie" acheva peu à peu ma guérison si bien commencée en Trégor.

Je ne connaissais, alors, de la petite cité de Paimpol, qu'elle-même et pour, l'avoir traversée au cours d'une excursion rapide ; j'ignorais ses falaises. Or, le Paimpol des "Pêcheurs d'Islande" n'est pas la ville, où ne logent que les armateurs et les marchands, mais bien les superbes falaises qui la dominent : celles de Ploubazlanec où sont agenouillées leurs humbles demeures autour du clocher natal et du petit cimetière dans lequel, s'ils ne reviennent pas, une planchette, clouée au "Mur des Péris en Mer", rappellera aux leurs qu'ils sont "disparus à Islande" ; les falaises, aussi, de Porz-Even que domine la "Croix des Veuves" immortalisée par le roman de Loti et où les douces et dolentes Gaud continuent à venir "espérer" leurs grands Yann. Cette croix, disons1e, n'en est plus une, depuis longtemps déjà. Ses deux bras ont été usés, corrodés, fracassés par la pluie et les embruns et par les vents terribles du large et ce n'est plus que devant un long fût de colonne que viennent prier les éternelles "attendeuses".

Aussi, ai-je fait un rêve avec quelques amis dévoués : fêter, l'été prochain [1925. On sait que l'auteur mourut en 1924, au cours même de la publication de ses Souvenirs dans le Nouvelliste de Bretagne], le trentième anniversaire de la naissance de mon humble cantilène populaire par une fête bien bretonne dans la cité paimpolaise et dont le produit servirait - les fins piqueurs de granit ne manquant pas chez nous - à reconstituer, dans son intégrité première, en y touchant à peine et avec la plus grande vénération, la vieille croix tragique. Et, dès lors, le divin Crucifié pourrait recommencer à tendre ses deux bras, réouverts bien en grand, à la pauvre Détresse humaine !... Qu'en pensez-vous, mes Compatriotes ?

* * *

Ma première visite, en rentrant à Paris, fut - vous le pressentez - pour le cher docteur Burlureaux qui me dit, coupant court à tous remerciements :

- C'est parfait ; mais continuez votre régime durant quelque temps encore.

Et je lui obéis si bien... que, ma foi, je ne l'ai guère abandonné un seul jour depuis lors.

Et j'ai tenu à conter tout ceci, bien en détails, pour verser espérance et courage aux blessés des poumons - "gazés" d'hier, pour la plupart - qui languissent innombrables, hélas ! au fond de leurs logis ou dans les sanatoria : ne suis-je point pour eux, en effet, un vivant témoignage qu'avec de l'hygiène, de la volonté, de la persévérance, une volonté ferme de vivre, un homme quasi-mort peut revenir au monde ?


Suite : Troisième partie, chapitre trente et un - Les "bons camarades"

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