TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Après la guerre 1870

J'ai cinq ans.

Du plus lointain de mes souvenirs qui remontent à 1870, l'année de la guerre franco-allemande, je ne vois qu'images de misères...

Des petits logements pauvres, ou très modestes, dans des rues populaires, des escaliers humides, sales, des cours grises, étroites, sans air, des chambres où l'on n'avait pas chaud l'hiver, où l'on mourait de chaleur l'été. La plupart du temps perchés au sixième étage de la maison, mon père et ma mère aéraient leur petit logis par des fenêtres, dites tabatières, restant du style architectural du XVIIIe siècle.

Par hasard, dans le courant de mes premières années, un balcon ! On louait l'appartement pour ce balcon qui servait de jardin, de square et même... de campagne, car les très modestes ressources de mes parents ne leur permettaient pas de fréquentes sorties hors Paris ; et comme nous habitions toujours dans les quartiers excentriques, le bois de Boulogne me fut longtemps inconnu ! Il fallait y aller et en revenir à pied, et avec une fillette qui marchait à peine, la chose devenait une corvée plus qu'un plaisir.

Ma mère, issue d'une famille de bourgeois très aisés, du Nord et mariée à dix-huit ans, avait dû se plier aux exigences d'une vie très modeste, sa dot ayant été perdue, au début de son mariage, dans de mauvaises affaires. Mon père, plus vieux qu'elle d'une année (il avait alors vingt-cinq ans) était fils de cultivateurs normands.

Sans un sou, il avait épousé ma mère et l'avait obligée à travailler, dès les premières années de leur union ; chez mon père les principes étaient catalogués la femme devait travailler, fût-elle riche, à plus forte raison étant pauvre... Et ma mère travailla, travailla, de vingt à quarante-cinq ans, comme une femme douée d'une énergie supérieure peut seule travailler... Élevée en province comme une "demoiselle" elle connut la misère la plus atroce, celle des jours sans pain, sans feu, sans toit, sans meubles, sans rien... qu'une fillette sur les bras...

Et, pendant de très longues années, je vis la lampe allumée tard la nuit ; une femme cousait... cousait... à sa lumière jaune ; le mari rentrait tard, les poches vidées par le jeu... car avec les années, le ménage s'était disloqué, mon père gagnait sa vie, ma mère gagnait la sienne et la mienne, sans que plus jamais mon père l'aidât. C'était encore dans le catalogue des idées paternelles qu'une femme devait se suffire à elle-même.

"Et si tu étais veuve?" disait-il souvent à ma mère.

Mon enfance ne fut heureuse que pendant une très courte période passée en Normandie chez mes grands-parents. De six à huit ans, j'y connus les gâteries et je connus la joie des grands jardins, des grands prés verts, des champs, où je gambadais plus à l'aise que sur mes balcons noirs des faubourgs !

Mais on me ramena à Paris pour me mettre en pension, car à cette époque ma mère venait d'inventer la confection des formes de chapeaux de dames en "crin", et les commandes des grands magasins avaient été si nombreuses que ma mère avait installé un vaste atelier de modistes.

Pendant quatre belles années, on fut riche... et ma mère en profita pour me faire instruire dans un bon pensionnat de Saint-Mandé, la pension Couard.

Puis les affaires devinrent très mauvaises, les économies, hélas, s'épuisèrent et je fus retirée de pension.

J'avais douze ans. Dès lors, je gagnai mon pain, car ma mère, ayant congédié son atelier, se mit à faire, chez elle, des ouvrages perlés, et je l'aidais. Nous nous levions à 7 heures du matin et nous travaillions jusqu'à 11 heures du soir pour gagner à nous deux cinq francs par jour. Grâce à Dieu, ma mère avait des doigts de fée et savait au bout de vingt-quatre heures tous les métiers sans en avoir appris aucun. Son adresse et sa vivacité tenaient du prodige...

Les travaux perlés nous aidèrent à ne pas mourir de faim pendant l'été, mais l'hiver arrivait et ramenait la détresse.

Et ce furent les mêmes luttes chaque saison ! Des mois de travail (n'importe lequel) modes, passementerie, broderie, perlage, confections d'enfants, lingerie, robes, tout nous passa par les doigts. Mais les mortes saisons revenaient régulières et terribles et les meubles et le linge rachetés pendant la période productive partaient de nouveau... On vendait tout, petit à petit, pour manger et mon chagrin était doublé de voir ma mère que j'adorais, à peine couverte l'hiver, pleurant, se désolant et luttant, luttant sans cesse pour aboutir toujours "à la misère" !

Je la revois chaussés de vieilles bottines de mon père... allant, trottant dans Paris, moi à ses côtés. A cette époque, elle sortait toujours avec une grande boite en bois et moi un sac, remplis de chapeaux pour dames et, de huit heures à minuit, nous "faisions la place", c'est-à-dire que nous entrions partout, dans chaque petit magasin des faubourgs, offrir notre marchandise confectionnée l'après-midi.

Nous prenions tous les soirs un itinéraire différent.

Un soir, c'était le quartier Montmartre, le lendemain c'était Belleville, puis le quartier Clichy, puis Ménilmontant ! Ah ! ces quatre heures de sortie tous les soirs d'hiver, par la pluie, la neige, le verglas ! Ces kilomètres parcourus les pieds trempés... Quand nous vendions nos petits chapeaux, c'était bien ! on pouvait avec le bénéfice vivre deux ou trois jours.

Quelle tristesse nous prenait, ma mère et moi, quand, après les dix heures de travail de la journée, nous ajoutions ces quatre heures de promenade nocturne, et que nous rentrions sans avoir vendu ! Le lendemain matin on remettait les pauvres chaussures trouées ou mouillées de la veille... on revêtait ses pauvres vêtements mal séchés, ce qui leur donnait cette espèce de parfum spécial à la misère, un parfum acre qui ressemble à l'haleine des gens qui restent souvent sans manger...

Ah ! comme je les connais ces deux odeurs-là !

Quand des malheureuses viennent me trouver, je peux dire le degré de leur misère rien qu'à l'odeur qui se dégage de leurs vêtements et de leurs bouches...

Je me rappelle qu'un soir glacial d'hiver chez un marchand de modes du faubourg Montmartre où la chaleur était accablante, ma mère que j'accompagnais, apercevant mon visage congestionné, me conseilla de sortir et de l'attendre devant l'étalage.

J'étais dehors depuis cinq minutes, la regardant à travers la vitre discuter avec le commerçant quand tout à coup je sens qu'on me prend par la taille ! Je bondis de peur et vois, terrifiée, les trente-deux dents blanches d'un nègre qui se tordait de rire de ma frayeur. Je rentre tremblante dans le magasin, la figure si bouleversée qu'il me faut m'expliquer.

"Ah ! ah ! c'est le nègre ? dit le commerçant. Il est depuis dix-neuf ans dans le quartier et son plaisir est chaque soir de faire peur aux jeunesses de la rue... Il a une figure horrible, mais c'est un excellent homme !"

Jamais je n'ai pu oublier les dents de ce noir ! de même que jamais je n'oublierai les heures de fatigue du soir... Je m'endormais, brisée, sur les comptoirs des magasins et ma mère, souvent, prolongeait exprès ses "offres de service", comme disent les commerçants, pour prolonger mes repos. Je ne crois pas que beaucoup de femmes aient parcouru Paris et usé de leurs pauvres pieds les pavés de la capitale autant que ma mère et moi !

"Faire la place" ne nous rapportait plus de quoi vivre au bout d'un an, et la misère fut alors terrible pour ma mère et moi. Comme une fois de plus on avait vendu nos meubles, notre linge, tout... mon père partit et nous laissa seules ; aussitôt ma mère et moi nous décidâmes de changer nos moyens de lutte pour la vie. Il fut entendu que je tâcherais d'entrer comme employée quelque part.

"De cette façon, concluait ma mère, je serai certaine que tu manges tous les jours..." Et je pleurais beaucoup à l'idée que peut-être ma mère resterait là... sans pain. Il me semblait que mes seize ans la défendaient comme un rempart ! Il me semblait que "j'étais sa mère" !... Qu'allait-elle faire sans moi tout le long du jour ? Oh ! qu'un cœur d'enfant, quand il est tendre, peut souffrir... En cette année 1926 où j'écris ces mémoires, toute la France, supportant les suites ruineuses de la guerre de 1914, se plaint. La difficulté pour les familles de travailleurs de "joindre les deux bouts" vont obliger les gouvernants à prendre, disent les journaux, des mesures de restrictions et contraindre chacun à réduire ses dépenses, jusque dans les menus de sa table. Ma jeunesse à moi a vécu d'éternels temps d'après-guerre... J'ai connu, il y a cinquante ans, les luttes qui, aujourd'hui, soulèvent de sourdes révoltes, cependant, il nous fallait travailler seize Heures par jour pour gagner cent sous tandis que de nos jours les courages se limitent à huit heures de labeur par jour. De sorte que, lorsque je les entends se plaindre, je pense à ma mère et à ses yeux rougis par les veillées sans fin...


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