CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Quatrième partie

Chapitre trente six

A la Haute-Cour


Comme toute la génération de la Guerre - celle de 70 -, j'adorais Paul Déroulède en qui vraiment semblait s'être incarné l'esprit de la Revanche ou, plus exactement, celui de la Délivrance des deux provinces dont la France venait d'être si douloureusement, si odieusement amputée. Je savais ses chansons par cœur, lisais passionnément ses poésies, avais applaudi frénétiquement - moi, Breton - son Messire Duguesclin, si robustement campé par Coquelin, et m'étais fait inscrire, dès mes quinze ans, à sa Ligue des Patriotes dont j'arborais fièrement les insignes : "L. D. P. - Quand même !"

Mais je ne le connaissais pas, personnellement, encore.

Par le distingué et spirituel sénateur des Côtes-du-Nord, M. Louis Le Provost de Launay, qui me présenta à Jules Lemaître, au lieutenant-colonel Monteil, à Jacques Thibaud, à Syveton et à Maurice Talmeyr, je fus un des fondateurs de la "Patrie française" et ne tardai pas à prêter mon concours aux réunions patriotiques qu'elle organisait et au cours desquelles se faisait entendre, parfois, le chantre inspiré du Clairon et du Bon gîte.

C'est au cours d'une de ces séances qu'il présidait que j'interprétai - improvisai presque - une réponse à sa profession de foi rimée :

"Je ne suis rien qu'un sonneur de Clairon."

Cette réponse était intitulée Le Sonneur de biniou ["Coups de Clairon" (G. Ondet, éditeur)] et débutait ainsi :

Barde des camps ! l'humble barde des grêves
Fut et sera toujours de tes amis
Car nous avons, tous deux, les mêmes rêves,
Un même amour pour notre cher pays.
Quand ta chanson monte, on aime à la suivre...
La mienne à moi s'en va je ne sais où.
Tu vas sonnant dans ton clairon de cuivre :
Je ne suis, moi, qu'un sonneur de biniou.

J'étais devenu déroulèdiste ardent, et, bien que continuant à planer au-dessus de tous les partis politiques, je me sentais invinciblement attiré, au sortir des conférences enflammées de l'irrésistible Tribun, vers sa République plébiscitaire. Qui eût pu résister longtemps, du reste, à son verbe passionné, à son action si franche et si désintéressée ? Dès qu'il paraissait, on reconnaissait en lui le Vates inspiré, le Prophète qui, lui aussi, "dépassait de la tête tous ceux qui l'entouraient" et, en conséquence, voyait plus loin, plus haut, que nous tous, dans l'Avenir.

Aussi, avec quelle énergique indignation les flagellait-il déjà, ces "Pacifiques" qui - toujours bêlants, comme un autre l'a dit depuis - menaçaient de nous livrer pieds et poings liés au Barbare farouche qui nous guettait dans l'ombre en ne cessant de s'armer formidablement :

Allons ! hardi, les "pacifiques" !
Reniez bien les maux soufferts.
Rendez les lâches bien cyniques,
Organisez bien les paniques,
Préparez-nous bien nos revers...
Car d'empêcher qu'on nous assaille,
Vos désirs y sont superflus.
Vos efforts ne sont pas de taille ;
Nous aurons toujours la bataille ;
C'est du cœur que nous n'aurons plus !

Car, hélas ! oui, nous aurons toujours des batailles ! ... Ah ! nous avions bien cru que celle de 1914-1918 serait la dernière !... Je m'entends encore le crier à nos héros-sauveteurs dans les tranchées ou les cantonnements de l'avant :

"Courage !
"Espoir, ô mes amis bien-aimés ! Vous combattez pour la plus
"noble des causes : celle de la paix universelle et définitive.
"Grâce à votre héroïsme, ceux-là qui vous suivront, fils, petit-
"fils et neveux, ne connaîtront pas l'angoisse atroce qui se
"traduisait par ce cri quarante-quatre fois répété par nous,
"depuis Soixante-dix : "Nous aurons la guerre au Printemps !"
"Cette guerre ultime gagnée - et vous la gagnerez, n'en doutez
"pas ! - l'Alsace et la Lorraine redevenues françaises, après
"nous être bien gardé de prendre, nous, un kilomètre, un
"mètre du territoire allemand, nous tendrons la main au
"monde entier, à nos plus proches voisins les premiers ; et
"ce sera, enfin, le règne, si longtemps désiré, de la République
"universelle des peuples réconciliés !"

Ah ! bien oui ! Voyez où nous en sommes depuis 1918, depuis la signature de la paix ! Guerres partout : en Russie, en Pologne, en Grèce, en Turquie ; soulèvement en Égypte, aux Indes, en Chine, au Maroc !...

Continuons donc à entendre la grande voix de Déroulède nous crier : "Alerte !", continuons à écouter ce cri que j'avais moi-même mis dans la bouche du héros de mon poème Notre-Dame-Guesclin :

Ne nous endormons pas sur nos lauriers de gloire
Durant que l'ennemi nous guette en sa nuit noire...
Sinon, tout est perdu...

Or, un jour, à la prière de son ami Barillier, je m'essayai tout de même à chanter, non plus uniquement une "idée", mais un "homme" cette fois, et composai un chant, d'allure très populaire, en l'honneur de Paul Déroulède. C'était la Faubourienne qui se chantait sur l'air si entraînant de Prends ton fusil, Grégoire!, la chanson chouanne dite de Monsieur de Charette et plus que certainement apocryphe cependant, puisque revendiquée par Paul Féval qui l'aurait composée plus d'un demi-siècle après la guerre de Vendée.

Les premières auditions de ma Faubourienne, Salle Wagram et au Manège Saint-Paul, eurent un succès fort grand et, dès le deuxième couplet, la salle reprenait en chœur le refrain :

Prends ton fusil, Gavroche...

Mais, immédiatement, tout en me remerciant de l'intention et en me félicitant des paroles, Paul Déroulède protesta véhémentement contre l'air choisi et qui pouvait le compromettre ; durant que les royalistes, de leur côté, me dépêchaient en hâte M. Buffet pour me supplier de ne pas augmenter encore, par mes couplets enthousiastes, la popularité de leur intransigeant adversaire.

Là dessus éclata l'affaire du "Grand Complot" (?) dans lequel je fus, un instant, inculpé de la plus amusante des façons.

En perquisitionnant chez M. de Monicourt, le secrétaire du prince Philippe, on trouva une lettre de moi demandant à quelle adresse "le tailleur Ravalec, de Coray, devait livrer le costume breton commandé par Monseigneur le Duc d'Orléans".

Un costume breton !... Commandé à Botrel par le Duc !... Plus de doute : une nouvelle descente de Quiberon était projetée sous un déguisement sur les côtes de Bretagne !... Brr !... A quel danger la République venait d'échapper une fois encore !...

Et l'on posa vite, vite, les scellés sur mon petit logement de la rue Damrémont ; et les gendarmes vinrent dare-dare me cueillir au Port-Blanc pour me conduire à Tréguier où je fus interrogé "sur commission rogatoire".

- Je suis allé en Angleterre, l'an dernier, dis-je, y apporter un peu de l'air de France à l'exilé avec mes humbles chansons, et le Duc, qui possède une admirable collection de costumes militaires et régionaux, s'aperçut qu'il lui manquait un spécimen de nos costumes de Bretagne... Sur quoi il me pria d'en commander un, à sa taille, chez mon fournisseur ordinaire. Un point. C'est tout.

On n'en perquisitionna pas moins dans notre appartement où l'on saisit des lettres de Jules Lemaître, de Coppée, de Déroulède, du colonel Monteil, etc., qui n'étaient, comme de juste, que des accusés de réception de mes bouquins ou que des demandes de concours au profit d'œuvres patronnées par eux. Ces précieux autographes - je le note en passant - ne me furent jamais restitués d'ailleurs ; je les regretterai éternellement.

Et, bien que toutes les charges relevées contre les conspirateurs fussent, je crois, de cette envergure, le procès suivit tout de même son cours, car on "voulait" Déroulède à tout prix !

J'étais encore au Port-Blanc quand les co-accusés, royalistes et plébiscitaires, me firent citer comme témoin, d'un commun accord, au sujet de l'éphémère et cependant fameuse Faubourienne.

Je pris donc le train et passai directement de la gare Montparnasse aux couloirs - j'allais écrire : aux coulisses - du Palais du Luxembourg où se jouait la sinistre Farce.

J'y trouvai Drumont qui venait de témoigner : il me parla de Gyp qui, appelée à prêter serment, avait demandé avec son petit air toujours si mutinement jeunet : "Jurer sur quoi  .... Sur la pendule  ..." Le Crucifix venant d'être arraché du Prétoire, chacun protestait à sa façon contre l'odieuse proscription.
Et, sur les entrefaites, on m'appela à la barre.

A mon sincère étonnement, une partie des juges, les accusés et le public des tribunes saluèrent mon entrée par une grande salve d'applaudissements. Je ne me savais pas si populaire à Paris et cela raffermit mon courage ; car - pourquoi ne pas l'avouer ? - j'étais fort impressionné par le solennel appareil judiciaire qui s'offrait, brusquement, à ma vue.

Mais, derrière moi et de haut, me tombait déjà la voix du président, qui était M. Fallières, le futur premier magistrat de la République :

- Le témoin est prié de lever la main droite et de jurer de dire la vérité.

C'est alors - mais alors seulement - que me vint, à moi aussi, le désir de protester contre ce geste inutile, grotesque même, puisque fait "à vide" ou pour mieux dire : "à blanc".

Et je répliquai :

- Lever la main sur quoi, Monsieur le Président  ... Où est le Crucifix  ...

Je dis... et aussitôt, ce fut une clameur folle, furieuse, d'une partie de l'assemblée sénatoriale, enthousiaste de l'autre partie, délirante de joie aux bancs des inculpés et dans les fauteuils des galeries.

Le président frappa la tribune avec son coupe-papier, sonna, résonna.

- Pour la seconde fois, le témoin est prié de lever simplement la main droite et de jurer de dire la vérité.

Je réitérai, fort poliment, à mon tour :

- Et pour la seconde fois, Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous demander : "Où est le crucifix ?"

Le tolle et les bravos s'élevèrent encore de toutes parts, plus formidables peut-être que précédemment ; puis, le silence rétabli à grand peine, le pauvre M. Fallières répéta sans trop enfler la voix, mais un tantinet menaçant :

- Pour la troisième et dernière fois, le témoin est prié de lever la main droite en jurant de dire la vérité.

Et c'est alors que me monta, spontanément, du cœur aux lèvres cette phrase lapidaire (?) que mes détracteurs m'ont si souvent reprochée... en la travestissant ridiculement, d'ailleurs, pour la plupart :

- Tout chrétien qui fait le signe de la croix devenant, de ce fait, une sorte de Crucifix vivant, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je jure sur moi-même de dire la vérité.

Je vous laisse à penser le succès remporté par la phrase et le geste !...


Suite & fin : Quatrième partie, chapitre trente sept - En escadres - Chez Pierre Loti

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