CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Deuxième partie

Chapitre quatorze

Sur le trimard


Trois événements capitaux pour moi marquèrent l'an de grâce 1880 : en mai - j'avais onze ans et demi -, je fis ma première Communion ; en juillet, j'obtins mon certificat d'Études primaires et, en août, mon père me dit : "Au trimard, à présent ! Voici l'heure de te mettre en chasse pour trouver le chemin de la Fortune !" Il y a quarante-cinq ans de cela et, ma foi, ce fameux chemin, je le cherche encore...

Je puis dire en toute vérité et conscience que j'ai fait une bonne première Communion. Aussi le souvenir de cet acte ineffaçable a-t-il embaumé toute ma vie. Je n'ai qu'à l'évoquer encore, tenez, pour sentir aussitôt des bouffées de pureté, de candeurs liliales, balayer dans mon cœur tous autres souvenirs mauvais, comme, au Printemps, les senteurs adorables des muguets et de l'aubépine purifient l'air, soudainement, de tous les mauvais miasmes. Ah ! que je plains ceux qui n'ont pas éprouvé cette joie incomparable au matin de leur existence !

C'est qu'aussi j'ai eu la chance exceptionnelle de trouver à Saint-Augustin quatre remarquables apôtres pour me préparer à cet auguste événement : l'abbé de Bréon, d'abord, qui m'affectionnait particulièrement (il était le frère d'un des juges de Dreyfus, le Commandant de Bréon, homme droit et scrupuleux dont les angoisses sont demeurées légendaires) ; l'abbé de Saint-André, ensuite, qui pouvait, à bon escient, nous parler des Sacrements, car il les avait reçus, lui, déjà tous les sept officier blessé grièvement - au Mexique, je crois - il y avait été extrémisé ; devenu soudainement veuf, après quelques années de mariage, il avait démissionné pour entrer dans les Ordres... Le troisième était le saint abbé Huvelin, au beau visage ascétique, la Douleur faite homme, et qui marchait la tête un peu penchée à gauche ainsi qu'un crucifié, l'abbé Huvelin, le Directeur et l'ami de cet autre Saint que fut le Père de Foucauld. Et il y avait, enfin, celui qui fut mon directeur à moi-même, qui veilla sur toute mon adolescence et qui, dix ans plus tard, me maria dans la même église et au même autel ; celui qui me tutoie toujours et m'appelle encore "son petit Théo" : le vénéré abbé Chesnelong, aujourd'hui Archevêque de Sens.

Qu'ils soient à jamais bénis ceux-là par qui ce grand jour fut, vraiment, pour moi, "le plus beau jour de ma vie !" Oui, le plus beau, certes, et l'inoublié aussi : à tel point qu'il m'est impossible aujourd'hui encore d'écouter, sans pleurer, de jeunes et pures voix chanter ce que moi-même je soupirais alors, si ardemment :

Mon Bien-Aimé ne paraît pas encore...
Trop longue nuit, dureras-tu toujours ?
Tardive aurore,
Hâte ton cours...

* * *

Mon certificat d'Études, par contre, ne m'a laissé aucun souvenir particulier ; il n'en fut pas de même pour ma mère qui en fut comme éblouie : "Tu vas pouvoir entrer dans un bureau à présent, me dit-elle, et devenir "un Monsieur", car tels étaient, pour moi, son rêve et son ambition.

- Non, répondit mon père : il sera un ouvrier, d'abord. Il a un diplôme ; c'est bien ; qu'il ait un métier, maintenant ce sera mieux.

De là, longue discussion et dispute même entre mes bons parents, que le hasard, bientôt, devait mettre d'accord, puisque, dans la première de mes nombreuses places, je fus, à la fois, comptable et forgeron.

De la rue du Rocher, nous avions émigré rue d'Astorg, sous le toit d'une gentille remise de voitures dont les lucarnes ovales plongeaient dans les jardins des Greffulhe et des d'Arenberg.

De l'autre côté de la rue végétait un serrurier qui demandait un apprenti. Agréé comme tel, il fut entendu que j'aiderais également la fille du patron, Mlle Henry, à tenir sa comptabilité. Finalement, toujours en courses, je n'appris ni l'un, ni l'autre de ces deux métiers. Griffonner quelques factures, oui ; forger une clef, peut-être... mais c'était tout. Le reste du temps, allez, oust ! en route vers les Sterlin et les Fichet et les Fontaine, tous les quincaillers de Paris ; ou bien, au lointain dépôt de la ferraille, rue Boissière, tout là-haut, dans Chaillot. Là, on me chargeait l'épaule de longues barres de fer qu'il me fallait rapporter rue d'Astorg, à travers les interminables rues de Longchamps, de Pierre-Charron et de Penthièvre. Elles avaient près de quatre mètres de longueur ; et, comme, moi, j'étais plutôt petit encore, ces diablesses, assez flexibles, touchaient toujours le sol par l'une quelconque de leurs extrémités, soit devant, soit derrière. Si je les laissais à la traîne - ce qui était le plus commode - un joyeux loustic, comme il y en a tant à Paris, ne résistait jamais à la tentation de mettre son pied dessus, m'arrêtant ainsi brusquement : et - pouf ! - me voilà le derrière sur le trottoir ! Alors, j'avançais un peu les barres sur mon épaule meurtrie et elles frôlaient, maintenant, le sol devant moi, jusqu'au moment où, rencontrant un pavé, un dallage, plus haut que ses voisins, elles s'y heurtaient brutalement et - pouf ! - encore sur le derrière !... Un vrai cauchemar, pour tout dire !

Au bout de six mois, ne sachant rien de la comptabilité et ayant appris tout juste de la serrurerie les éléments nécessaires à faire un cambrioleur passable, je m'en allai pleurnicher auprès du bon Frère Alton-Marie.

- J'aurais bien une place pour vous, me dit-il, mais le prix offert est modique. Combien gagnez-vous chez votre serrurier ?

- Rien.

- Oh ! mais alors tout va bien. Un éditeur de musique, M. Lebeau, 11, rue Saint-Augustin, me demande un apprenti. Il lui donnerait vingt-cinq francs.

- Par an ?

- Par mois, voyons !

C'était la fortune !

Aussi, dès le lendemain, entrai-je dans mes nouvelles fonctions.

Là, je fus le gosse qui porte les coupantes planches d'étain chez les graveuses des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin et les lourdes pierres lithographiques dans les parages de la rue Rodier, qui va chercher les écrasants ballots de papier sur les quais ou qui, l'épaule gauche chargée de deux épais cartonnages réunis par une courroie, va "au rassortiment", d'un éditeur à l'autre, de Durand à Heugel, de Leduc à Enoch, de Grus à Margueritat.

Aussi, quand, aujourd'hui, je rends visite à mon propre éditeur, Ondet, n'est-ce jamais sans émotion que j'y vois des gamins, dans lesquels je me reconnais, parcourir leur livre oblong traditionnel et commander : "Douze "Chansons de chez nous", douze "chansons en sabots", puis : "Hein ? De quoi ? C'est pas des "guitares" [Chansons en petit format, chant seul.]. Vingt-quatre bouquins à m'appuyer, mince de boulot !"

Pauvres gosses !

Un jour, vers midi et demi, comme je déjeunais dans un coin du magasin, arriva chez mon patron un petit monsieur, barbu, décoré, le chapeau en bataille, qui me dit :

- Lebeau est-il chez lui ?

- Oui ! Mais il est à table !

- Ça ne fait rien. Préviens-le qu'on le demande illico !

- Impossible, il me gronderait !

A ce moment, une bonne grosse voix monta de la salle voisine.

- Hé, Théodore !

- M'sieur ?

- Qui est là ?

Le visiteur répondit lui-même, gaillardement :

- C'est moi, vieil Alfredo !

- Entre donc vieux maestro !

Un quart d'heure plus tard, comme je mangeais mon dessert, le petit monsieur reparut avec une cargaison de partitions dans les bras.

- Laisse donc, laisse donc, lui dit le patron. Puis, s'adressant à moi :

- Tenez, Théodore, descendez cela jusqu'au "carrosse" du Maître !

L'ordre exécuté, je saluai et tournai les talons.

- Au revoir, M'sieur ! ...

- Attends, attends, que je te couvre d'or, dit le Monsieur.

Et il me donna cinquante centimes, en ajoutant avec un joli rire gamin :

- Alors, comme ça, tu t'appelle Théodore ?

- Mais oui, M'sieur.

- C'est un bien beau nom !

- Je ne trouve pas, M'sieur... Mais y a pas de ma faute.

- Si ! si ! C'est le plus joli de tous les noms de baptême continue !...

Et, riant de plus en plus fort, il alla se jeter sur les coussins de son fiacre qui l'emporta cahin-caha.

- Ça y est ? me dit M. Lebeau quand je fus remonter. Quel charmant homme, hein ?

- Oui ; il m'a donné dix sous... mais il s'est bien fichu de moi pour le double.

- Pas possible !

- Si.

- Pourquoi?

- Parce que je m'appelle Théodore.

- Explique-toi.

- Il m'a dit en rigolant : "C'est le plus joli des prénoms !"

- Parbleu !... Tu ne sais donc pas à qui tu as eu affaire?

- Non.

Au grand compositeur "Théodore" Dubois."

- Vous m'en direz tant !...


Suite : Deuxième partie, chapitre quinze - La faute

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