CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre trente trois

La chanson "au quartier"


Vous pensez bien qu'après le succès de mes débuts à l'Association Générale des Étudiants, ceux-ci inscrivirent souvent mon nom au programme de leurs fêtes. Et je fus, bientôt, si populaire au Quartier-Latin que Martial Boyer, le directeur-fondateur des "Noctambules", me pria de lui donner une série d'auditions. Des hommes-sandwiches promenèrent préalablement mon nom, grand comme ça, d'une extrémité du Boul'Miche à l'autre, durant plusieurs jours, et, dès que je parus, on fit fête, systématiquement, à toutes mes chansons. La jeunesse est si bonne, si confiante, si facilement enthousiasmée !

Le cabaret des Noctambules, situé rue Champollion, était alors - et est encore - le seul cabaret vraiment artistique de la Rive gauche et l'on peut dire que tous les chansonniers, sans exception, descendant des hauteurs du Mont des Martyrs, s'y sont fait tour à tour entendre. Le bon dessinateur Ladislas Lœvy les a, du reste, portraiturés tous, et j'ai l'honneur de figurer dans la fameuse galerie.

Le dieu, le Jupiter tonnant - mais jamais détonnant - du lieu, était alors, sans conteste, Marcel Legay. Toujours revêtu, ou plutôt drapé dans une longue et large redingote romantique, riant, buvant, palabrant, chantant, oncques ne se vit semblable boute-en-train.

Il n'avait plus un poil sur le crâne depuis belle lurette, mais il laissait tomber jusqu'au niveau de ses épaules la couronne de ses cheveux annelés ; si bien que, lorsque son grand gibus à bords plats cachait sa calvitie, c'était Absalon ; mais nu-tête, il n'était plus que "le chauve-chevelu", ainsi qu'on l'avait surnommé. Doué d'une voix splendide qu'il maniait avec art, il triomphait dans les œuvres de Léon Durocher ("Pourquoi files-tu", "l'École Buissonnière", etc.,) et de Boukay : "Les Chansons Rouges" et "Tu t'en iras les pieds devant !" Dans l'exécution de toutes ces œuvres - mises en musique par lui - il était superbe ; mais, dans la dernière, il était tragiquement beau et nul ne pouvait entendre claironner sa grande voix sans frissonner d'épouvante, comme si elle eût été une avant-courrière de la trompette du Jugement dernier. Tu t'en iras les pieds devant ! Brrr !

Comme Delmet avait, en Hyspa, un bien amusant parodiste, Legay en avait un, lui, dans Yon-Lug, l'auteur de "La chanson des Agents", vous savez bien :

Qui s'balladent, qui s'balladent
Tout le temps.

Lyonnais, ainsi que son nom nous le dit par deux fois, en français et en latin, Yon-Lug était malicieux comme Gnafron, mais bohème aussi, à croire que tous les héros de Murger s'étaient condensés en lui.

Legay chantait alors, et avec grand succès, sa chanson des Moutons.
"Viens ! disait-il au berger, viens je te donnerai la Fortune !"
- "Non, répondait l'autre ; j'aime mieux garder mes moutons !"
- "Viens, continuait le tentateur, et je te donnerai l'Amour... la Gloire !"

Et la réponse était toujours la même : "J'aime mieux garder mes moutons !"

Là-dessus Yon-Lug arrivait et contait, sur le même air, l'odyssée lamentable d'un pauvre bougre eczémateux, dont le sempiternel refrain était - et il fallait l'entendre gémir par le bon Gnafron : "J'aime mieux gratter mes boutons !"

Il avait aussi une autre chanson qui faisait bien rire ses jeunes auditeurs, mais qui me donnait toujours, à moi, l'envie de pleurer, tant elle semblait la complainte personnelle du miséreux qui l'avait composée et qui nous la chantait. Dans chaque couplet, il détaillait, d'après ses personnelles expériences, toutes les avanies du prolétaire et s'écriait au refrain :

Ah ! Populo, pauvre populo,
Ton sort n'est pas rigolo...

puis, gravement, lentement, sinistrement, détachant bien chacune des trois syllabes :

La Pu-rée ! ! !

Ce "La Purée", que tous les étudiants, bien entendu, psalmodiaient en même temps que lui, était d'un effet irrésistible et suivait partout le brave Yon-Lug qui, demi bossu, semblait, douloureuse cariatide, porter sur son pauvre dos toute la "Purée" humaine !

Sa pitoyable architecture inspira même, un soir, à Vincent Hyspa, un de ces "mots" dont il semble seul avoir le secret et que vient de me conter l'amusant interprète de ses œuvres, Lucien de Gerlor.

C'était pendant la guerre. Il fallait vivre et conserver un bon moral ; aussi, quelques cabarets avaient-ils rouvert leurs portes ; et les chansonniers non mobilisés continuaient à faire la navette, comme en temps de paix, entre Montmartre et le Quartier. Or, un soir que la représentation des "Noctambules" avait été interrompue par une incursion soudaine des terribles "gothas", un camarade rencontra Hyspa et Yon-Lug qui déambulaient tranquillement à travers les rues obscures.

- Comme c'est dangereux d'aller ainsi à l'aventure, dit-il aux chansonniers, surtout dans ces quartiers où vous ne connaissez nul "abri" en cas d'alerte !

- Oh ! dit Hyspa, en montrant son compagnon de route, moi je ne crains rien : il est voûté.

L'irrésistible chansonnier-ténor Gabriel Montoya - un médecin en rupture de Codex - faisait également florès au Quartier, avec ses romances d'amour dont quelques-unes, la Pastorale poitevine entr'autres, étaient adorables.

Un bon gros garçon, toujours triste comme un bonnet de nuit, et qui avait eu l'idée de prendre le pseudonyme de Joyeux, s'efforçait de faire rire les autres en chantant, lugubrement, Les Taureaux que l'on voulait faire classer comme "animaux domestiques", afin de les protéger contre les cruautés des aficionados  :

Les taureaux sont-ils vraiment
Des animaux domestiques ?
Les taureaux sont-ils vraiment
Amis du Gouvernement ?

Il blaguait aussi la générosité de Rothschild dans une chanson, dite satirique, dont le refrain était :

Il a donné vingt mille francs !
Il a donné vingt mille francs !

Et ces deux chansons composaient, ma foi, je le crois bien, tout son désopilant répertoire.

Qu'est devenu ce brave garçon, me demanderez-vous  ... Voici : un matin, nous lûmes dans les journaux ces trois lignes nécrologiques : "L'amusant chansonnier André Joyeux s'est suicidé, hier matin, dans une crise de neurasthénie". Est-ce assez tristement ironique ?

- Que voulez-vous ? dirait Sacha-Guitry, on ne chante pas pour s'amuser !

Un qui, cependant, chantait certainement pour s'amuser lui-même avant d'essayer d'amuser les autres, tant il a la chanson dans la peau, c'est Eugène Lemercier. Et c'est tant mieux pour lui, car il a souffert toute sa vie de la manie de la persécution. Et Dieu sait pourtant si tout le monde l'aime bien, le brave camarade ! S'il vous interpelle brusquement : "Hé ! vieux Kroumir !" (c'est son mot), c'est toujours pour se plaindre de son malheureux sort ; mais comme un refrain nouveau est toujours en train de germer en sa féconde cervelle, régulièrement sa jérémiade s'achève sur un air du "Caveau".

Sa chanson "date" un peu, il faut l'avouer. Pourquoi ? Je ne sais trop, mais c'est un fait. Elle est spirituelle, cependant, toujours impeccable de forme, mais d'une facture un peu désuète. C'est la chanson dite "à tiroirs" des contemporains de Nadaud et Désaugiers, des Jeannin, des Chebroux, la chanson des "goguettes" et des "Lice chansonnière" qu'adorèrent nos grands-pères ; et c'est toujours à ces vénérables pères-conscrits que je songe, en écoutant Lemercier nous dire ses œuvres nouvelles sur les vieux "timbres" d'autrefois. Il les interprète, du reste, fort bien, les détaille délicatement d'une voix juste, mais pointue et qui semble lui sortir beaucoup plus du nez que du gosier ; et il est amusant de constater que celui qui se fit connaître par cette chanson que tout le monde a fredonnée "Le meurtre de Polichinelle" possède justement la voix de son héros.

Pourvu, grands dieux, que ces lignes de critique peu méchante ne lui tombent pas sous les yeux ! Il se dirait persécuté une fois de plus. Mais, bah ! son vieil ami Botrel - "ce sacré kroumir !" - s'en console d'avance, en songeant que cela nous vaudrait une nouvelle œuvre de Lemercier.


Suite : Troisième partie, chapitre trente quatre - Le "Prince"

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