CHAPITRES
_______________________



PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


Pour ces Mémoires au format *.pdf,
cliquer ici


Si vous ne possédez pas le logiciel Acrobat Reader gratuit(de la firme Adobe Systems Incorporated) qui permet de visualiser les fichiers écrits dans ce format, voir ici.

Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre trente et un

Les "bons camarades"


Je ne restai pas longtemps - où suis-je demeuré longtemps ? - au "Tréteau de Tabarin" : mais suffisamment, cependant, pour y bien connaître le "bon camarade Fursy"... car telle est la formule qu'il est de tradition d'employer, pour s'annoncer au public, entre chansonniers montmartrois : "Et la parole passe, maintenant, au bon camarade Huntel, dans ses œuvres !"

On le "chine", le brave Fursy, on le "charrie" un peu de ci, de là, je le sais bien, comme on "charrie", d'ailleurs, tous ceux dont le succès, trop rapide, semble immérité et on lui reproche, particulièrement, la facilité de ses improvisations, le bâclage de ses productions qu'il annonce si drôlement "Chansons rrrosses !" Certes, elles n'ont pas la tenue littéraire, le fini de celles de Ferny, ni la fantaisie prolixe, continue, étourdissante d'Hyspa, ni même l'esprit si bon enfant de celles de Bonnaud, ces trois maîtres incontestés de la Chanson satirique ; mais celles de Fursy procèdent un peu des trois et j'en pourrais citer un grand nombre qui - interprétées par lui, surtout, de sa voix grasseyante et avec son bon rire gavroche sont, ma foi, d'un comique irrésistible.

De quoi le "chine-t-on" encore ? De s'appeler Dreyfus, - ce qui n'est pas de sa faute, - et d'avoir anagrammé, si j'ose dire, adroitement ce nom un peu trop voyant en celui de Fursy ? Admirez au contraire sa modestie, puisqu'il a supprimé stoïquement, démocratiquement, la particule !? Au reste, il est si peu israélite ! De tournure, de physique, il ne l'est point du tout ; au moral, il l'est moins encore, si possible. Tenez, un exemple entre dix : quand il fonda sa "Boîte à Fursy" (qu'il dirige, aujourd'hui, avec le spirituel Mauricet), il insista beaucoup pour avoir mon concours - j'avais abandonné, déjà, le Cabaret pour les Tournées - et, pour me décider, il me pria de fixer moi-même le chiffre de mes honoraires. Je songeais à lui demander quarante francs, ce qui était énorme, pour l'époque, je vous l'ai dit.

Passant après Odette Dulac, Hyspa et Montoya, j'eus un assez beau succès de presse, en matinée, à la répétition générale. J'y créai, d'ailleurs, mon Couteau que venait de m'harmoniser André Colomb, car c'est là que je fis la connaissance de ce prestigieux accompagnateur qui, de quinze ans, ne devait plus me quitter.

Et, dès le soir même, Fursy, dans les coulisses, après m'avoir complimenté sur mon succès, de me demander à brûle-pourpoint :

- A combien avez-vous fixé votre cachet ?

- A quarante francs, je crois... mais si vous le trouvez exagéré...

- Non, non, bien au contraire : je vous le double. Et il tint parole.

Jamais bon catholique, soit dit en passant, ne me fit pareille surprise au cours de ma carrière.

Chez lui, je connus l'amusant Jules Moy qui, celui-là, par exemple, ne peut renier ses origines sémites - car elles sont inscrites, triomphalement, sur son visage ; et, aussi, Georges Chepfer, un Nancéien, qui, dans sa chère Lorraine, avant de devenir lui-même l'auteur d'amusantes fantaisies, fut un interprète admirable des vieilles chansons de terroir. Il est aujourd'hui et demeure le type accompli du "diseur" de salons aristocratiques, où on lui fait fête... et où on le prend souvent - tant il est élégant et distingué - pour le maître de la maison.

Du Tréteau, je passai aux Quat'-z-Arts qui, le Chat Noir décédé, était demeuré le seul vrai cabaret artistique de Paris. Dirigé par le ventripotent Trombert, il avait pour régisseurs parlant au public les deux inséparables Varney-Baltha : Varney, fils du compositeur fameux, compositeur lui-même aussi parfait qu'il était parfait poète et qui, cependant, mort prématurément, ne laissera guère, dans le souvenir populaire, que le refrain de sa célèbre chanson : Sois bonne, ô ma chère inconnue ; Baltha qui fut, lui, longtemps, le meilleur interprète de Paul Delmet, avant d'être le collaborateur heureux de nombre de chansons de Dominique Bonnaud, son associé actuel au "Logiz de la Lune-Rousse".

Gaston Sécot (anagramme de Costé), se faisait applaudir là aussi, notamment dans sa Visite de Charité :

Quand le Président a bien dormi
Il dit : "N'soyons pas bon à d'mi :
Visitons les malades !

et le voilà parcourant un Hôpital auquel :

Il laisse quelque argent pour a ?
- méliorer l'ordinaire ;

et s'en va, enfin, satisfait de lui,

Pendant que les malades mis en goût,
Par l'espoir d'un fameux ragoût
Crient : "Viv'la République !"

Paul Daubry - meilleur comédien que chansonnier - y fredonnait quelques chansons plutôt "vertes" et d'une tenue bien lâchée, à côté de Léon de Bercy qui, au contraire, exagérait presque le purisme de la forme, en des poésies galantes et des "Chansons de Lansquenets" convenant admirablement à sa fière allure et à son fin et beau visage de seigneur de la Renaissance.

Nos œuvres étaient vendues dans la salle - à son seul bénéfice, bien entendu - par un jovial petit nain d'une quarantaine d'années, haut d'un mètre à peine, nommé Auguste Tuaillon, ami intime de cet autre pygmée (un délicieux artiste celui-ci), Delphin, le créateur inoubliable du chef-d'œuvre de Mœterlink l'Oiseau bleu.

Un soir, Auguste me dit :

- Monsieur Botrel, il y a dans la salle une de vos admiratrices (sic) qui m'a promis de me refiler une thune [Me donner cinq francs] si je lui procurais votre signature sur une de vos chansons.

- Mais qu'à cela ne tienne ! Je signerai tout ce que tu voudras...

- Chouette !

Et, à l'entr'acte, je le vis s'avancer, guidant vers moi une belle jeune femme très empanachée, dame du monde "à la manque", pauvre "Fanchette" évadée fraîchement de son village natal, sans doute, qui me dit en minaudant :

- Oh ! Monsieur, que je suis donc contente que vous vouliez bien (sic) me faire une délicatesse !...

- Hein ? sursautai-je.

- Une dédicace, une dédicace ! dit vivement le nain pour me rassurer.

- Ah ! bon... Très volontiers, Madame.

Et je fignolai mon autographe de mon mieux afin d'en donner à la bonne fille pour les cent sous qu'elle "refilait" à Auguste.

Mais le bon "camarade" dont j'appréciai le mieux l'indiscutable talent, l'ami auquel je ne puis penser aujourd'hui encore sans pousser un gros soupir de regret, c'est Charles de Sivry. Ah ! le parfait artiste et l'homme inaltérablement bon que ce brave "Sivroche". Son portrait ? Imaginez une frêle silhouette inoubliable, tant elle était hoffmanesque. Une grosse tête chauve, de gros yeux en boules de loto, toujours un peu larmoyants, et de longues moustaches pendantes, le faisaient ressembler à un bon petit phoque ingénu. Ajoutez qu'il avait les pieds excessivement petits, un peu en dedans, et qu'il roulait sans arrêt une des innombrables cigarettes qu'il n'arrivait jamais à fumer, et vous ne trouverez pas surprenant qu'on l'ait surnommé "le Monsieur qui se tient par la main quand il marche, de crainte de se marcher sur les pieds".

Mais quelle âme d'artiste en cette carcasse falotte ! Et comme il est malheureux qu'un si parfait musicien n'ait jamais donné sa mesure ! Assis devant son piano-harmonium, il ne s'appartenait plus : le démon de l'Harmonie le possédait tout entier et il nous improvisait des accompagnements si beaux, si définitifs, qu'il est nombre de chansons ou poèmes que, pour ma part, je n'ai voulu interpréter, depuis sa mort, accompagné par un autre.

Sous un de mes Contes du Lit-Clos, entre autres, le récit fantastique intitulé : Celui qui frappe, il faisait courir une mélodie si douloureuse, coupée, de ci, de là, par un rire satanique et qui s'achevait en un crescendo tragique et divin à la fois, que tous les spectateurs, haletants, en demeuraient comme hallucinés, muets de stupeur... Mais, ensuite, revenus à eux, quel succès ne faisaient-ils pas au magicien !... Aussi, les artistes qui fréquentaient le cabaret - Willette, Faverot, Guirand de Scévola, Léandre, d'Esparbès, Steinlen, Truchet, Fanty-Lescure et tutti quanti - me criaient, presque chaque soir : "La Main ! La Main sur la porte !" ; Je savais que ce qu'ils réclamaient ainsi était Celui qui frappe et je le leur disais souvent deux fois par soirée, quand un artiste notoire, invité par eux, les venait rejoindre tardivement.

Dès lors, Sivry - qui se faisait remplacer aux "Quat'-z-Arts" par un autre pianiste - nous accompagna toujours dans les soirées mondaines où l'on sollicitait notre concours. Il vint même, un hiver, avec nous en Angleterre pour y donner deux ou trois auditions à Londres et une à Tikwenham, chez le Duc d'Orléans. La traversée de Calais à Douvres fut assez houleuse et le pauvre "Sivroche" bien malade. Je descendais de temps à autre le voir sur la banquette de l'entrepont, où il gisait affalé... auprès d'une prosaïque cuvette.

- Courage, mon vieux : ça se tire !

- Oh ! je n'ai pas le mal de mer ! - affirmait-il fièrement, entre deux hoquets. Ce qui me travaille... heuh !... c'est ma neu... ras... heuh !... ma neu... ras... thé... heuh !... ma... neu... ras...

- C'est bon, c'est bon : ne te fatigue pas !

- Ma neu... ras... thé... heuh ! s'entêtait-il. Cochon de mot... heuh ! est-il long !

Arrivés, enfin, au château princier, en pleine nuit, un imposant domestique nous demanda ce que nous désirions prendre au réveil.

- Rien, dit Sivry : j'ai apporté dans ma valise tout ce qui m'est nécessaire.

Et quand, le lendemain matin, j'allai prendre de ses nouvelles, j'aperçus, trônant sur sa table de nuit? un flacon d'absinthe !?

Car hélas ! oui le malheureux était ? je vous l'ai déjà dit ? une des victimes du Chat Noir qui, près de Salis et à l'exemple de tant d'autres, toujours excités, emballées et pérorant, s'étaient habitués à boire? sans fin et presque machinalement. Et il en mourut, lui aussi, à quarante-huit ans à peine, si vieilli, si décharné, quie nous croyions, tous, qu'il avait dépassé depuis longtemps la soixantaine.

Toujours correct et parfait gentleman, au reste, jamais "ému" ; personne, non personne n'aurait pu soupçonner chez lui cette fatale passion.

Rentrions-nous de soirée à deux ou trois heures de la parce qu'il savait que, dans ces parages de Saint-Ouen, existait nuit ? Il nous priait, puis, sur notre refus, nous intimait l'ordre de la descendre de voiture et de l'abandonner place Clichy? un caboulot qui demeurait ouvert toute la nuit et où il pourrait encore boire une "verte" à trois sous le verre, bien râpeuse à la gorge (la seule qu'il appréciait) avant de s'aller coucher.

- Mais, lui disais-je, ces heures n'appartiennent plus qu'aux rôdeurs, qu'aux pires escarpes. Tu vas te faire assassiner en te balladant ainsi dans ces rues désertes en frac de cérémonie et en chapeau de soie?

- Pas de danger, souriait-il doucement : ils me connaissent.

Et c'était vrai. D'aucuns même l'escortaient parfois, de loin, pour le protéger, au besoin, contre l'attaque d'un "copain" non averti.

Mais, jugez de l'état d'un tube digestif soumis à ce régime !

Un jour qu'il était au lit, il dit à sa petite Claudie de luis apporter un d'eau de Saint-Galmier.

- Bien, papa. Je vais descendre en chercher.

- Non, voyons, regarde : j'en vois une bouteille sur la cheminée.

La petite prit la bouteille, sans trop l'examiner, et ne versa un plein verre à son papa qui l'avala d'un trait.

- Merci. Ça fait du bien par où ça passe?

Tant de bien en effet qu'un quart d'heure plus tard il appelait sa femme.

- Donne-moi donc encore, un peu d'eau de Saint-Galmier.

- Dans un autre verre alors, car le tien est bien sale.

- Mais non, mais non : je viens de m'en servir.

- Voyons ! il est tout huileux.

Elle le flaira machinalement ; puis, soudain, inquiète, flaira également la bouteille.

- Tu as bu de ça ?

-Mais certainement : donne donc !

- Malheureux ! c'est de l'alcool à brûler !

Autrement dit de l'essence minérale que l'on était allé cherché dans un récipient vide et que l'on avait déposé, là, au petit bonheur, sur la cheminée de la chambre à coucher.

Affolée, Mme de Sivry descend les escaliers quatre à quatre et bondit chez le pharmacien le plus proche.

- Rien à faire, dit celui-ci avec flegme, votre mari est blindé. Attendez passivement. Si, dans deux heures, il est encore de ce monde, tout danger sera passé.

- Deux heures ? dit Sivry à sa femme quand elle fut remontée, tout en larmes. Bon ! Donne-moi ma montre... et patientons encore une heure et demie.

Et, une heure et demie plus tard, il s'écriait triomphalement :

- Ça y est ! Je suis guéri ! Descends vite me chercher un Pernod que je n'ai fichtre pas volé !

Des mois encore passèrent... Puis, un soir, durant que je chantais, accompagné par lui, je l'entendis pousser un gros soupir derrière moi et, me retournant, je le vis s'affaler sur son clavier, vomissant le sang à pleine bouche.

On héla un fiacre et je le ramenai dare dare à son logis rue des Abbesses. En route, il me poussa le coude et gouailleur, me montrant le mouchoir ensanglanté qu'il tenait sur sa bouche :

- Regarde, Théo : le petit mouchoir de Cholet !

Arrivé chez lui, devant sa femme et sa fille épouvantées et tandis qu'on le mettait au lit, il me dit encore en faisant la grimace :

- Ubu !...

Car on était au temps où triomphait cette farce d'atelier (ou de collège, plutôt, puisqu'éclose, paraît-il, au lycée de Rennes) : Ubu Roi, de Jarry. Et tout ce qui était mesquinement bourgeois, ou bête, ou raté, comme par exemple un mauvais public, une mauvaise pièce, de mauvais couplets, Sivry les supportait en philosophe, mais se vengeait en les cravachant de ce simple mot : "Ubu !".

- Cette chanson... Ubu !... La Vie  ... Ubu !...

Quelques jours plus tard, un matin que je l'allai visiter, je le trouvai très bas. L'après-midi, ma bonne Léna, qui l'aimait beaucoup, alla le voir, elle aussi, et Mme de Sivry lui dit `

- C'est fini ! Il ne reconnaît plus personne.

- Charles !... M'entendez-vous, mon bon Charles ? lui dit ma compagne, doucement, à tout hasard. C'est moi : Mme Botrel.

Le moribond reconnut la voix amie, ouvrit un œil, eut la force encore d'amener sa propre main droite à portée de sa main gauche, fit semblant de se donner une poignée de main à lui-même, en un geste de bonjour et d'adieu, et murmura distinctement :

- Ubu !...

Ce fut son dernier mot.


Suite : Troisième partie, chapitretrente deux - Les "Chansons de chez nous"

«   Retour à la page d'introduction   »