CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre cinq

Un intersigne


Je n'apprendrai rien à des Bretons en leur disant qu'un "intersigne" est, chez nous, le phénomène psychique nommé ailleurs "apparition", "prémonition" et, plus scientifiquement "télépathie" ; phénomène par lequel un agonisant, un mourant - je ne dis pas un mort, notez bien - peut se manifester à longue distance aux êtres chéris auxquels il pense en rendant l'âme.

Qui de nous n'a lu le livre admirable d'Anatole Le Braz, La Légende de la Mort en Basse-Bretagne si copieusement bourré d'observations, de faits mystérieux, angoissants, inexplicables, recueillis par le "Maître du Verbe breton" des lèvres mêmes des percipients ? Ceux-ci, parents de marins de l'État ou de pêcheurs islandais ou terreneuviers leurs compagnes, le plus souvent -, j e les ai connus, pour la plupart, et interrogés à mon tour au Port-Blanc (les Toulouzan, les Mainguy, les Bellec) et j'ai été frappé de la conviction avec laquelle ces braves gens affirmaient la véracité de leurs tragiques récits.

N'allez pas croire, au moins, que je commence ici un article en faveur du spiritisme, ou pour le combattre ; je ne prendrai la question ni doctoralement, ni en la traitant "à la blague", car je ne suis ni assez spirite ni assez spirituel pour le faire. Je n'ai jamais eu la hantise maladive de l'Au-Delà, certes; mais, comme tout breton, j'y pense souvent : je m'y intéresse sans crainte, avec respect et confiance. Voilà tout. C'est pourquoi j'ai dû lire, je crois, à peu près tout ce qui a été écrit sur cette question mystérieuse ; aussi bien les livres de Flammarion, de Delanne et de Richet, que ceux des abbés Coubé, Mainage et Moreux. Mais je ne connais aucun des prophètes de la secte spirite et n'ai jamais assisté à une seule de leurs cérémonies. Ceci dit pour vous avertir, amis lecteurs, que le récit que je vais vous faire, je le ferai sans parti pris de prouver ou d'improuver quoi que ce soit ; mais avec le souci unique d'être aussi naïvement sincère avec vous que le furent, devant Le Braz, les vieilles "conteuses" du Port-Blanc.

- Ah ! ces Bretons, diront quelques ricaneurs : comme ils sont superstitieux !

Certes, il ne se produit pas chez eux seulement des phénomènes télépathiques... mais, nulle part ailleurs, on n'en pourrait recueillir un aussi grand nombre.

Parbleu !... la Bretagne n'est-elle pas, plus qu'aucun autre, le pays des morts soudaines ? A chaque heure du jour et de la nuit un marin breton - col-bleu ou pêcheur - n'est-il pas englouti par la grande Dévoreuse, en Chine ou à Terre-Neuve, dans le Pacifique ou en Islande, en pleine jeunesse, en pleine santé ? Dans son agonie rapide, fulgurante, sa pensée dernière ne s'envole-t-elle pas, presque toujours, au Pays, vers l'être adoré qui l'"espère", maman ou grand-mère, épouse ou "promise" ? Et comme celles-ci, de leur côté, ne songent guère, au fond de leurs chaumières silencieuses, qu'à leurs pauvres "en allés", qu'y a-t-il d'étonnant que ces cerveaux vibrant à l'unisson provoquent la vision brusque de l'âme "en partance" (du "double" comme disent les spirites) et l'audition même de son ultime cri de détresse ou de son dernier "Kénavo" ?

- Quoi !... de si loin ? Dira-t-on.

Pourquoi non ? En nier la possibilité, aujourd'hui, c'est nier l'existence des ondes hertziennes, c'est traiter de sorcelleries les phénomènes de la T.S.F.

Mais voici - sans plus ample préambule - le récit d'une aventure inexplicable qui advint à mon père, me fut contée par lui la droiture faite homme, et qui vous intéressera peutêtre un instant, comme elle m'impressionna, moi-même, jadis.

Je vous ai dit, déjà, que mon aïeul était forgeron à Broons et qu'il y travaillait dans l'atelier paternel. Mais, quand il fut marié, chargé de famille à son tour, et qu'il songea à s'établir à son compte, afin de ne pas créer une concurrence à son père, force lui fut d'émigrer. Oh ! pas bien loin : à Quédillac d'abord, je crois, puis au Crouais. C'est là qu'il devait mourir, assez prématurément, d'une maladie d'estomac. De rhumatisme, disait mon père. Plus certainement d'un de ces inguérissables ulcères si. communs chez nous, hélas ! dans le peuple ouvrier surtout, qui se nourrit mal, mais est, par contre, fort amateur de cidre "très dur". Et Dieu sait si les "tape-fer", cuits et recuits tout le jour aux flammes de leur ardent foyer, sont excusables, plus que quiconque, d'être toujours altérés !

Le pauvre homme agonisait...

Mon père, l'aîné de sept enfants, avait, alors, quinze ou seize ans et était - comme je vous l'ai conté l'autre jour - au service de l'aubergiste Guiblin de Saint-Méen, à trois ou quatre kilomètres du Crouais ; matin et soir, dès qu'il pouvait obtenir une heure de liberté, il accourait au chevet du mourant, à la grande joie de ce dernier dont il était le préféré; et aussi parce que ses autres gars étaient en apprentissage en de lointaines forges.

Un matin, le vieux, plus faible que jamais après une nuit de cruelle insomnie, lui dit?

- Viendras-tu 'cor à c'soir ?

- J'en demanderai la permission, mon père.

- Alors, prends cette fiole vide et fais-la remplir chez l'apothicaire; elle me fera peut-être ben dormir un peu.

(Ce médicament devait être la potion chloroformée traditionnelle que l'on donne aux malades dont la fin est proche.)

- Oui, donc, mon père. A c'tantôt ?

- A te r'voir !

Et le petit s'en alla.

La journée fut dure et sembla longue au patient qui, stoïque, serrait la mâchoire pour ne pas crier et demandait de temps à autre?

- Le p'tit n'est pas de retour ?

- Non pas 'cor ; mais tardera guère, répondait ma grandmère. Voulez-vous que j'envoie Fanchette à Saint-Méen ?

- Non... laissez ; le p'tit sait mieux la chose.

Vers cinq heures seulement - donc en plein jour encore, remarquez-le bien, car on était à la fin de l'été --y l'enfant obtint l'autorisation de retourner au Crouais, la potion calmante en poche.

Pour aller plus vite, il coupa court par les Landes et le Bois-au-Moine et, au lieu de faire le tour de la maison, pour y entrer par la grande route, il eut dessein de rentrer chez lui par la petite porte donnant accès dans le jardinet adjacent à l'humble chaumière.

Or, comme il s'avançait par l'étroit sentier serpentant à travers les choux et les pommes de terre et qu'il n'était plus qu'à cinq ou six mètres environ de la maisonnée, il en vit sortir son père, affreusement pâle et décharné, mais le visage empreint d'une sérénité qui en était absente depuis bien longtemps. Il allait droit devant lui, pieds nus, bonnet de coton en tête et vêtu seulement de sa chemise... "et de son pantalon".

Le petit s'arrêta net, comme médusé, se demandant si son père était guéri. miraculeusement ou bien si, dans une crise de souffrance plus aiguë , il avait trompé la vigilance de ses gardiennes pour s'enfuir au grand air ; c'était invraisemblable,

cependant, étant donné son extrême faiblesse... mais sait-on jamais  ... Quoi qu'il en soit, il eut été impossible à mon père d'ouvrir la bouche ou de faire un mouvement : une force inconnue le paralysait et le clouait au sol.

Le spectre - c'en était un - passa près de lui sans le regarder, sans remuer les lèvres (et cependant, le petit eut l'impression qu'il lui disait, très nettement : "Trop tard, mon pauv' gars !") puis, continuant son chemin, monta sur le talus du verger et descendit dans le chemin creux qui était en contrebas. A ce moment, l'enfant, retrouvant subitement des jambes, courut au fossé et descendit à son tour dans le chemin. A droite, à gauche, aussi loin que ses yeux pouvaient plonger... personne ! Pas un bruit de pas. Rien ! L'Apparition avait disparu, s'était comme éteinte sans laisser de traces.

Et alors - alors seulement - l'épouvante commença de lui glacer le cœur. D'un bond, il remonta le talus, arriva à la porte close et l'ouvrit en criant?

- Où est le père ?

- Chut !... lui souffla, un doigt sur ses lèvres, ma grandmaman qui tricotait dans la forge à côté de sa fille aînée, Françoise, durant que, dans leur "berce" sommeillaient les plus jeunes de la nichée : "Milec" et "Lalie" ; chut ! il sommeille depuis plus d'une heure et nous sommes descendues ici veiller à ce que les petites garçailles-là ne l'éveillent pas, en "couinant" trop fort.

- Eh bien ! moi, pourtant, je viens de le voir comme je vous vois...

- Où ça donc ?

- Dans le jardin.

- Dans le jardin !... Deviendrais-tu "diot", mon pauv' gars ?

- Je vous le jure; même qu'il allait pieds déchaux, en corps de chemise, mais avec ses culottes...

- Ses culottes, le cher homme !... Lui qui n'a pas quitté son lit v'la quasiment plus d'un mois, il serait ben en peine de se les enfiler tout seul ! ... Au reste, montons ; mais tirons nos sabots pour ne point troubler son sommeil. Il en a si grand besoin !

Et les voilà tous trois, montant lentement, bien lentement, en retenant leur souffle, le petit escalier-échelle menant au pauvre grenier converti en chambre à coucher.

Ils en ouvrent la porte doucement, tout doucement, avancent la tête dans l'entrebâillement.., et aperçoivent le cadavre du vieux, étendu par terre devant son grabat, vêtu de sa chemise... ET DE SON PANTALON !

On supposa que, dans les affres de l'agonie, inconscient presque, sans nul doute, ou ne pouvant appeler, mais désireux d'aller au-devant du remède apaisant, il s'était levé et avait commencé de s'habiller; mais ses forces l'avaient trahi; et il s'était écroulé, là, pour y mourir silencieusement, mais en songeant intensément à son enfant le plus aimé.

Celui-ci, qui fut toute sa vie la sobriété même, précisait que, ce jour-là particulièrement, le cœur serré plus qu'à l'ordinaire c'est tout au plus s'il avait pu manger une ou deux "beurrées" et boire une "bolée". Son cerveau n'était donc pas troublé par la boisson, comme d'aucuns le pourraient insinuer. D'autre part, étant seul au moment de l' "intersigne", il n'avait donc pas été suggestionné ; calme et pondéré, tout en muscles, il n'avait pu être, non plus, le jouet d'une hallucination nerveusement maladive. Alors ? Mais à quoi bon ratiociner ? N'est-il pas plus simple de déduire, de tout ceci, que l'âme de son père lui avait dit adieu en s'en allant ?

Je ne crois pas aux "revenants" qui se manifestent aux vivants des mois et des années après leur désincarnation (les spirites scientifiques n'y font guère confiance non plus, du reste) ; mais je croirais volontiers à l'adieu des "partants" ; et cette pieuse croyance n'a rien qui puisse heurter le dogme catholique. Bien au contraire : elle confirme l'immortalité de l'âme et n'en est que plus consolante à ceux qui restent et qui pleurent.

Et c'est pourquoi je vous ai conté, le plus simplement, le plus discrètement possible, cette aventure que mon vénéré père me détaillait pour la dernière fois l'année de sa propre mort, survenue accidentellement en 1899.

Or, je ne suis pas bien certain que ce n'est pas lui encore, .invisible et présent, qui vient de vous la conter à nouveau, médiumniquement, ici, tant la plume -- alors que ma pensée vagabondait ailleurs - courait, courait rapide, d'un jet, sur le papier...

... Et c'est cela sans doute, et rien d'autre, qu'on appelle "l'Inspiration".


Suite : Première partie, chapitre six - Les "tape-fer"

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