CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Deuxième partie

Chapitre quinze

La faute


Au bout de six mois, à la fin de chacun desquels je rapportais fidèlement et fièrement cinq belles pièces de cent sous à la maison, mon père en exigea, dorénavant, six de mon patron. M. Lebeau les lui refusa. Et, comme un joaillier lapidaire faisait connaître, par voie d'annonces dans le Petit Journal, qu'il en offrait, lui, dix - cinquante francs, songez !... - pour un emploi identique, il me dit : "Puisque tu n'as pas mordu dans la "serrure", tu mordras peut-être dans le "sertissage".

Oui, j'y mordis... mais faillis m'y casser les dents !

Ces "Souvenirs" qui sont un peu des "Confessions" doivent avoir pour qualité primordiale - à défaut d'autres - d'être sincères, quoi qu'il puisse parfois m'en coûter. Quels sont mes meilleurs "clients", mes habituels lecteurs ? Des jeunes gens, plus particulièrement : puissent-ils, au récit de mes faux pas, s'écrier, en eux-mêmes et pour eux-mêmes :

"Casse-cou !"

Allons-y donc... courageusement.

Il y avait loin de la rue de Miromesnil où nous étions revenus loger au numéro 11, cette fois, presque en face de l'Élysée - jusqu'à la rue aux Ours où habitaient mes nouveaux patrons. Il me fallait quitter le logis familial dès six heures et demie, remonter toute l'interminable rue Saint-Honoré, traverser les Halles centrales et, par la rue de Rambuteau, atteindre, enfin, le boulevard Sébastopol où s'affourche la rue aux Ours. J'y parvenais vers sept heures et demie et me mettais, tout de suite, à balayer, arroser, épousseter le magasin de vente et l'atelier, afin qu'à huit heures tout fût en ordre. Après quoi, vite à la besogne ! A l'apprentissage  ... Non : en courses, surtout ; car c'est ainsi que l'on comprend l'apprentissage à Paris. Je fus un de ces gosses portant en sautoir une longue et solide chaînette au bout de laquelle est suspendue une petite boîte d'acier et que l'on aperçoit dans tous les attroupements de ces lointains quartiers du Temple et du Marais, entre le petit télégraphiste bleu et le marmiton blanc. Et les moindres méandres des rues Chapon, Michel-Lecomte, Beaubourg et Quincampoix n'eurent bientôt plus de secrets pour moi. Tout ce quartier populacier, sombre, sale, mais dont presque tous les escaliers malodorants possèdent d'admirables rampes en fer forgé, fut, cependant, jadis, le coin le plus élégant de la Capitale ; j'y reconnaissais, à chaque pas, les décors des romans de Dumas père, de Ponson du Terrail et de Maquet dont je faisais, alors, ma lecture passionnée. Mais, au lieu de beaux seigneurs caracolant, au lieu de belles marquises en carrosses ou d'élégantes précieuses en chaises-à-porteur, je n'y voyais plus guère, au long des rues, que bons "Crinquebilles" marchands de légumes ou que grosses écaillères "aboyant" leurs poissons ; j'y croisais, surtout, innombrables et vaillantes, mes camarades de travail et de misère les "polisseuses" et "brunisseuses" de bijoux, poudrées de rouge du bas de leurs longs sarreaux à la pointe extrême de leur chignon et qui semblaient autant de "squaws" indiennes sorties, elles, d'un des récits aventureux de Fenimore Cooper ou de Gustave Aymard, mes autres romanciers favoris.

J'y fréquentais aussi hélas ! - d'autres apprentis de mon âge, ou, ce qui était plus dangereux encore, un peu plus âgés que moi : gavroches spirituels, débrouillards, - et serviables à l'occasion, mais amoraux - sinon immoraux - en diable et qui m'initièrent à des "combines" sportives au moyen, desquelles, affirmaient-ils, on doublait, on triplait facilement ses gains journaliers. Tous ces malheureux jouaient aux courses - oh ! de loin, bien entendu, n'ayant jamais le loisir de fréquenter les pelouses d'Auteuil ou de Chantilly - par l'intermédiaire de bookmakers qui tenaient leurs assises chez les bistrots du voisinage.

"L'important - m'expliquaient-ils - est de posséder cinquante "ronds" ; alors, on s'associe avec un copain et on y va de sa "thune" (cinq francs) sur un "canard" favori. Après quoi, on partage le "bénef". Allons, amène tes "pépètes" un de ces jours et tu nous en diras des nouvelles !"

Oh ! que c'était donc tentant ! Doubler, tripler, mes appointements si facilement ! Rapporter au bout du mois cent francs, cent cinquante francs peut-être, à ma mère extasiée ! La tentation était trop forte : j'y succombai.

Il me fallut quatre jours pour économiser les cinquante sous requis. Maman me donnait un franc chaque dimanche "pour faire le jeune homme" et dix sous chaque jour pour ajouter un plat chaud - bœuf nature ou ragoût acheté chez le traiteur du coin - au pain, au fromage, aux fruits et à la chopine de cidre que remportais du logis chaque matin. Il ne s'agissait donc que de serrer d'un cran sa ceinture trois jours de suite ; ce que je fis et, dès le mercredi suivant, je remis mes deux francs cinquante au perfide enjôleur. Hélas ! nous gagnâmes... et, le soir même, il me remit huit francs de bénéfice net. Si j'avais perdu dès le début, je n'aurais, certes, pas insisté, mais je gagnai. Ah ! l'argent maudit que celui que l'on ne gagne pas à la sueur de son front : il vous brûle les mains et c'est bien fait. Le lendemain, je jouai cinq francs et je les perdis ; mais, le surlendemain, les trois francs qui me restaient encore du gain de l'avant-veille me rapportèrent douze francs. Et cela continua ainsi, avec des alternatives de gain et de perte, durant trois semaines.

Et voilà qu'un matin deux "aminches" arrivèrent avec un "tuyau mirobolant", infaillible, qui, si nous pouvions réunir cent francs à nous trois, nous assurait la fortune : quelque chose dans les quinze cents à deux mille balles" ! Ils possédaient, eux, soixante francs d'économie et ils me suppliaient de compléter la somme. "Impossible, dis-je : tenez, voyez mon porte-monnaie : il ne me reste que quinze francs".

- Que nous chantes-tu là ? Ton "morlingue" est plein de "galtouze" !

- Oh ! le reste n'est pas à moi. Je viens de toucher une facture pour les patrons.

- Dis-leur qu'on t'a prié de revenir dans la soirée. A quatre "plombes", exactement, le "book" nous refilera notre "pognon" et ça fera la rue Michel !

Indigné, rouge de honte, rien qu'à la pensée que l'on pût me faire une semblable proposition, je leur tournai le dos. Mais ils s'attachèrent à mes pas, me traitèrent affectueusement de sale lâcheur, d'enflé, de gourde et de poireau et m'entortillèrent si bien, riant et menaçant tour à tour, que je me laissai faire.

A quatre heures, tout fiévreux, j'étais au rendez-vous. Catastrophe !... L'outsider, qui, "grattant" tous les favoris, devait arriver au poteau "comme dans un fauteuil", était demeuré, lamentablement, "dans les choux". Et je dus expliquer à notre comptable que le paiement de la fameuse facture était remis à huitaine. Pendant cette semaine de répit, il s'agissait donc de regagner, coûte que coûte, les vingt-cinq francs si indélicatement... empruntés. Mais je perdis, perdis encore et, pour me rattraper à tout prix, je dus "emprunter" à nouveau sur une, deux, sur trois nouvelles factures. Bref, à la fin du mois, j'avais perdu dans les deux cent cinquante francs. Je crus - après avoir fait et refait dix fois mes comptes - en devenir fou. D'autant que le patron, en me payant ma mensualité et en me dévisageant d'un air sévère, me dit, ce samedi-là :

- Je suis de moins en moins satisfait de vous, mon ami. Depuis quelque temps, vous bâclez votre besogne et n'en finissez plus de rentrer de courses. Priez donc votre père de venir me trouver, lundi.

Quelle suée !... Se doutait-il de quelque chose ? Je me sentis perdu.

Que faire  ... Avouer tout à ma mère, rougir devant elle et la voir rougir de moi, assister au déchaînement de son chagrin que - nerveuse et passionnée comme je la connaissais - je prévoyais terrible  ... Oh ! non : impossible. Avouer tout à mon père, alors  ... Moins encore. Je ne l'avais vu en colère que deux ou trois fois dans ma vie ; mais ses fureurs froides, concentrées, brutales même, étaient affreuses.

Et je résolus de mourir? tout simplement.

Dans la nuit du samedi au dimanche, dès le petit jour, quand tout dormait encore au logis, après avoir déposé sur ma petite table tout le mince reliquat de mon fatal magot, je m'enfuis comme un voleur (que j'étais) par les rues de Penthièvre, Roquépine, Châteaudun, Lafayette et de La Chapelle pour atteindre les faubourgs, la banlieue et, là, me précipiter soit dans le canal, soit sous les roues d'une locomotive.

J'arrivai devant l'église Saint-Denis, vers les dix heures, comme le troisième et dernier appel de la Grand-Messe commençait de tinter. Brisé par l'insomnie, éreinté par ma longue course matinale, j'y entrai presque machinalement pour y reposer mes jambes lasses, comme fauchées soudain. Quel bon Ange gardien me conduisit-là, on eût dit par la main  ... Ce fut mon salut. Les chants liturgiques, les orgues émouvantes soutenant de fraîches voix écolières qui chantaient le vieux cantique :

Reviens !, pécheur, à ton Dieu qui t'appelle...

tout cela me bouleversa profondément. Le suicide m'apparut, soudain, comme la lâcheté suprême, malgré sa bravoure apparente. "Vis, souffre, pleure, expie et tu seras racheté !" me murmurait à l'oreille une voix alternant avec une autre qui me redisait, de son côté : "Courage ! Aide-toi et le Ciel t'aidera !"

Je pleurai. J'étais sauvé.

Mais je n'eus pas, cependant, la force de rentrer chez mes parents, tant je redoutais leur courroux. Je rôdai pendant trois interminables journées, fiévreux, chancelant, anéanti, en ces quartiers misérables de La Chapelle et de la Villette, autour des pêcheurs du canal, des bouchers des Abattoirs, me désaltérant aux fontaines Wallace, mangeant un quignon de pain sec acheté avec le produit d'une petite bague en cornaline que j'avais vendue huit sous à un marchand de bric-à-brac et couchant dans les fortifications, au milieu, sans doute, des pires rôdeurs.

Et, toujours, devant mes yeux, se déroulaient, comme dans un cauchemar, les péripéties du drame qui avait dû se jouer, certainement, chez nous : le réveil des miens, leur étonnement de mon absence, leur inquiétude à mesure que la journée avançait, leur épouvante, la nuit venue. Ailleurs, la surprise de mes patrons en ne me voyant pas au travail le lundi, leurs soupçons, la vérification des comptes, l'envoi du caissier chez mon père ; la honte et la colère de ce grand honnête homme ; la douleur de maman ; leurs visites angoissées à la Préfecture... à la Morgue aussi, peut-être...

Non !... non ! ... je ne pouvais pas les laisser en proie à de semblables tortures ! Allons ! coûte que coûte, il me fallait rentrer.

Mais rentrer seul, jamais !... Un ami de jeunesse de mon père, un gâs de Saint-Méen nommé Maximilien Legarçon, était, alors, maréchal-des-logis dans la Garde Républicaine. Je résolus d'aller lui faire ma confession. Il habitait à la caserne Schomberg et je m'y rendis, presque en courant, de peur de voir mollir ma résolution.

C'est lui qui vint m'ouvrir. A ma vue, son visage, barré, cependant, par une formidable moustache, s'épanouit d'aise.

- Tiens ! Te voilà, toi ! ... Entre donc, p'tit gâs : tu vas être le bienvenu.

Et il me poussa dans la petite salle à manger... où, terrifié, je me trouvai en présence de mon père, qui, - poussé par quel pressentiment ? - était venu, lui aussi, consulter son vieil ami.

Prêt à m'évanouir d'émotion, de crainte et de faiblesse, je me collai le dos à la muraille, les yeux clos et levant instinctivement le coude vers mon visage pour, parer les premières gifles escomptées.

Elles ne vinrent pas. Pour la première et l'unique fois de sa vie, mon père m'attira contre lui et me baisa au front, puis me dit :

- Viens, vite ! La "mère" va être si contente !

Et ce simple, disons le mot : ce rustre eut la délicatesse exquise de ne vouloir me ramener près de l'épouse et de la mère que lavé, nettoyé de la faute avilissante. Il dépêcha son compatriote près de maman, afin de la prévenir du retour imminent de son enfant prodigue et il me conduisit, lui, directement, à l'église Saint-Augustin, pour m'y jeter aux pieds de l'abbé Chesnelong. Puis, quand je fus absous par Dieu, il me ramena rue de Miromesnil sur le cœur affolé de ma pauvre maman.

Ah ! certes, je fus puni, corrigé sévèrement par la suite (comme c'était justice), longuement mortifié, privé pendant des mois des promenades et des gâteries accoutumées. Mais, un an plus tard, exactement, tout était remboursé et tout fut effacé. Et ce fut, désormais, le pardon définitif, l'oubli pour jamais de la vilaine aventure.

Mais quelle leçon pour moi, mes amis !... Jamais, au grand jamais depuis, dans le cours de ma déjà longue existence, je n'ai touché à une carte ni mis les pieds sur un champ de courses. Et, toujours aussi, depuis lors, j'ai été indulgent, fraternellement, aveuglément, aux fautes d'autrui, quelles qu'elles fussent. Et cela vous explique sans doute, n'est-ce pas, chers Compatriotes, bien des actes de ma vie ; un ou deux, particulièrement, auxquels il ne sera pas fait d'autre allusion dans ces "Souvenirs" et qui m'attirèrent, de la part de nombreuses personnalités incompréhensives ou butées, force critiques souventes fois amères.

D'aucuns ont dit, alors, narquoisement : "Il a voulu jouer le petit manteau bleu !" Oh ! mon Dieu, non ! Je continuais, tout simplement, à racheter ma faute d'autrefois, en serrant sur mon cœur des coupables repentants et qui pleuraient.

Et c'est pourquoi, aussi, je suis et entends bien demeurer le plus indulgent et le plus accueillant des papas.

Que de malheurs irréparables seraient évités, chaque jour, si les parents - pas tous, mais beaucoup - étaient moins solennels, moins lointains, moins sévères !

Sans tomber dans l'excès contraire, la "camaraderie" menant vite à l'irrespect, donnons à nos enfants l'impression qu'il n'est pas au monde un ami meilleur qu'un père, une confidente plus attentive et plus indulgente qu'une maman.

Et ne perdons pas de vue que nos chéris viennent au monde avec, dans leur petit cœur, les germes de presque tous les vices et ceux de toutes les vertus ; à nous d'étouffer les premiers en faisant éclore et fleurir magnifiquement les secondes au soleil de la Bonté.


Suite : Deuxième partie, chapitre seize - Dans la basoche

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