CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre vingt quatre

"Il ne faut point dire : Fontaine"


Le lendemain donc, je fis - enfin ! - mon entrée au Secrétariat du P.L.M., où je devais me maintenir pendant neuf années. Je retrouvai, là, ou m'y fis, bien vite, d'excellents camarades : Henri Plouvier, que j'avais remplacé, comme saute-ruisseau, chez Me Denormandie ; Louis Mairet - chef de bureau aujourd'hui ; Flament, qui entre deux opérations financières, ne s'occupait que de Boudhisme ; Touyaa, qui fut, autrefois, un voisin de classe et qui - élève, lui aussi, du Frère Scipion - était doué d'un talent de dessinateur-caricaturiste tout à fait remarquable ; modeste, bohème, né, avouons-le, avec un poil dans la main (on ne le connaissait guère, du reste, que sous le surnom de "Poil-aux-Pattes"), il devait toujours demeurer dans l'ombre, où sa philosophie je m'en fichiste se complaisait. Un autre camarade, Ozanne, devait devenir, lui, chef de ce Secrétariat où nous débutions et le Gouvernement, dans sa dernière promotion du Ministère des Travaux Publics, vient de le créer chevalier de la Légion d'Honneur.

J'y avais pour chefs - entre autres - M. de la Charlotterie qui ressemblait, trait pour trait, à Alexandre Dumas dont il était d'ailleurs, je crois bien, le... petit-fils ; et, aussi, M. Habert, l'oncle de Marcel, le fidèle lieutenant de Paul Déroulède.

Nous n'entrions au bureau qu'à neuf heures et demie ; mais nous n'avions plus le droit d'en sortir - même pour déjeuner - avant quatre heures trente et il fallait signer une feuille de présence à l'arrivée et au départ. Cette feuille - que j'appelais notre "écrou" - fut, toujours, mon cauchemar, car, si on ne la signait pas à neuf heures et demie tapant, il fallait aller le parapher chez quelque grand chef qui en profitait pour vous savonner copieusement la tête. Je serais très volontiers demeuré une heure et plus, le soir, à mon bureau, pour achever quelque besogne urgente, mais cet "écrou" ! Rappelez-vous la soif de liberté du petit sauvageon de Saint-Méen et jugez !

J'étouffais littéralement dans ces bureaux ; aussi, de-ci, de-là, ma tâche scrupuleusement, mais vivement expédiée, au lieu d'aller fumer des cigarettes dans les couloirs ou devant les calorifères, comme tous les camarades, grimpais-je, moi, quatre à quatre, sur les toits du P.L.M.

Vastes, splendidement aménagés, avec bonnes rampes d'appui, on y jouissait d'un panorama superbe. Et c'est là que j'ai composé mes premières chansons... de "plein air".

* * *

Le surlendemain de mes débuts était un dimanche. J'allai prendre, comme promis, la réponse de Mlle Lutgen et lui porter la mienne ; et il fut convenu - comme bien vous le pressentez - que nous jouerions "Il ne faut pas dire : fontaine" pour "rendre service à la bonne Scriwaneck" et faire plaisir à M. de Besancenet "qui était si gentil".

Et, chaque soir, après mon travail - je n'avais que la rue Saint-Lazare à traverser - nous répétions la pièce avec, pour souffleur, la bonne maman Lutgen ; et, quinze jours plus tard, nous la jouâmes au cours d'une des soirées de notre vieux professeur. Avant le Proverbe, les "petites Lara et Stehlé" interprétèrent ma saynète "A quoi rêvent les petites filles" ; une jeune cantatrice provençale, que la célébrité guettait déjà, Mlle Eléonore Blanc, y joua et chanta une scène de Mignon ; la maîtresse de la maison, malgré son âge, fut étincelante d'esprit et de jeunesse dans le "Retour de Compiègne", un de ses succès de jadis ; une de ses amies, qui fut longtemps, depuis, l'interprète fidèle de Borel-Clerc et de moi-même, Mme Raucet-Banès, y fredonna quelques romances... et notre comédie eut le redoutable honneur de couronner la soirée.

C'était l'histoire d'un jeune viveur qui, après avoir fait le serment de ne jamais se marier, ne pouvait entrer en possession de l'héritage d'un oncle d'Amérique qu'à la condition expresse d'épouser une cousinette inconnue. Cette dernière, de son côté, froissée d'apprendre que le défunt avait disposé si cavalièrement de sa main et de son cœur, avait fait le même serment. Mais, fille d'Ève, elle mourait d'envie de connaître un peu, tout de même - oh ! incognito ! - ce Parisien "qui ne voulait rien savoir d'elle" ; et, comme il y avait, chez lui, une crise de domesticité - déjà ! - elle se présentait comme petite bonne à tout faire, débarquant de sa province, commettait, exprès, les pires maladresses que le jeune homme, désarmé par sa gentille naïveté, excusait, toujours rieur, avec grande indulgence. Bref, ils se découvraient mutuellement de si charmants caractères que le célibataire endurci finissait par trahir son serment. Il demandait la main de sa gente cousinette qui la lui accordait volontiers en disant, moqueuse : "Il ne faut pas dire fontaine, je ne boirai point de ton eau !".

Nous jouâmes cette bluette de notre mieux, avec une grande simplicité, et fûmes, je dois le dire, très applaudis par le plus bienveillant des publics. Mais les représentations de Mlle Scriwaneck étaient toujours suivies d'une petite sauterie familiale, au cours de laquelle, ce soir-là, la tête encore bourdonnante du bruit si grisant des bravos -, je murmurai à l'oreille de ma partenaire :

- Que diriez-vous, Mademoiselle, si je jouais maintenant, au naturel, la dernière scène du proverbe, et vous répétais l'alexandrin :

Voulez-vous, à présent, m'accorder votre main ?

Et "la cousinette" de me répondre en me montrant du doigt nos deux mères qui, assises à l'écart, papotaient souriantes :

- Je vous dirais, Monsieur, que, dans la pièce, nous sommes orphelins ; tandis que, dans la réalité, nous avons, Dieu merci ! deux bonnes mamans...

- Et  ?

- Et que c'est elles qu'il faudrait tout d'abord consulter.

- Mais, alors, si votre maman consentait ?

- Je serais la plus obéissante des filles.

Je n'en demandais pas plus. Et nous consultâmes nos familles.

Mais quel "tolle" inattendu cette consultation ne déchaîna-t-elle pas !... "Jamais de la vie, par exemple ! Théo n'est même pas encore majeur ! Il n'a aucune position ! Mais ils sont fous à lier", etc.

- Nous reparlerons de cela quand tu auras vingt-ans, mon bonhomme ! décréta, finalement, mon père.

Or, quand il avait pris une décision, je savais qu'il n'y avait pas à insister.

Et, en désespoir de cause, j'allai tout conter au bon marquis de Ségur, le frère du saint évêque aveugle, qui m'honorait de son amitié.

Il m'avait connu lors de la fondation des petites Conférences de Saint-Vincent de Paul, dans les taudis des pauvres gens que nous allions visiter, de concert, tous les dimanches matin. Bon poète, écrivain discret, il me corrigea mes premiers essais et s'intéressait fort à mon avenir. Aussi accueillit-il, avec enthousiasme, mon projet matrimonial.

- Trop jeunes ? dit-il. Je suis, moi, pour ces mariages-là, qui évitent plus de bêtises qu'ils n'en occasionnent. J'irai voir vos familles dès demain. Prie, d'ici là, avec pleine confiance, mon petit Théo.

En me reconduisant, il me fit passer devant un grand salon d'où s'élevait une mélodie splendide, exhalée par une voix d'une clarté, d'une sonorité infinies.

Je m'arrêtai cloué sur place d'admiration.

- C'est ma fille, me dit le marquis avec fierté (c'était en effet la comtesse de Guerne) et c'est mon vieil ami Gounod qui l'accompagne au piano. (Il aurait pu ajouter et mon "collaborateur", car c'est l'immortel auteur de "Faust" et de "Mireille", qui, on le sait, mit en musique l'émouvante poésie du marquis de Ségur : "Le Ciel a visité la Terre".)

Pour ne pas déranger les deux grands artistes, nous demeurions debout, dans l'ombre, sur le seuil de la pièce ; et mon hôte d'ajouter à voix basse :

- Regarde cette autre jeune femme-là, sous la lampe : c'est Jeannine Dumas, la fille de l'auteur de "Francillon", qui va épouser notre ami d'Hauterive. Eh bien, c'est moi qui fais ce mariage ; c'est te dire que j'ai quelque expérience de ces choses !... A demain donc, et bon espoir !

Et il fut si persuasif, en effet, le lendemain, que l'on s'accorda, de part et d'autre, pour décider que, si, dans un an, de stagiaire au P.L.M. j'y devenais "commissionné", mon Dieu, la noce pourrait tout de même se faire.

Un an plus tard, jour pour jour, j'avais ma commission, et l'abbé Chesnelong - je vous l'ai dit - nous mariait à Saint-Augustin. Le comte de Thanneberg, ancien ambassadeur, président d'honneur de notre Patronage, et M. de Ségur étaient mes témoins. La cérémonie, fort belle, fut contée en tous ses détails - ainsi que ma jeunesse - par le marquis, dans le chapitre intitulé : "Saint-Augustin" de son livre Les Enfants des Patronages de Paris, dont mon ami Marcel Monarché, en la Bonne Chanson, et M. l'abbé Millon, en sa plaquette Au Pays des Moulins [E. Harmonic, éditeur, Saint-Brieuc] ont cité de larges extraits. J'y renvoie mes lecteurs, le but de ces Souvenirs n'étant pas de faire mon panégyrique... Bien au contraire !

Mais ce que M. de Ségur n'a pas noté, c'est qu'à la sacristie, tout à la fin du défilé, nous vîmes s'avancer vers nous le bon vieux M. de Besancenet qui me dit gentiment :

- Mon cher ami, il manquait une scène finale à mon Proverbe : vous venez de la composer : elle est charmante et je vous apporte mes plus vives félicitations.

Puis il ajouta malicieusement :

- Comme je suis un petit peu, tout de même, le collaborateur responsable de ce joli dénouement, je viens, en même temps, toucher mes droits d'auteur.

Et il embrassa la mariée.


Suite : Troisième partie, chapitre vingt cinq - "Monsieur l'Aumônier"

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