TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Théâtre des Boulevards

Enfin, un soir, aux Bouffes du Nord, le directeur du Théâtre Cluny, M. Marx, vint me demander de remplacer au pied levé son étoile "Aciana", tombée malade.

J'acceptai et fis un mois de représentations à Cluny. C'était pour les fêtes de Pâques. Je ne connaissais pas la pièce.

Le directeur des Bouffes du Nord me fit remplacer et j'allai assister à la représentation dont j'ai oublié tout, excepté une scène comique qui se passa devant le public, sans qu'il se doutât de l'aventure.

Un vieux grognard de comédien, qui s'appelait Allard, avait en cette pièce à répondre à une toute jeune actrice fortement enrouée, et le vieux ronchon lui faisait répéter méchamment ses phrases... la petite s'égosillait et s'enrouait davantage ; alors, moi, en scène, je criais, blagueuse :

"Eh ! le vieux !... vous êtes sourd d'oreille, hein  ... A votre âge, ça se soigne... mais faut pas tarder !" La tête du comédien fut telle que le public se tordit de rire ; alors moi : "La petite est enrouée, vous, vous êtes sourd... alors, c'est moi qui vais vous crier ce qu'elle a à vous dire..." Et je me mis à hurler les phrases de la gentille comédienne, qui n'en revenait pas ! Plainte du vieux comédien au directeur ; mais quand celui-ci vint à moi, je lui expliquai la méchante rosserie du cabot. "Vous êtes une débutante, vous ne devez pas parler ainsi à M. Allard !..."

"Débutante ou pas débutante, j'ai aidé la petite enrouée, le vieux, je m'en fiche !" Ma réponse me fit adorer de Marx ! Il s'employa à me faire jouer "sur les Boulevards", il alla trouver le père Brasseur, directeur des Nouveautés, qui me confia des levers de rideau ! J'étais "sur les grands Boulevards"! Ô amusante vanité de la jeunesse !

Petite bête que j'étais ! Pour interpréter "les rôles", il fallait des toilettes... et où les prendre  ... Je gagnais aux "Nouveautés" 250 francs par mois...

Je résolus d'aller trouver une maison de couture et de la prier de me faire crédit tout le temps qu'il me faudrait pour "arriver à une situation". Ce fut la maison Ohnet, rue du Quatre-Septembre, qui eut confiance en moi.

Je dis à Mme Ohnet que j'avais été dans la couture chez Hentenart, puis au Printemps et qu'enfin, lasse de végéter avec ma mère, j'essayais de faire du théâtre... Je lui donnai ma parole d'honnête fille que je la rembourserais aussitôt que je toucherais des appointements sérieux. Elle accepta. J'étais sauvée...

Eh bien, non !... je n'étais pas sauvée, car lorsque je prévins mon directeur que j'étais en mesure de bien m'habiller, il me répondit :

- Oui... Mais tu es dans un théâtre très comique ici, et tu es triste à pleurer, jamais je ne pourrai t'employer, tu as une figure pour jouer les tragiques, tu ne sauras jamais rire, ma pauvre Yvette, tu n'as pas d'expression !

Pas d'expression ! Ah ! cette phrase ! ce qu'elle me fut dite souvent...

- Mais je vous assure, Monsieur Brasseur, que j'ai un genre comique à moi... Confiez-moi un rôle, vous verrez... Voulez-vous, tenez, que je vous chante une chanson drôle ?

- Non, non, fiche-moi la paix, tu es une triste...

Va à l'Odéon, au Gymnase, ici tu ne feras jamais rien, rien, rien.

J'étais désolée, désolée... on ne me retint pas le jour où je fis savoir que le théâtre des Variétés voulait m'engager... Brasseur déchira mon contrat et je partis pour les Variétés.

Là j'avais aussi 250 francs par mois, mais de bons petits rôles m'étaient donnés. Je savais que, en ma qualité de débutante, il me fallait être patiente... Je l'étais, car j'avais des exemples de comédiennes bien connues qui, à cette époque, gagnaient 1.000 francs par mois ! Réjane, par exemple.

Aux Variétés, j'avais de superbes leçons gratuites, je n'avais qu'à regarder jouer la fameuse troupe ; c'était le temps de Judic, Réjane, Dupuis, Baron, Christian, Lassouche, toutes les célébrités de l'époque. Chaque répétition m'apprenait des quantités de choses, et c'est en voyant travailler l'art dramatique que, moi, j'appris à chanter ! Ce sont ces acteurs qui influencèrent "ma manière", car plus tard, quand j'eus à apprendre une chanson, je m'appliquais "à la jouer".

C'est aux Variétés que j'appris tous les trucs, toutes les ficelles des actrices, des acteurs, des directeurs, des auteurs, et je me disais : "Mais pour faire son chemin dans ce métier-là, à Paris, il faut plus que de la diplomatie. Saurai-je m'en tirer ?"

Un jour, on me donna un rôle délicieux dans une pièce de Millaud. Judic était l'étoile de ses pièces, elle était charmante camarade avec les "Petits", et je lui dis combien j'étais contente de mon rôle. Deux jours après, hélas, il m'était retiré, et une splendide fille, demi-actrice, demi-courtisane, en devenait titulaire...

Pourquoi ? Elle était la maîtresse d'un des plus gros actionnaires du théâtre...

J'allai toute en larmes trouver le directeur Bertrand, qui, très calme, me dit :

- Mon enfant, ce sont des obligations auxquelles un théâtre ne peut échapper... Vous en verrez bien d'autres, allez ! Il nous faut compter avec tant de gens... Croyez-vous que cela m'amuse d'engager cette femme, elle ne sait ni parler ni marcher en scène... mais au théâtre, personne, vous entendez, ne peut se dire libre, nous sommes tous esclaves de tous.

- Alors, dis-je, c'est une carrière qui peut vous décourager toute la vie ! Mais c'est affreux ! Quand on n'est pas étoile, comment faire pour imposer sa personnalité ?

- Le devenir, répondit Bertrand.

Je sortis du cabinet directorial le cœur glacé... Décidément je n'avancerais à rien qu'après de longues années dans ce métier... Et puis cette atmosphère louche d'intrigues... Il fallait être bien avec Mlle X... parce que son amant était rédacteur à tel journal... et sur un signe d'elle, il vous éreintait ou vous couvrait de louanges... Il fallait ne pas déplaire au comédien Y... parce que sa petite amie jouait dans la pièce, et qu'il voulait qu'elle seule des petits rôles fût remarquée. Il fallait avoir des robes nouvelles à chaque pièce, et j'eus la très mauvaise chance de tomber sur quatre fours consécutifs ! Quatre pièces avec Judic furent jouées sans aucun succès ; la fin de la saison fut désastreuse, il y avait une pièce, La Japonaise, qui ne fut jouée que quelques jours et ma note montait toujours chez ma couturière. Je lui devait plus de 6.000 francs, et je perdais la tête à l'idée de cette dette de confiance...

- Quand arriverai-je à gagner de réels appointements ? dis-je à Zidler...

- Dans dix ou quinze ans ; à Paris, les carrières des femmes sont très lentes... Aie du courage, ma petite... c'est une vertu, le courage ; mais au théâtre une vertu n'a jamais valu deux bons vices...

Il y avait longtemps que je m'en étais aperçue :

A mes débuts aux Bouffes du Nord je m'étais donné deux ans pour "arriver" ! J'ignorais tout du théâtre, moi, et je croyais qu'il suffisait d'avoir en soi un bon matériel pour devenir une artiste et gagner sa vie.

Quelle blague ! C'était "le hasard" à Paris, la chance plus que le reste qui faisait le départ des belles carrières. Il fallait aider ce hasard, cette chance.., et je me mis à y penser...

Des mois et des mois passèrent, et les deux ans que j'avais fixés allaient bientôt être accomplis quand vint la fermeture annuelle des Variétés. L'été, je partis en tournée avec Baron et sa troupe.

Baron était, avec Dupuis, la grosse vedette masculine des Variétés, un des chéris de Paris.

Baron aimait beaucoup mon caractère paisible et toujours égal, il savait que jamais je n'avais de disputes avec personne, et sa sympathie m'avait, par deux fois, fait distribuer des petits rôles gentils. La tournée partait avec une pièce de Meilhac et Halévy : Décoré. Jane May était l'étoile.

J'y avais un rôle charmant, de plus je jouais pour commencer le spectacle un petit acte tout à fait exquis, La Sarabande du Cardinal, du même auteur.

Meilhac vint un jour nous voir répéter et, s'approchant de moi, il me dit : "Mais c'est tout à fait bien, ma grande fille!"

Et ma foi, dans toutes les villes où la tournée passa, mon petit acte dans lequel je tenais le rôle principal eut un gros succès ! Ah ! que j'étais contente et pleine d'espoir.

A cette troupe d'été appartenait un comédien de talent, ancien pensionnaire de la Comédie-Française. Il était fort gai et chantait l'opérette avec beaucoup d'esprit et, dans les chemins de fer, nous chantions toujours, lui et moi, pour amuser nos camarades. C'était Baral.

Comme toutes les filles de Paris, je savais des centaines de chansons, et Baral, très enthousiaste, me hurlait dans les oreilles : "Mais lâche donc le théâtre, grande bête ! Au café-concert tu vas gagner demain ce que tu gagneras seulement dans dix ans au théâtre".

- Tu n'as pas assez de voix pour l'opérette actuelle, mais pour la chanson c'est suffisant. Qu'est-ce que tu gagnes aux Variétés ?

- Deux cent cinquante francs.

- Je te parie que tu débutes à l' Eldorado avec... 600 francs

Je l'écoutais très troublée... 600 francs !... Pas de frais de toilette comparables à ceux du théâtre... c'était une idée après tout... et heureuse, confiante, je lui racontai que toute mon enfance j'avais eu des succès de petit prodige chanteur. On me couvrait de gâteaux dans les familles amies de la mienne, pour me faire chanter... J'imitais la grande Thérésa ! Je m'attachais des serviettes à la taille pour faire une robe à traîne et j'imitais la belle artiste ! J'adorais chanter ; mais vers quinze ans ma voix devint mince par les privations de toutes sortes, et, si elle avait du charme, elle était bien menue... La misère l'avait limée, mais elle était juste et très pure... Et puis, quoi, on pouvait essayer ! Qui sait  ... Mais mes camarades de tournée poussèrent les hauts cris !

Quoi ! aller au café-concert quand on était du théâtre ? Fi donc ! Mais le pain, le pain, il fallait bien gagner le pain... et ma mère qui perdait ses yeux de jour en jour... Coudre, coudre, toujours coudre... Est-ce qu'elle ne viendrait jamais à moi, La Chance ?


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