TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


L'Horloge

Ce café-concert des Champs-Élysées était situé, en 1892, à côté de l'endroit où est aujourd'hui le petit kiosque vestige du Jardin de Paris. C'était le mauvais côté des Champs-Élysées, disaient les Parisiens, le côté déserté, personne ne consentant à traverser l'avenue des Champs-Élysées. Le "bon côté" était celui où étaient installés les cafés des Ambassadeurs et de l' Alcazar.

Donc, en raison de l'absence de piétons, en raison du calme adorable et du site enchanté, où s'élevait le petit pavillon qu'était l' Horloge, il y a cinquante ans, une famille viennoise, très riche, faisant le commerce des grains, le loua à la ville de Paris pour y habiter. Dans cette famille, il y avait une jeune fillette infirme, ne pouvant vivre qu'au grand air. La location du pavillon fut faite, en vérité, pour elle, pour sa santé ; il y avait déjà, je crois bien, une sorte de scène dans le grand jardin, où l'on chantait l'été, et la ville de Paris obligea le locataire à garder ce divertissement.

La famille Stein se tint donc en règle avec les exigences de la ville, et des attractions furent choisies, non point dans le dessein de faire recettes, mais pour "amuser" la fillette malade, qui chaque soir, l'été, était assise sur le balcon de sa chambre et regardait de 8 à 9 heures des clowns musiciens ou des chanteurs farces, dont le seul vrai devoir était d'amuser l'enfant. Un petit orchestre jouait les airs que la fillette aimait.

Bref, cette famille riche, très riche, n'avait aucun but commercial en gardant ouvertes au public les portes de l' Horloge.

Quelques bourgeois, avec des enfants, s'y égaraient ; mais la clientèle était si limitée que la "verrerie" se composait de quelques douzaines de verres. J'étais débutante, quand un jour que j'avais chanté au Trocadéro, dans une fête de bienfaisance, je vis venir dans les coulisses une vieille dame adorablement distinguée, qu'accompagnait son fils d'environ trente ans. C'était la famille Stein. Ils m'invitèrent à déjeuner à "l' Horloge" le lendemain à midi. Je les regardais, surprise, ne les connaissant pas ; cette invitation me semblait étrange (j'ignorais qu'ils fussent les propriétaires de l'Horloge). Comme ils me virent hésitante : "une petite malade, ma fille, vous admire et je veux qu'elle vous connaisse, mademoiselle..."

L'impression était si charmante de ces deux personnes que je promis d'être à midi, le lendemain, au lieu du rendez-vous. J'arrivais donc à l'Horloge, stupéfiée d'être introduite dans une salle à manger familiale, et non dans un restaurant. Alors, je compris tout de suite que ces Stein étaient chez eux et que je déjeunais avec les propriétaires de l' Horloge.

La fillette malade, allongée, m'accueillit avec une joie toute enfantine. Pourquoi ? Mystère ! bref, cette enfant, présente à la représentation du Trocadéro, s'était sentie "heureuse", amusée, remplie d'une inexplicable sympathie, un élan d'enfant malade, et la famille avait tout de suite décidé de m'engager Je chanterais tous les soirs "de gentilles chansons", mais pas tard, pour que la fillette pût se coucher de bonne heure. L'ennui, disait M. Stein, c'était que le public allait peut-être envahir le jardin, si délicieusement calme... mais, au fond de son cœur, il escomptait le mauvais côté et espérait que la foule resterait sur l'avenue d'en face. Je chanterais des chansonnettes gaies, amusantes, et on me donnerait trois cents francs par jour. Je n'en croyais pas mes oreilles. La saison commençait trois mois après. Je revins voir plusieurs fois la famille Stein, c'était le printemps, la fillette vivait en plein air, la famille passait la journée au doux soleil d'avril. L'on m'installa une gentille loge toute repeinte à neuf, pour débuter en juin.

On annonça dans les journaux que je chanterais à l' Horloge. Mon ami, le père Zidler, faillit on avoir une attaque d'apoplexie. "Tu es folle ! Ma pauvre enfant ! Chanter dans ce cercueil ! Le mauvais côté de l'avenue des Champs-Élysées, personne, tu entends, personne n'y viendra ! C'est idiot ce que tu as fais là ! et un contrat de deux ans encore !..." Il était si convaincu que j'en fus bouleversée, car tous mes amis vinrent et se lamentaient de la même façon.

- Ah ! mais ces gens sont si adorables, répondait-je, ça me changera du directeur du Parisien... Ce sont des gens si distingués, si comme il faut !...

- Si ce sont les "gens comme il faut" et distingués qu'il te faut, hurla Zidler, regarde-les bien.., et si tu aimes à chanter dans les cimetières, eh bien... tu y es.

Je débutais.

Le jour même de mes débuts, la famille Stein perdit patience d'abord, et la tête ensuite, la foule envahissant le jardin ; les chaises manquaient quand il fallut servir la consommation due à chaque client, on courut dans les restaurants d'alentour faire des emprunts de verres ! La petite fille malade, assise au balcon, était saisie, amusée, ravie, de tout ce tohu-bohu qu'elle voyait pour la première fois de sa vie ! Le lendemain, des voitures apportèrent le matériel nécessaire, car le public avait traversé l'avenue et envahissait l' Horloge !

Ah ! Zidler, cher Zidler, de quels yeux charmants, bons, heureux, avez-vous regardé la petite Yvette...

- Tu viens de prouver "ta force", m'avez-vous dit. Ma grande, tu viens de faire un miracle, tout simplement.

Les recettes furent si magnifiques que M. Stein, quelques jours après, à un déjeuner familial, me dit "Votre contrat me fait honte... nous allons le déchirer pour le doubler" ; et, sans autre explication, il m'apporta, déjà préparé, un nouvel engagement. Un an après, leurs affaires de grains obligèrent les Stein à quitter Paris, et ils cédèrent leur concert à M. et Mme Debasta.

Le nouveau couple n'avait rien, oh ! mais rien, du précédent. De Montmartre d'où il descendait, après avoir fait fortune dans je ne sais plus au juste quel établissement, Gaîté-Rochechouart, Concert Européen, il apportait une note, une allure trop différente pour que je pusse m'y faire. Madame, jolie blonde, grasse et rose, avait un surnom dont je n'ai jamais su l'origine, mais le tout Paris, des boulevards extérieurs aux Acacias, la connaissait sous le sobriquet de la Môme Caca.

Lui et elle, habillés trop élégamment, passaient, figés dans leur victoria, au Bois de Boulogne, et les habitués de l'allée des Acacias ne les appelaient que : Le Môme et la Môme Caca, comme ils appelaient Le Pou et l'Araignée deux autres personnages de Paris.

Debasta était le type de l'amant de cœur, des "Lantier" des pièces de l' Ambigu, beau brun, frisé, les moustaches en crocs, l'œil noir, brillant, d'un don Juan en mal de femmes. Bien bijouté, bien lustré, bien chaussé, bien ganté de jaune, il me faisait perdre toute l'aménité de mon cœur; il m'était antipathique. Chic d'habits et mufle de peau, disait Marguerite Duclerq !

Quant à "Madame", Busnac, vieux montmartrois, prétendait l'avoir connue blanchisseuse et ajoutait :"C'est le type vivant de ma Nana ; si elle avait été actrice, je lui aurais confié le rôle de ma pièce." Debasta et Môme Caca étaient très froidement corrects avec moi, je les voyais à peine, du reste, car ils éprouvaient avec raison une sorte de besoin de se faire respecter et ne trouvaient pas d'autres moyens pour y réussir que ceux dont n'usent généralement pas les gens respectables. Ils se donnaient une allure embarrassée et d'un raide, farce !... qui me mettait à l'aise pour les laisser à leur amidon et me sauver. Du reste mon contrat avec l' Horloge allait finir et je patientais. Ma dernière soirée approchant, je vis venir M. Debasta dans ma loge, avec un nouveau contrat en mains. Je ne voulais pas être discourtoise, puisque, après tout, ces gens restaient polis, sinon aimables.

- Monsieur Debasta, lui dis-je, je demande à réfléchir... dans quelques jours je vous reverrai...

- Voyez, mademoiselle Yvette, je vous augmente...

A ces mots, je pris la peine de lire son contrat, le contrat s'accroissait de quatre cents francs par soirée !

Je le regardais, le questionnant des yeux.

- Oui... dit-il, cela met à mille francs par jour votre cachet de l'an prochain, et ceux des deux autres saisons.

Il y eut un petit silence. Je compris tout d'un coup le pourquoi de cette "augmentation" énorme. Très posément, je lui répétais que, d'ici quelques jours, je lui ferais savoir ma réponse... Alors, l'œil durci, le geste brusque, il martela de sa bouche crispée : "Non... c'est tout de suite, c'est ce soir, ou jamais." J'étais fixée, et je répondis : "Alors, jamais."

Le lendemain matin, j'allais déjeuner au restaurant des Ambassadeurs, quand arriva ce que j'avais prévu. Le directeur des Ambassadeurs, M. Ducarre, informé par l'agent lyrique de Debasta, savait que mon contrat chez son confrère d'en face était terminé, et en bavardant, Ducarre avait liché cette parole : "Si Debasta me réengage pas Yvette, je lui offrirai vingt-cinq mille francs par mois (800 francs par soirée)."

L'agent, immédiatement, en avait informé Debasta qui, surenchérissant pour me garder, m'offrait mille francs. J'avais tout deviné, et voilà que Ducarre, s'approchant de la table où je déjeunais, me dit : "Tiens ! quel bonheur !... ah ! mademoiselle, vous avez un gros succès à l' Horloge... Vous y êtes encore pour longtemps ?"

- Non, lui dis-je, à la fin de la saison, je suis libre.

- Vous y retournerez ? - "Peut-être... on m'offre mille francs..." - "Quoi ! mille francs ? trente mille par mois ?" - "Oui." - "Mais c'est énorme ! soixante mille pour deux mois que dure la saison. C'est fou !"

Je riais et, à brûle-pourpoint, je lui demandais : "Combien donc m'offririez-vous si je venais chez vous ?". Ducarre sauta sur la balle et dit : "Cinquante mille pour la saison, Est-ce dit ?"

A cette minute entrait Oller. Ducarre, encore tout hors de lui, lui cria : "Savez-vous ce que Debasta offre à Mlle Yvette Guilbert ? soixante mille pour les deux mois de saison !"

- "Eh bien, dit Oller, c'est qu'elle les rapporte trois fois."

Zidler arriva à son tour, tous les deux se mirent à ma table, et pendant le déjeuner Zidler me dit : "Ma petite... si j'étais toi, je préférerais l'offre de Ducarre ; c'est un brave homme, tu te sentirais heureuse ici, je le connais... C'est un brave homme... veux-tu que j'arrange cela pour toi  ..."

- Faites.

Il appela Ducarre et lui dit : "Allez... préparez un contrat, Yvette signera avec vous à cinquante mille, rien que pour le plaisir de ne point s'embêter chez Debasta. "

Ducarre, heureux et ahuri, rédigea le contrat, et je restais neuf ans chez lui. Comme il était charmant, comme il était net en affaires ! Alors, il m'arriva cette chose unique dans l'histoire du théâtre : Debasta, ayant appris l'affaire, comprit en même temps "mon antipathie" pour lui et, ne pouvant rien empêcher (puisque j'allais, pour moins d'argent, chez son concurrent) me fit offrir DE ME REPOSER, DE NE POINT CHANTER aux Champs-Élysées, résolu à acheter également cinquante mille mon silence !

Naturellement, je n'acceptais pas ce paiement "du silence doré". Mais il était écrit au ciel de ma vie de tourments que le soir de mes débuts aux Ambassadeurs, juste à la minute où j'entrais en scène, une fanfare formidable de cors de chasse pétaraderait dans les Champs-Élysées, se ferait entendre jusqu'au Palais de l'Industrie, et irait secouer de ses échos les bureaux de mon ami le commissaire de police Benaguet ; il accourut dans ma loge, au pas de course, soupçonnant que "j'étais victime" d'une farce ou d'une vengeance.

D'où venait cette fanfare ? Ma voix était couverte par le bruit de nombreux cors, vous le pensez bien, et le public nerveux, s'impatientait... bref, on envoya des agents inspecter l'avenue, quand tout à coup on apprit que c'était à l' Horloge !

Pendant trois jours que mit le commissaire de police à régler la chose, la clientèle des Ambassadeurs qui s'écrasait dans la salle dut subir, comme moi, le tintamarre de quinze cors de chasse s'époumonant pour m'embêter et fricasser mon succès. Grâce à Benaguet et à la préfecture de police, je pus rechanter en paix.

Quand Debasta et la Môme Caca croisaient ma voiture, au bois, ils regardaient fixement le derrière de leur cocher pour ne point saluer ma figure. Ils étaient grotesques et sinistres, pas mauvaises gens, disaient ceux qui les connaissaient ; elle, est morte et lui, en vieillissant, ne trouva point de miséricorde dans la vie. Je lui ai donné mon obole quand il le fallait, car devant l'infortune et même sans l'infortune, on oublie les gestes piteux ou bêtes, comme on se rappelle Jusqu'à la mort, les êtres et les choses supérieurs de la vie.


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