CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Deuxième partie

Chapitre dix-sept

Devant Victor-Hugo - Chez Henri Becque


Autre grande chance encore pour moi : mon patron, Me Denormandie, était l'avoué de la Comédie Française (et cela m'a valu d'approcher Sarah-Bernhardt, rue Fortuny, Suzanne Reichemberg, Villa Saïd, et, aussi, les Coquelin, et Perrin, et Jules Claretie)... Tous les jours, un certain nombre de places gratuites, étaient mise à sa disposition. Il les donnait presque toutes à l'étude. Les clercs se les partageaient, se les disputaient presque, quand il s'agissait d'aller entendre des pièces nouvelles ou, tout au moins, modernes, mais les dédaignaient aux jours consacrés à l'interprétation du vieux répertoire, qu'ils connaissaient à fond, eux, depuis le Collège.

Alors, ces jours-là, on octroyait deux places à l'expéditionnaire et au petit clerc.

Et c'est ainsi qu'avec ma mère, installés tous deux dans de confortables fauteuils d'orchestre, je vis, frémissant d'enthousiasme, pantelant d'admiration, jouer, impeccablement, les plus beaux drames de Corneille et de Racine, les plus belles comédies de Molière, de Beaumarchais et de Musset par les "étoiles" d'alors : Bartet, Mounet-Sully, Croizette, Samary, Broissat, Baretta, Reichemberg, les deux Coquelin, Got, Delaunay, Worms, Prudhon, Lloyd, Persoons, Martel, Laroche, etc.

Mais mon rêve suprême était de voir jouer, une fois, du Victor Hugo.

Et ce rêve fut réalisé, en 1883 ou 1884. Le 14 juillet d'une de ces années-là, on donna, gratuitement, "Ruy Blas", à la Comédie Française.

Dès neuf heures du matin, armés d'un pliant que nous nous repassions à tour de rôle et d'un petit panier de provisions, nous faisions "queue" déjà devant les guichets, maman, mon jeune frère et moi.

A une heure précise, on ouvrit toutes les portes, en grand ; et ce fut une galopade effrénée à travers les escaliers et les couloirs où la plupart de nos voisins se perdaient, tandis que nous - vieux habitués de la Maison - nous gagnions, directement, nos fauteuils d'orchestre accoutumés : au quatrième ou cinquième rang, à droite.

Et le spectacle prodigieux commença.

Broissat jouait la Reine, Mounet-Sully Ruy-Blas, Worms Dom Salluste, Coquelin aîné Don César de Bazan. Quelle royale distribution ! Mais aussi, quel succès. !... Les acteurs se surpassaient, d'ailleurs, devant ce bon public non blasé, qui riait, pleurait, sanglotait même, sans minauderie ni retenue et qui, debout à la fin de chaque acte, faisait se lever huit et dix fois le rideau.

Mais où ce fut du délire, c'est quand le bruit circula que l'auteur était venu assister, lui aussi, à cette représentation, désireux de voir l'effet produit par son drame sur un public "gratuit" et vraiment populaire, dans une salle qui n'était pas "faite" d'avance et où il n'y avait ni "gilets rouges", ni "claque", ni "cabaleurs".

Quoi ! Se pouvait-il ? Victor Hugo, là, près de nous ? Allons donc !

C'était vrai, cependant. Comme on le réclamait, au hasard, à grands cris, durant tout le troisième entracte, il consentit à s'avancer jusqu'au bord d'une loge d'avant-scène, au fond de laquelle il s'était tenu caché jusque-là. L'ovation qui lui fut faite, alors, fut telle qu'il se mit à pleurer en nous envoyant de doux et lents baisers de grand-père.

Je ne le revis plus que sur son lit de mort devant lequel, peu de temps après, je défilai en qualité de Président d'une petite Société artistique, "La Famille Littéraire", que j'avais eu l'audace de fonder, à quinze ans, et dont je vous parlerai plus tard.

Un autre grand écrivain que j'approchait aussi, incidemment, fut Henri Becque. Je n'avais vu, ni lu, rien de lui encore ; mais on le discutait âprement, à l'étude, à propos de ses premières œuvres et je fus, ma foi, très ému, quand, un soir, on me confia une pièce judiciaire à lui porter : une transaction, je crois, entre lui et l'Administrateur du Théâtre Français avec lequel il était en procès.

En quelques enjambées je fus chez lui, car il habitait au cinquième étage d'une maison située rue Matignon, presque au coin de notre faubourg Saint-Honoré.

L'escalier en était étroit et sombre. Arrivé sur un petit palier, je sonnai et le Maître lui-même - et pour cause - vint m'ouvrir. Très grand, le visage barré par une rude moustache sombre, il ressemblait plus à un officier de cavalerie qu'à un poète, n'étaient des yeux admirables, pleins de profondeur et de rêve. Il m'accueillit avec des façons de grand seigneur et me désigna un siège, un fauteuil, qui formait à lui seul presque tout l'ameublement, et que je refusai par discrétion. Mais il insista avec un petit froncement de sourcils qui m'en dit long sur son caractère susceptible et ombrageux... et je m'assis vivement.

La lettre lue, le papier examiné :

- Parfait, dit-il ; je signerai très volontiers cet arrangement.

Signer ? Écrire ? Où et comment ? Je ne voyais nul bureau dans la chambre.

Je n'avais pas remarqué une tablette de bois blanc qui était fixée à la muraille par deux charnières : le grand dramaturge la redressa et se mit à écrire...

Et je contemplais, mon cœur de gamin compréhensif un peu serré, cette planche banale sur laquelle Henri Becque avait, sans doute, écrit Michel Pauper et la Parisienne, sur laquelle il écrivait, peut-être, à ce moment, les Corbeaux !...

Aussi, quand, sa lettre finie, il me la tendit... en même temps qu'une pièce de deux francs comme "pourboire", eus-je un mouvement de recul machinal et ce cri indigné : "Oh ! non !" qui lui fit, une fois encore, froncer orgueilleusement ses terribles sourcils. Et je compris, soudain, que j'allais l'humilier profondément si je semblais refuser - par pitié - l'offrande qu'il me tendait si généreusement. Je balbutiai :

- Non, c'est trop pour une si petite course !

Mais je pris tout de même la pièce.

Alors, il me sourit, me reconduisit jusqu'à la rampe de l'escalier où, avec ses manières de gentilhomme, il me fit un large geste d'adieu en disant :

- Au revoir, "Monsieur..." et grand merci encore !

Et je descendis, lentement, son interminable escalier, ne pouvant me décider à mettre dans ma poche la petite pièce d'argent qui me brûlait les doigts.

Qu'en faire  ... Sur le palier du troisième étage, je décidai de la donner au premier pauvre, à la première pauvresse que je rencontrerais ; sur celui du premier, je trouvai mieux : consacrer ces deux francs à l'achat d'une des comédies du Maître.

Mais, arrivé dans la rue, je trouvai mieux encore.

Avisant, au coin du Faubourg, une voiture chargée de fleurs printanières, je priai la marchande de m'en confectionner une petite gerbe de quarante sous, que j'allai déposer chez la concierge qui, occupée à cuisiner dans le fond de son antre, ne m'avait vu ni entrer, ni sortir.

- Pour Monsieur Henry Becque, criai-je... de la part d'une dame qui ne veut pas se faire connaître.


Suite : Deuxième partie, chapitre dix-huit - Débuts... dramatiques

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