CHAPITRES
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I - Il est né

II - Le feu sacré

III - De l'eau sur le feu

IV - Struggle for Life

V - L'essor

VI - Le muguet de Paris

VII - Concert Parisien

VIII - L'ascension

IX - Jours de gloire

X - Concert Mayol

XI - Un livre d'or...

XII - Par des chansons

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Mayol


LES MÉMOIRES DE MAYOL


Chapitre XII - Par des chansons

- Maintenant, Félix, que nous avons fait le tour de tes souvenirs, si tu nous menais au Clos Mayol, nous pourrions y faire le tour du propriétaire...

- Penses-tu que cela intéresse le public ?

- C'est-à-dire que j'espère trouver dans cette visite d'autres invocations du passé et, surtout, de nouvelles remembrances sur la chanson.

- A ce point de vue, je puis t'assurer que le Clos Mayol n'est, en quelque sorte, qu'un long hommage à la chanson : elle s'y trouve partout évoquée, comme en un pieux ex-voto tout fait de reconnaissance et d'amour...

Tiens, nous voici devant le portail, regarde : dans le marbre, j'ai fait graver, en le modifiant pour les besoins de ma cause, le distique que Scribe inscrivit à l'entrée de sa propriété :

"La Chanson a bâti cet asile champêtre... Vous qui passez, merci !... Je vous le dois peut-être !"

Un jour, deux gamins du pays tombés en arrêt devant ces deux vers, en commentaient le sens :

- Vé, dit le premier, on a été l'applaudir, Mayol... Alors, y nous doit un peu sa maison... Nous n'avons qu'à entrer...

- Oh ! je ne crois pas, avoua l'autre... Moi, en tout cas, je suis toujours été l'entendre sans payer, au théâtre comme au Casino... Il passe toujours après l'entr'acte, et je m'arrange pour avoir une contremarque... Alors, à moi, il ne me doit rien !...

L'astucieux petit bonhomme ne se doutait pas que, derrière une haie où je taillais mes rosiers, j'entendais toute cette édifiante conversation. Me redressant brusquement, je criai :

- Ah ! bougre de petit "resquilleur" !

Et les deux galopins de s'enfuir à toutes jambes...

Tu connais bien sûr, ce terme provençal de "resquilleur" ?

- Il désigne celui qui, comme le susdit gavroche, ne va au spectacle qu'avec des places gratuites, qu'il s'efforce d'obtenir par tous les moyens, mêmes les plus... audacieux... Rassure-toi, il n'en manque pas à Paris, surtout aux répétitions générales ; c'est d'ailleurs à cause d'eux que certains directeurs ont supprimé ou supprimeront ces manifestations. En tout cas, le mot est passé dans l'argot populaire, avec le sens exact que vous lui donnez ici...

- Quand je te disais qu'on est très parisien, à Toulon !... Alors la visite ne te dépaysera pas
trop :

Nous sommes ici sur la route des Améniers... Je n'ai jamais pu découvrir la véritable origine de ce nom ; peut-être ses premiers habitants se distinguaient-ils par leur aménité  ... De l'autre côté de Toulon, là-bas, vers la route de Marseille, passe le Las, le bien nommé : ce ru (petit cours d'eau, disent les mots croisés) qui traîne péniblement pendant à peine quatre mois de l'année une onde versée au compte-gouttes, trouve encore moyen de s'appeler le Las ! Ah ! il se fatigue de peu, celui-là !...

- C'est lui qui a donné son nom au Faubourg du Pont-du-Las, où tu vis le jour aux sons d'un orgue de Barbarie ?

- En effet... Toutes les rues, dans ce coin-là, les moindres pierres me sont déjà de vieilles connaissances... Aussi ai-je tenu à reposer ma vie vagabonde en ce Toulon natal, si plein de chers souvenirs, à y nicher ma retraite...

- Ces deux collines, en face ?

- Des collines, malheureux ? Le Faron et le Coudon !... Mais ici nous les appelons des montagnes, voyons ! Chacune d'elles abrite un fort, comme il y en a d'autres tout autour de nous : la Colle-Noire, la Malgue, Sainte-Marguerite, Sainte-Catherine, l'Artigues, l'Aiguilette, la Croix-des-Signaux... Ah ! je suis bien gardé !

- La mer ?

- A dix minutes d'ici, à pied : on ne la voit pas de chez moi, mais je te promets qu'on sent son bienfaisant voisinage, surtout l'été !... Entrons, maintenant...

Une allée en pente douce, rampe, sinueuse, à travers un jardin anglais ; ses plates-bandes, s'animant aux couleurs crues des œillets multicolores et des géraniums variés, nous escortent jusqu'à la terrasse qui entoure la villa, coquette et éblouissante de blancheur, aux flancs curieusement plaqués d'une cascade de céramiques. On découvre alors la vigne et le potager puis, plus loin, toute la plaine, où de capricieux panaches de fumée bleutée nous marquent, comme pour un rallye fantaisiste, le tracé pittoresque de deux lignes de chemin de fer..

- Tu voix, là-bas, le Faron et le Coudon ?

- Ah ! oui, les deux... montagnes !...

Dans le vestibule, où pénètre avec nous une brise embaumée qui semble entraîner tout le jardin après soi, c'est une magnifique galerie de tableaux... Sur les murs, des peintures originales de Solonko, qui fut le peintre du dernier Tzar...

- Avais-je tort de te dire que c'est ici un véritable musée, pieusement élevé à la gloire de la chanson  ...Regarde de tous tes yeux, regarde !...

Voici une affiche du vieil Eldorado...

- De 1858 ? Mais c'est la date de sa fondation boulevard de Strasbourg !

- Hé oui ! Admire cette note, tout en bas :

ENTRÉE LIBRE. Le prix des consommations est le même que celui des cafés environnants !

Et il y avait Darcier et Thérésa !... Crois-tu que cela ne laisserait pas rêveur le public d'aujourd'hui ?

Surtout celui qui paye son fauteuil 100 francs dans nos modernes music-hall !... Il est vrai que le genre ? et les frais ? ont changé...

Vois ma collection de photos...

- Max Dearly et Dranem ? naturellement Polin, Emilienne d'Alençon, Polaire, Fragson, Paulette Darty, Mistinguett... J'en passe, et des meilleurs... Voici les fidèles : Tramel, Raimu, Georgel, Maurice Chevalier... On pourrait presque parodier la fameuse scène des portraits, d'Hernani !

- Et ceci ?

Mais c'est toi, dans cent attitudes variées ! Par des Losques, Barrère, Sem...

- Ce sont les caricatures de Sem que je préfère, parce qu'elles sont les plus simples.

Le salon, maintenant... Voici, à la place d'honneur comme je te l'ai dit, les "Roses" de Madeleine Lemaire... Ces vases de Sèvres me furent envoyés par le Président Émile Loubet, après une soirée à l'Elysée... Ces autres vases, par Jules Claretie... Tout cela est plein de souvenir...

- Ecrins, bijoux, tapisseries... des médailles... Ah ! voici celle de Toulon ! Saluons ce touchant hommage...

- Au premier, ma chambre...

- Pur Louis XV !... Et de la salle de bains, toute proche, on saute, après la douche, dans le confortable fauteuil du bureau de travail...

- J'ai aussi ma piscine...

- Tu as fait construire une piscine ?

- Mieux, je l'ai eue toute faite !... Oui, après une revue du Concert Mayol, où Dufrenne avait présenté des "naïades" avec la championne Suzanne Wurtz, il se trouva fort encombré de cette piscine, qu'il avait faite édifier spécialement à cette occasion, mais qui, maintenant, obstruait exagérément les dégagements à peine suffisants de la maison. Pour l'en débarrasser, je lui proposai en riant :

- Cède-la moi !...

Et il m'a pris un mot ! Alors, ma foi, je l'ai installé ici, près de mon "patio" oriental...

- Le fait est que ce coin charmant garde le plus pur style arabe.... Et cette vasque rappelle exactement les intérieurs marocains...

- J'aime tant tous ces pays ! Il me semble que leur évocation, ici m'ajoute encore du soleil en hiver, du ciel bleu et de la brise en été...

- En tout cas, j'admire cet ensemble, aussi plein de goût que de confortable...

- Tu verras tout à l'heure le théâtre de verdure, abrité là-bas sous de vieux chênes, et que nous cachent encore les hortensias, les bougainvilliers, les lauriers et les géraniums...

- C'est là que fut créé Philoctède ?

- Oui, en de mémorables circonstances... On en a joué bien d'autres, depuis... Et toutes les vedettes du music-hall y sont venues : Chevalier, Raimu, Tramel, Damia, Mitty, Georgel, Nibor, Dona...

Tous, te dis-je, car lorsque je suis ici, il ne se passe guère de dimanche sans que j'organise une représentation... Et l'on danse toujours un peu, avant ou après : tout le monde se connaît, ce qui rend nos réunions charmantes... Un jour, c'est moi qui ai actionné le jazz, et l'on s'amusa follement...

Parfois, au milieu du bal, je tire un papier de ma poche, on sait ce que ça veut dire. Chacun s'approche, et je donne une première lecture de la chanson à l'étude... Je recueille des opinions, des conseils, pris à vif dans le public... La semaine d'après, j'ai travaillé mon interprétation d'après ces précieux avis... et je lance ma nouveauté, avec les gestes : mes concitoyens en ont ainsi souvent la primeur... C'est ici que j'ai lancé, au cours de la fête qui célébra les vingt années d'existence du Stade Toulonnais, En jouant au Rugby chanson marche écrite exprès pour ses membres, et qui se trouva être fort exactement ma 500me création...

L'an dernier, lorsqu'un stupide accident d'auto m'eut empêché, à la dernière minute, d'aller à Paris prêter mon concours à la représentation organisée à l'Opéra-Comique au profit des "Gueules cassées" je résolus comme compensation, de donner en mon Théâtre de Verdure une soirée au bénéfice de cette œuvre admirable. On y joua donc, le 12 août 1928, l'Arlésienne avec une distribution unique, puis-je dire, dans les annales dramatiques, tant par son éclectisme que par la valeur des interprètes. Juges-en :

Rose Mamaï : Madeleine ROCH

Vivette : Jeanne BOITEL

La Renaude : Thérèse BERKA

L'innocent : Gina DORLY

Balthazar : Denis d'INES

Mitifio : Jacques FENOUX

Frédéric : Roger GAILLARD

Patron : Marc RAIMU

L'Equipage : Tramel

Francet Mamai : MAYOL (mais oui !)

Sous la direction de leur Professeur Mme Eva Dorel, les élèves du Conservatoire de Toulon assurèrent la figuration et dansèrent la fameuse Farandole. Les tambourinaires (ceux de Mireille) furent fournis par l'orchestre du Théâtre Municipal, qui conduisit leur chef Lacaze, avec sa maestria coutumière.

Ce fut véritablement une représentation extraordinaire, Auguste Rondel m'en a demandé le programme pour les collections de la Comédie-Française, et le Colonel Picot m'a donné la grande joie, ces jours-ci, de m'envoyer une carte m'accordant le titre de membre d'honneur de son héroïque association.

Un détail particulièrement émouvant marqua cette soirée. Au moment où Madeleine Roch, de sa belle voix grave, entamait la fameuse tirade : "Être mère"... un rossignol, dans l'ombre d'un vieux chêne qui abrite le Théâtre de Verdure, se mit à égrener des trilles discrets, comme pour accompagner poétiquement l'admirable artiste. Le morceau est long, mais le mélodieux oiseau y fit sa partie jusqu'au bout sans défaillance. Les violons de l'orchestre, dont la partition souligne en sourdine la tirade célèbre, suivirent le rythme de ce soliste inattendu... L'effet d'ensemble était des plus impressionnants et, dans les larmes qui mouillaient tous les yeux à ce moment, quelques-unes durent être provoquées par la troublante émotion qui, dans le calme d'un beau soir d'été, se dégageait de cette scène pathétique...

Continuons la visite ! Suivez le guide : au second étage, des chambres d'amis : bleue, rose, verte... donnant toutes sur le même palier. Quand elles sont occupées par quelques joyeux lurons, comme Tramel, Raimu et Georgel, je te prie de croire qu'on a, certains matins, des réveils en fanfare plutôt mouvementés !...

Salle de billard pour les amateurs et, plus loin, un cinéma qui a aussi ses fervents...

- Je comprends que tu sois épris d'une pareille villa !

- Une villa ? Mais il y a ici un vrai régiment... Je te l'ai expliqué qu'au fur et à mesure j'avais acheté tout ce qui se trouvait libre autour de moi, pour agrandir progressivement mon domaine et élargir mon horizon... Et bien, dans tous les coins, j'ai fait bâtir de petits cabanons ; viens les voir...

- Tiens, ils ont tous leur nom ?

- Bien sûr, et c'est toujours celui d'un des établissements où j'ai chanté : voici le Concert Parisien (noblesse oblige) la Scala, l' Eldorado ? en face, bien entendu ? l' Olympia, l' Alhambra, les Folies Bergères, l' Alcazar, la Gaîté (Montparnasse, tu t'en doutes) ; le Moulin Rouge, le Ba-Ta-Clan et même Bobino...

- Ces frises musicales, dont chacune est ornée ?

- Ce sont mes principaux succès ; chaque villa porte le sien. A la fresque, je les ai fait entourer de portées, où courent les notes des chansons évoquées, tandis qu'au-dessous, autour, partout, sont peints les personnages qui les représentent...

- Sur la villa Scala, voici " Viens, Poupoule !", naturellement... ces cocottes en papier sont des plus amusantes... Ces branches fleuries, qu'on croirait parfumées, c'est " Lilas blanc"... Voici encore "La petite Bretonne", en costume du pays, " La Cabane bambou" avec ses nègres et ses huttes...

- "Le gentil coiffeur", "frisé, la bouche en cœur, et son petit fer en l'air"... "Le Printemps chante" où ne manque même pas le réjouissant duo des gendarmes...

- Et ces ravissants petits lapins ?

- Tiens-toi bien : "Lapin... polaise !"

- Oh !...

- En somme, tu vois, cela finit par me faire comme un charmant hameau, uniquement consacré, lui aussi, à la chanson...

- C'est un véritable village, un peu grand pour toi, même...

- Sans doute, mais comme disait Socrate, plût au ciel qu'il fût plein d'amis... Car c'est à eux que j'ai pensé... Souvent, ceux qui sont las, malades, ou qui ont, simplement, besoin de repos, viennent s'abriter ici...

- Dornay y finit ses jours...

- J'y eus aussi pendant longtemps les Hobrett-Lheman, un couple d'excellents duettistes qui avaient connu jadis la grande notoriété ; ce sont à peu près les seuls qui, au temps de leur gloire, aient daigné répondre à mes lettres de débutant et me prodiguer, par la suite, leurs précieux conseils... Je ne l'ai pas oublié !

Et puis, le Clos Mayol est devenu, aussi, un lieu d'excursion pour les parisiens en villégiature ; journalistes, gens de lettres ou du monde, artistes, tous ceux qu'une occasion amène à Toulon viennent me rendre visite ; je vais d'ailleurs souvent les y inviter moi-même, au passage de certaines tournées, par exemple... Du reste, je dois bien cela aux camarades, ils me prêtent si gentiment leur concours quand j'organise des représentations chez moi pour quelque œuvre de confiance...

- Nous visiterons aussi le Stade du R. C .T. ? Ton stade car ici, je crois bien qu'on ne l'appelle guère que le Stade Mayol...

- Ils sont trop gentils, toujours... Que veux-tu, personnellement, j'aime beaucoup les sports ; si j'avais pu en faire, j'aurais peut-être moins élargi, mais cela ne me gêne pas, j'ai l'habitude... Pendant la guerre, surtout au cours de mes voyages au front, j'ai pu remarquer tout le bien-être que les exercices physiques assuraient à la santé des jeunes gens, je constatai aussi qu'ils s'y livraient avec un frénétique enthousiasme... Or, à Toulon, où la jeunesse est particulièrement active et vigoureuse, nous n'avions pas le moindre terrain utilisable... Seul, demeurait un ancien vélodrome désaffecté, où nul n'allait jamais, qui ne servait plus à rien, et qui me paraissait s'ennuyer autant que nos aspirants sportsmen... Alors, mon Dieu, c'était tout simple, j'ai acheté le vieux vélodrome ! J'y donnai moi-même le premier coup de pioche, le 26 juillet 1920...

- Et il était encore tout simple d'y faire installer des cabines, des vestiaires, des douches, bref, tout ce qui en fait aujourd'hui un modèle du genre ? Et d'alimenter ensuite, avec une largesse qui ne s'est jamais démentie depuis, la caisse de ce club, afin qu'il pût figurer dignement parmi les associations similaires ?

- Je ne pouvais pas faire les choses à moitié ! Du moment que je leur permettais de commencer, ne fallait-il pas leur donner les moyens d'arriver ?

- Ils se sont d'ailleurs montrés dignes de ta générosité ; les voici classés comme un des premiers groupements de Rugby, et ils seront bientôt champions de France ! Je le leur souhaite de tout cœur, pour ma part, car ce sont de braves gars ; et j'espère qu'ils ne tarderont pas à conquérir le titre envié...

- Ils m'ont promis, par la voix de leur capitaine, Borréani, de vaincre, pour me témoigner leur gratitude...

- Et ils t'appellent tous si gentiment "parraing", avec cette pointe d'accent qui rend encore plus touchante leur affectueuse reconnaissance...

- Ils m'en ont déjà donné tant de preuves ! Quand en 1924, des amis ont entrepris de fêter au Clos mes trente ans de caf' conc' je t'assure que le R. C. T. ne fut pas le dernier à s'y employer !

- Ce fut l'occasion de fêtes magnifiques, m'a-t-on conté, au cours desquelles tes concitoyens inaugurèrent, au milieu du stade, un buste du populaire mécène qui lui a donné son nom... Et son argent ! Ce buste, œuvre d'un autre toulonnais célèbre ? le talentueux sculpteur Sausse ? est dit-on, des plus ressemblants... Et l'on prétend que nul n'est prophète en son pays...

- Je fus, certes, violemment ému par le témoignage de tant de sympathies ; les personnages les plus officiels de la région daignèrent honorer de leur présence ces cordiales manifestations ; tous mes amis s'étaient arrangés pour venir, de Paris ou de plus loin encore, me renouveler leur fidèle affection, même Tramel qui, au cours des épreuves sportives comiques, se classa bon premier dans l'amusante "course à la valise", où j'arrivai, moi, royalement dernier, à un nombre incommensurable de longueurs...

- Pure modestie, sans doute, d'un hôte qui connaît ses devoirs ?

- Non : handicap de poids, tout simplement... Quoi qu'il y paraisse, cette manifestation, en dépit de son allure d'abord sportive, ne fut, en réalité qu'un nouvel hommage à la chanson : un magnifique défilé patiemment organisé, avec le goût artistique le plus sûr, par Léo Baussan, notre impresario toulonnais, et Mlle Juliette Lecoq, costumière des Variétés de Marseille, présentait, dans la plus charmante fantaisie, des groupes admirablement costumés dont chacun personnifiait un des succès de ces trente dernières années...

On y voyait " Viens, Poupoule !", toujours à l'honneur, "Elle est de l'Italie", réalisée par l'Estudiantina locale, "La petite Bertonne", "Haïa", "Le petit panier", "Grand'mère marque du linge", "Cousine", "Le printemps chante", adorablement évoqué par Gina Palerme, "Le chien policier", "Elle vendait des petits gâteaux", "Le gentil coiffeur", "Les vieilles filles", "Le lancier de M. le Préfet", "À la cabane bambou", et enfin les "trottins" de toutes mes chansons, que je conduisais moi-même en apothéose...

- Tout cela se termina naturellement par des chansons ?

- Parbleu ! Au concert du soir, l'exquise Berthe Bovy, du Français, rehaussa l'attrait de notre programme en interprétant, avec son art si fin, si personnel, quelques fables, de Florian ou de Franc-Nohain.... sous la direction de Tramel, régisseur des plus cocasses, on entendit successivement Henri et Blanche Poupon, Georgel, Boissier, le doyen de nos comiques du Midi, Valiès, Germaine Lix, étoile qui se levait à peine au firmament de la chanson, et Stephen Weber, qui débutait alors avec ses remarquables imitations... Ai-je besoin d'ajouter qu'ils se firent tous chaleureusement applaudir ?

- Eh bien, et toi ?

- Oh ! j'ai dû aussi leur dire quelque chose, bien sûr, mais je n'en parlais pas car, là-bas, je fais en quelque sorte partie du matériel, surtout pour une pareille circonstance...

- En tout cas, cette manifestation fut bien, comme tu le disais, un nouvel hommage rendu à la Chanson.

- Que veux-tu, je te l'avouais en commençant à te raconter ces souvenirs : la chanson et moi, nous étions promis l'un à l'autre, depuis toujours ; quant à moi, je l'ai toujours aimée... et je l'aime encore autant...

- N'es-tu pas le seul qui lui soit demeuré fidèle ?

- Hé oui ! mes camarades de début n'ont pas tardé à la tromper... Max Dearly, pour flirter avec la comédie où il est devenu un incomparable fantaisiste... Dranem, lui, après la revue, a préféré le vaudeville-opérette, et y triomphe justement ; seulement, par remords, ou peut-être, en matière d'amende honorable, il continue, dans son nouvel emploi, à chanter de véritables chansonnettes dont les meilleures ne seraient pas déplacées au café-concert...

- Malheureusement, il n'y a plus guère de cafés-concerts...

- Parce que, selon moi, nous n'avons plus d'artistes ou, plutôt, d'écoles... Je t'ai dit comment, jadis, on gagnait ses galons : quelles âpres luttes il fallait soutenir pour parvenir, progressivement, aux échelons supérieurs, qu'on ne gravissait qu'un à un, et bien lentement, parfois. Assistons-nous aujourd'hui à de pareils tournois, à une aussi farouche course au succès ? Pas que je sache !... Le chanteur est généralement l'exception, dans un programme qui n'est plus que de "variétés" ; passant entre des "rois du tapis" et un numéro de chiens savants, il ne constitue qu'une simple détente pour le public. C'est le cas, par exemple, pour Alibert pour Perchicot, charmants camarades d'ailleurs, et dont je suis le premier à apprécier les progrès constants. Seulement, ils sont seuls de leur genre dans un spectacle de trois heures ; quelles comparaisons veux-tu que le spectateur établisse dans ces conditions ? Eux-mêmes, privés de cette émulation que crée une nombreuse concurrence, ne restent-ils pas au-dessous des résultats dont je les crois dignes !

Et encore, ceux-là travaillent, cherchant malgré tout à se perfectionner. Mais combien en voit-on d'autres qui, pourvus d'un habit et d'affiches dernier cri, surenchérissant à l'envi sur les honoraires et les ristournes, s'improvisent, du jour au lendemain, artistes, et même "vedettes", ce qui n'engage à rien puisqu'ils sont généralement seuls au programme. J'appelle ça des ouvriers chanteurs ; et il ne me paraît pas qu'on les puisse comparer, fût-ce de loin, à ces admirables gloires de l'ancien café-concert : Darcier, Thérésa, Paulus, Ouvrard père, Pacra, Arnaud, Amiati, Marius Richard, Debailleul, Mercadier, Perrin, Duparc, Ducastel, Demay, Clovis, Plébins, Anna Thibault, Bonnaire, Paula Brébion, Madame Ouvrard-Caynon, Fragson, Polin, Bourgès, Sulbac, Maurel et tant d'autres !

- Comme tu dis, on ne lutte plus... et c'est dommage !

- Hélas ! ajoute encore à cela que tous les jeunes adoptent le même répertoire, comme ils arborent le même costume : habit noir ou smoking... Le genre "gigolo" sévit même dans la chanson. Ils semblent tous taillés sur le même patron, va donc t'y reconnaître !

- Autrefois, chacun gardait sa spécialité, nettement affirmée...

- C'est précisément ce qui faisait l'agrément des spectacles : on avait le poivrot, le gommeux, le comique grime, le vieux beau, le tourlourou, le ténor, le paysan, le baryton, le monologuiste, le danseur, l'excentrique, que sais-je encore !... Côté des dames, on trouvait une même multiplicité des genres, mais en plus gracieux, car c'étaient toutes de fort belles filles, exception faite, bien entendu, pour Jeanne Bloch et Abdala qui, leur talent mis à part, tiraient de leur physique... spécial une partie de leur succès. On entendait alors : la petite femme, la gommeuse, la romancière, la réalise la diseuse, la paysanne, la chanteuse grivoise, la cascadeuse, la chanteuse patriotique, les "petit Bob", etc. De sorte que le public pouvait écouter, dans la même soirée, trente artistes sans risquer de s'ennuyer une seconde... La lutte constante entre les uns et les autres obligeait, par surcroît, à une sélection judicieuse de répertoire de chacun, et donnait ainsi aux auditeurs une garantie de plus !... A présent, tous les artistes ont le même genre, ils chantent un répertoire identique et leurs satanées musiques américaines, dont on abuse, se ressemblent toutes ! C'est cela qui donne au café-concert cette monotonie qu'on lui reproche justement !

- Le public, cependant, aime toujours la chanson ?

- Bien sûr ! Et l'on s'en rend bien compte dans les cinémas, refuge à peu près unique des artistes qui, fidèles au tour de chant, ne l'ont pas sacrifié à la revue ou à l'opérette. Le fait même que ces salles aient été obligées de s'adjoindre un chanteur demeure significatif...

- Tu as toi-même paru dans quelques-uns ?

- Mais oui, et je n'eus jamais à m'en plaindre... Certains, cependant, n'ont pas de scène ou presque, et moi, il me faut de la place !... Dans l'un, à Castres, je chantais, à deux mètres au-dessus du public, sur une sorte d'immense étagère ; on n'avait pas pu s'arranger autrement... Une fois là-dessus, je t'assure que comme bibelot, j'étais réussi !...

Il n'y a généralement pas de coulisses non plus, dans les cinémas, et pour cause ; alors on truque : à Auteuil, j'entrais en scène (!) Par la gauche et il y avait, à droite, un vaste placard qu'on ouvrait au moment de mon tour. Quand je voulais souffler une seconde, après mes cinq ou six premiers refrains, je m'engouffrais dans le placard, en me coinçant de mon mieux derrière son étroite porte... Après m'être livré plusieurs fois à cette compression, je filais par la sortie, à gauche ! Si j'avais pu maigrir, je crois bien que mon tour de taille n'eût pas résisté à ce genre d'exercice !

Par exemple, j'eus un jour une amusante déconvenue. Cela m'arriva tout de suite après la guerre, en un temps où demeuraient encore à Paris bien des réfugiés d'un peu partout venus, dont les villages ne se trouvaient pas près d'être reconstruits. Devant la salle où je chantais, une bonne ménagère en cheveux, son panier de provisions à la main, semblait comme en contemplation devant l'affiche où, parmi les titres de films on lisait, en lettre énormes : MAYOL. Suivant ma vieille habitude, j'interrogeai la brave femme :

- Alors, vous viendrez ce soir, madame ?

Eludant la question, elle me demanda à son tour :

- Pourquoi donc ont-ils doublé le prix des places ?

- Mais... vous voyez, parce qu'il y a Mayol...

- Oui, fit-elle en hochant la tête... Eh bien, je reviendrai quand on jouera un autre film...

Je lui ai offert deux places sur ma carte, et je sais qu'elles furent utilisées...

- Rentrée au pays, cette spectatrice improvisée a dû chanter tes louanges... et aussi tes refrains !

- Pourquoi pas ! Il en est qui sont allés plus loin. Un explorateur a raconté qu'en débarquant à Djibouti, il avait eu la stupéfaction d'entendre des naturels chanter Viens, Poupoule ! Il paraît même que c'était irrésistible.

- Sans doute l'avaient-ils apprise de quelque matelot...

- C'est possible, car ils connaissaient mon nom !

- Ceci compense cela !...

- Le fait, en tout cas, témoigne de la puissance populaire de certains refrains... C'est ce qui me permet de croire à une renaissance de la chanson...

- Et du café-concert ?

- Mais oui, d'ici une quinzaine d'années...

- Pas plus tôt ?

- Hélas, non ! Il y a toute une éducation à refaire, non seulement d'interprètes, comme je te l'ai expliqué, mais aussi de public... Bien des choses, certes, se sont modifiées depuis la guerre, et le spectateur s'en est trouvé un peu dépaysé... Confusion de genres, nouvelles formules de music-hall... Jadis on consacrait le succès d'une chanson en en parodiant les paroles dans les revues ou, tout au moins, en utilisant sa musique, déjà populaire... C'est tout le contraire aujourd'hui : on réserve les chansons pour les faire lancer dans une revue à grand spectacle, et l'on n'en écrit plus guère que dans ce but... Mais un refrain ainsi présenté avec renfort de girls et boys ne retient plus suffisamment l'attention, d'où la nécessité de l'imposer par force, avec le secours bruyant du jazz, qui répète inlassablement au cours de la représentation l'air dont on a décidé, d'avance, de créer la vogue, coûte que coûte ! C'est le fameux Enfoncez-vous ça dans la tête ! Le public s'y prête, il est vrai... mais quelle différence dans la qualité du succès ! le côté populaire en est diminué, sinon supprimé, l'auditeur se trouvant par surcroît un peu égaré dans ces nouvelles musiques trop heurtées, que nous devons à l'invasion des goûts américains...

- Tu ne désespères cependant pas ?

- Mais non ! de tels engouements ne durent jamais très longtemps. C'est une bonne fille, que la chanson française, seulement, il ne faut pas en abuser !... Au fond, vois-tu, elle est "peuple", dans ses erreurs comme dans ses vertus, et c'est pour cela, quoi qu'on fasse, qu'elle n'a rien à voir avec le snobisme !

- Comment expliques-tu, alors, la crise où elle se débat ?

- La vie trépidante que l'on mène depuis dix ans, la hâte, chez les plus obscurs débutants, d'être "arrivés" avant d'être "partis", autant de raisons qui ont supprimé toutes les "écoles" où nous nous sommes faits... Les jeunes gens sans fortune qui, jadis, rêvaient de planches n'avaient guère les moyens de songer au Conservatoire. Alors ils étudiaient quelques couplets, les préparaient de leur mieux, et risquaient une "audition". Ainsi pouvaient-ils se produire en public, quand même !... Je puis affirmer personnellement que l'expérience a réussi à plus d'un !

Il y a toujours un public pour la chanson ; contrairement à ce que l'on pourrait croire, nous manquerions plutôt de véritables interprètes, faute des écoles où se formaient leurs aînés... A quelques exceptions près, très rares d'ailleurs nous avons peu de "créateurs", surtout chez les hommes...

Et puis, autrefois, le meilleur artiste d'un programme chantait à peine trois chansons, quatre au plus ! Aujourd'hui, le même interprète en donne, huit, dix, douze d'affilée : c'est trop, beaucoup trop !

- Mais, toi-même, il me semble...

- Hé oui ! mais, comme l'on dit, ce n'est pas moi qui ai commencé : Paulus a donné le signal. J'ai suivi le mouvement, et j'ai eu tort ! Je me contentais, pour ma part, de cinq ou six bonnes "salades" !... Polin et Yvette Guilbert n'en chantaient guère davantage, et ça a cependant suffi pour leur gloire !

Que l'on n'aille pas croire, surtout, que je boude le présent pour louer le passé ! Je ne suis pas de ceux qui répètent à tort et à travers : "Ah ! de mon temps..." Les bonnes gens qui rabâchent cela, regrettent avant tout leur jeunesse ; mais leur litanie ne peut que devenir obsédante... Je n'ai de même, aucun parti pris contre la chanson actuelle ; ne m'est-il pas arrivé, à l'occasion, de reprendre, après le créateur, un refrain particulièrement bien venu ? Ce fut le cas pour C'est jeune et ça ne sait pas, qu'avait lancé ce délicieux Fortugé, trop tôt disparu ; pour Sur l'boulevard, que Parisys chanta la première dans une revue du Concert Mayol ; "C'est une façon de parler", création Dranem, "Mon cœur", succès de Chevalier. Celle-ci était, non plus une musique américaine, mais du meilleur Christiné ! J'en repris quelques autres encore, sans parler de celles de Montmartre, que je ne mis à mon programme qu'après leurs auteurs-créateurs.

A ce dernier propos, j'estime qu'il y a un point à établir : on est porté à croire, dans une certaine partie du public, que la mention "créée par un tel" implique que l'artiste qui lança la chanson a également trouvé l'idée et écrit les couplets, sinon la musique. C'est là une erreur assez
courante : créé, en l'espèce, signifie, cher public, interprété pour la première fois. L'immortel chef-d'œuvre Cyrano de Bergerac, par exemple, fut créé par Constant Coquelin, mais n'en avait pas moins été, d'abord conçu, pensé et écrit par Edmond Rostand. On s'y trompe d'ailleurs d'autant plus facilement que, sur les formats de chansons, le nom de l'auteur et du compositeur se trouvent en général relégués, en caractères minuscules, tout au bas de la couverture ? quand ils s'y trouvent ? alors que le nom de l'interprète s'étale, au beau milieu, en caractères énormes. Ce n'est qu'en ouvrant l'exemplaire qu'on peut découvrir la personnalité du parolier et du musicien ; je ne crois d'ailleurs pas que le public s'en soucie beaucoup, et je trouve cette indifférence nettement regrettable. Il est vrai de convenir, d'autre part, que si la chanson demeurait dans les cartons de ses auteurs, il serait assez malaisé de la connaître. C'est alors que l'interprète, en la présentant au public, la lance et, en quelque sorte, lui donne la vie ; par là, mais par là seulement, il en est le "créateur".

- La discrimination s'imposait en effet. Mais comment se fait-il que, depuis ces dernières années, au lieu de créations personnelles, tu aies pris celle d'autres artistes ?

- Question de droits d'auteur, simplement. On ne m'apporte plus guère de bonnes chansons à lancer... Je ne chante plus, maintenant, d'un bout de l'année à l'autre, je me repose plus souvent, plus longtemps ; Il m'arrive de faire quelques cinémas, dont les recettes, évidemment ne sont pas comparables à celles des Folies Bergère, du Casino de Paris et autres Moulin Rouge, ce qui en rend les droits d'auteurs, de compositeurs ou d'éditeurs infiniment moins intéressants. C'est donc à ces gros établissement ; qu'on s'efforce d'abord de placer les chansons ; peu importe qu'elles aient ensuite du succès, n'y est--on pas assuré d'encaisser la forte somme ?

J'ai cependant enregistré quelques succès personnels depuis la guerre : "A Robinson, gentille Annelle", "C'est pour vous", "C'était un petit trottin", "La cocarde de Mimi Pinson", "Le trottin et l'apprenti", "Elle prend l' boulevard Magenta", "Trotin qui trotte", "Valse du Faubourg", "Il était intimidé", "Antonin", "Elle vendait des p'tits gâteaux", "Le mal de dents", "Chantez Grand-père", pour ne cite que les principales. La plupart de ces chansons me furent confiées par mes plus fidèles collaborateurs, parmi lesquels Gabaroche et Paul Marinier tiennent toujours une importante place.

Je donnai moi-même, d'ailleurs, certaines idées à traiter quand j'y voyais des couplets possibles. Ce fut le cas, en particulier, pour mes chansons d'entrée ; "Ma première chanson", de Mauricet et "Je ressemble à Mayol", de Geo Koger ; également pour quelques parodies, que je demande généralement à mon vieux Marinier, celle de "Pars" et de "Rose-Marie", notamment.

Je sais qu'on me reproche parfois de redire toujours certains de mes anciens succès ; mais n'est--ce pas, le plus souvent, le public lui-même qui me les réclame ? Et puis-je lui refuser quelque chose, à ce public qui m'a fait ce que je suis ? D'ailleurs, ces vielles chansons, qui réveillent, pour lui comme pour moi, tant de souvenirs, ne semblent-elles pas nous rajeunir tous, pour quelques instants, dans une égale communion du passé  ... En ce qui me concerne, ces refrains de jadis me représentent une véritable petite famille : ce sont des enfants que j'ai, en somme, mis au monde, choyés, élevés... Je me suis réjoui de leur réussite, parce que mon nom y était attaché... Aujourd'hui, ils me rendent un peu tout cela, n'est--ce pas justice ?

Que n'en est--il de même, au théâtre ! Si les spectateurs pouvaient, à volonté, réclamer les pièces qui leur plaisent, je suis sûr que bien des œuvres modernes ne verraient pas le jour longtemps !

Et, après tout, on peut toujours rappeler ce trait délicieux de Maurice Donnay, devant qui un sot s'étonnait que l'auteur d'Amants ait pu arriver si jeune. Le spirituel académicien répondit en souriant :

"Que voulez-vous ! le public avait tant d'esprit, alors !"...

Le plus sûr moyen de réussir, hier comme aujourd'hui, c'est de donner aux chalands ce qui doit leur plaire ! Et, pour cela, il ne saurait suffire, quand on veut s'excuser de quelque "navet", de prétendre : "C'est ce que le public demande". Car il ne demande rien, le public, si ce n'est qu'on lui présente de bonnes chansons ou des pièces bien faites. Remarque bien, à ce propos, que le spectacle est toujours le seul article que l'on paie avant de l'avoir vu ; on lui fait ainsi confiance, à lui de la justifier.

C'est en partant de ce principe que je suis parvenu aux meilleurs résultats, que j'ai meublé, petit à petit, mes chansons, afin de ne pas laisser aux auditeurs le temps de s'ennuyer. Je me suis tout de suite efforcé de relier un couplet à l'autre, et de maintenir l'intérêt du couplet achevé en préparant celui qui devait suivre. De quoi a-ton- l'air, je te le demande, en s'arrêtant au moment de la ritournelle, parce qu'il n'y a plus de paroles à prononcer ? De même ai-je peu à peu dansé certains refrains, pour mieux utiliser toutes les ressources de leur musique. Enfin, quand j'ai eu trouvé la bonne voie, créé mon genre, je me suis astreint à être gai, pour que le spectateur n'ait pas à retenir lui-même sa joie... Il y a dans les pages roses du dictionnaire un précepte d'Horace : Si vis me fiere, dolendum est primum ipsi tibi, que j'ai cru pouvoir traduire ainsi : "Si tu veux me faire rigoler, commence par rigoler toi-même !"... J'ai pu, de cette façon, dire des chansons sentimentales en arrêtant l'émotion au bord des pleurs : je ne montre pas mes larmes au public, il n'attend de moi qu'un sourire !

- Ici, justement, se pose une question dont tes admirateurs attendent la réponse : Comment doit-on chanter une chanson ?

- Hé!... ça dépend de la chanson, sinon de l'interprète !... Pour d'aucuns, c'est un art ; pour d'autres il s'agit d'un métier... Mais en France, pays par excellence de la chanson ? et, surtout, de la chanson populaire ? il y a, tout de même, une foule de traditions qu'on aurait tort d'oublier ou de négliger...

- Ce qui supposerait donc certaines règles intangibles ?

- Mon Dieu oui, particulièrement pour le refrain destiné à tous les publics : il doit être dit, chanté aussi simplement que possible... Ce qui consacre véritablement le succès d'une chanson, c'est lorsqu'elle peut être reprise par n'importe quel amateur, à l'atelier, à l'usine, au bal, aux coins des rues, à la campagne même ; sur les bateaux errants par des marins nostalgiques ou par les enfants, dont la naïveté d'expression peut lui donner un charme nouveau... Donc, si ? avec les meilleures intentions du monde ? on la complique, si on la tarabiscote, si "on en met trop", le public risque d'y voir une chose qui lui semble trop savante, trop difficile pour lui... Et, ne s'y attachant pas davantage, il vous la laisse pour compte !

- En somme, il faut se garder de trop détailler ?

- Certainement !... Si l'on fait un "sort" au moindre mot, l'auditeur est tenté de croire qu'il y a chaque fois un sous-entendu ; comme il le cherche en vain, et pour cause, cette gymnastique superflue finit par le lasser... A ce point de vue, forcer ou dépasser l'intention de l'auteur, c'est souvent le trahir ! D'ailleurs le public s'il est bienveillant, peut être parfois susceptible : rien ne prouve qu'à lui vouloir trop expliquer les choses, il n'ait pas l'impression qu'on doute de son esprit !... Il importe, évidemment, de traduire clairement ce que l'on veut exprimer mais, à mon sens, on ne doit souligner que l'effet qui doit marquer, tout au plus un par couplet, un autre par refrain.

- Ceci ne nous amène-t-il pas à parler du geste ?

- Là, encore, il faut beaucoup d'opportunité : si les paroles sont nettement amusantes, il n'est pas besoin de s'agiter beaucoup pour les faire "porter"... quitte à se rattraper sur les couplets moins... étincelants ! Car il y a, dans le succès d'une chanson, deux facteurs essentiels : le talent des auteurs et celui de l'interprète ; ils doivent demeurer fonction l'un de l'autre, en proportion variable. Mais de toute façon, en ce qui concerne le geste, il faut qu'il soit drôle et, surtout, qu'il vienne à propos... Qu'il soit, comme dirai-je... "dansé" en quelque sorte ; mais oui, dansé, même s'il ne s'agit que de mouvements de bras !... Le geste doit tomber exactement sur un accord ou sur un passage musical amusant...

- Si je ne trahis pas ta pensée, la musique, à tes yeux, peut aussi être spirituelle !

- Je crois bien !... la musique d'une chanson dit toujours quelque chose, même dans ses ritournelles, même quand on la joue sans les paroles !... Aussi, pour chanter une chanson, convient-il, avant tout, de respecter le rythme de l'air : il a tant de raison d'être !... C'est pourquoi le geste doit être basé tout spécialement sur la musique... J'ajoute qu'il doit être naturel, et se tenir exclusivement dans la note comique ou, tout au moins,?gaie !

- Alors, dans les chansons sentimentales ou tristes ?

- Pas de geste !... à aucun prix !... sous peine de paraître ridicule... Au fond, je te le répète, dans l'art de chanter une chanson, il y a des traditions qui demeurent imprescriptibles !

- En dépit des tendances modernes ?

- Je ne crois pas que les théories d'avant-garde puissent exercer la moindre influence sur la chanson populaire... C'est très joli, certes, de prétendre, "faire du nouveau" encore faut-il le trouver, et en justifier l'intérêt !

- Le bon La Fontaine, dans sa tragédie Clymène ? qui n'ajoute rien à sa gloire ? s'écriait cependant Il nous faut du nouveau, n'en fut-il plus au monde ! ...

- C'est peut-être profond... dans le sens de creux !... Combien en vois-tu, de nos modernes "avant-gardes" qui sont partis si résolument en tête que nul n'a pu les suivre... Jamais rejoints, ils ont fini par être isolés. En matière militaire, l'avant-garde ne cesse de faire partie de
l'armée : elle la guide, et l'éclaire... On trouve du nouveau quand on est doué pour ça ; il ne suffit pas de vouloir "faire autre chose" pour y réussir !

- On dit pourtant : "qui n'avance pas recule"...

- Sans doute, mais l'excès en tout demeure un grave défaut. C'est pourquoi l'on peut répondre, en l'occurrence, par cet autre aphorisme : "Qui veut trop prouver ne prouve rien !"

Tiens, une dernière anecdote fera mieux juger certaines étrangetés de notre curieuse époque : "artiste", simplement ! Celui qui me sert à Paris, sur les boulevards, en a plein la bouche à chaque phrase ; alors, un jour, agacé, je lui dis :

- Ah ! les barbiers sont devenus des "artistes" ! Comment donc auriez-vous appelé Sarah-Bernhardt et Mounet-Sully ?

Le figaro, imperturbable, m'a répondu :

- Mais monsieur, des artistes, aussi !

Et voilà le mal de ce temps : tout le monde est, veut être, ou se croit artiste. On oublie trop que dans "artiste" il y ART, comme eût pu dire Victor Hugo !... Je suis persuadé, cependant, que tout cela s'arrangera... Notre temps se cherche, voilà, tout !

Petit à petit la légitime sélection s'opérera et, l'ordre rétabli en toutes choses, nous retrouverons les hiérarchies nécessaires. Car l'essentiel, vois-tu, c'est de savoir se tenir à sa place... En 1923, quand l'excellent Leitner prit sa retraite à la Comédie-Française, il me fit l'honneur de solliciter mon concours pour sa représentation d'adieux... Eh bien, à mon grand regret, j'estimai devoir décliner cette offre flatteuse, parce que je jugeais simplement que ma place n'était pas, même pour un soir, dans la maison de Molière... Chacun chez soi, en de telles questions...

C'est dans le même état d'esprit que, progressivement, j'ai modifié mon interprétation, et changé un peu mon répertoire : autrefois, j'étais mince, élancé, je pouvais dire des choses sentimentales : maintenant je risquerais d'y paraître ridicule...

Je ne dirai pas que ma carrière est finie, car j'éprouve une vraie peine à l'idée de quitter, non pas la scène, mais mon cher public... Petit à petit je chanterai certainement de moins en moins, me reposant chaque année davantage, dans ce Clos où j'ai préparé ma retraite...

Ainsi, en évitant la transition trop brusque, pourrai-je éprouver moins de mélancolie de renoncer à ce qui fut pendant plus de quarante ans toute ma joie, tout mon bonheur et, je puis dire, ma seule raison de vivre : "La Chanson" ...

Comme je le chantais au début de la guerre je redirai, pour moi seul, sans doute :

"Dans mon pays,
dans mon pays,
cette fois, je Reviens ! ravi,
oui !
et maintenant, ma carrière finie,
ma dernière chanson, sera, mes amis,
dans mon pays,
dans mon pays
enfin, pour vous tous ici !..."

Je voudrais, en terminant ces souvenirs, dire encore une fois merci à mon cher public, à tous ces amis, connus ou inconnus, qui m'ont soutenu, encouragé de leur faveur, et leur exprimer combien je leur garde, au plus profond de moi-même, une reconnaissance, une tendresse infinie...

- La commission sera pieusement faite... Tu rechanteras tout de même encore à Paris quelquefois ?

- De moins en moins, maintenant ; j'aspire d'ailleurs au repos... Comme je te l'ai dit, je me retirerai tout doucement et, surtout, je ne donnerai pas de soirée d'adieux...

Je veux, aussi, remercier mes collaborateurs : auteurs, compositeurs, éditeurs ; et les critiques qui m'auront honoré jusqu'au bout d'une fidèle sympathie, nos amis René Bizet et Pierre Varenne, surtout, qui me sont parmi les plus chers...

Tout ce que je souhaite à présent, tout ce que j'espère, c'est de pouvoir assister bientôt à la renaissance de la Chanson... J'ai confiance car déjà, de partout, on commence à s'agiter... D'intéressantes campagnes se dessinent ; les producteurs se groupent pour la dépense de leurs intérêts, qui sont ceux de la chanson... et ceux du public !

- On parle de rétablir les concerts à quêtes...

- Oui, et on discute ferme sur ce point. Pour moi, je n'en dirai qu'une chose : s'il n'y avait pas eu de "boîtes à quêtes" je n'aurai sans doute jamais pu débuter...

- Comme nous le regretterions !

- Mais non : on ne me connaîtrait pas, voilà tout !...

- C'est justement cela qui serait dommage, aussi bien pour nous que pour la chanson...

- D'autres la défendent et la protègent, qui continueront l'œuvre, et repasseront le flambeau aux plus jeunes... C'est une question tellement française !...

- On l'a toujours dit : en France, tout finit par des chansons...

- Oui... à condition que la chanson ne soit pas la fin de tout !

Nesle ? Toulon ? Paris.

Septembre 1928 ? Janvier 1929.

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